HISTOIRE
/ >7
\
DE
FRANGE.
PARIS. — IMPRIMERIE DE BETHUNE ET PLON ,
36, rue de vaiigirard.
LES
GRANDES CHRONIQUES
DE FRANCE,
SELON QUE ELLES SONT CONSERVÉES
EN l'Église de saint-dénis
EN FRANCE.
z>irsE,i££s w>Am. m. wjits^tst spahis,
DerAcadcniic royale des Inscriptions et P>elles-Iiettros.
TOME CINQUIÈME.
PARIS.
TECHENER, LIBRAIRE
12, PLACE DU LOUVRE.
1837.
i 0 i 6 n
De
CI COMENCE L'ISTOIRE AU ROY
PHELIPPE, FILS MONSEI-
GNEUR SAINT
LOYS.
I.
Cornent le roy de Sccile frère saint Lojs vint en l'ost des
crestiens,
(1) Nous avons du bon roy Loys, de louenge digne, exposé
au mieux que nous poons les fais et la grant bonté qui estoit
en luy , si comme il trespassa de cest siècle au chastel de
Cartilage. Si est nostre propos de exposer les fais Phe-
lippe son fds qui estoit digne de honneur et de louenge.
Jasoit ce qu'il ne fust pas lettré , estoit-il doux et débon-
naire envers les prélas de saincte églyse , et vers tous ceux
qui convoitent le sei'vice Nostre-Seigneur. Et si comme
son père estoit en Aufrique devant la cité de Tunes ] à
grant ost de nobles hommes et puissans qui grant pro-
pos avoient de bien faire, et la foy nostre Sire essaucier par
les bonnes exemples qu'il véoient en luy , avint qu'il tres-
passa , et que le royaume vint à monseigneur Phelippe son
fds à gouverner , en l'an de l'incarnacion mil deux cens
soixante et dix.
La nouvelle ala parmi l'ost que le roy estoit mort , si en
(1) La vie de Philippe III est presque cnlicrement duc à Guillaume de
Nangis, qui la composa en lalin et sans doute en françois, comme il avoii
fait son histoire générale. Mais il arrive souvent que le texte françois
modiûc le texte latin, et que l'auteur ne reproduit pas exactement laménie
idée. ( Voy. Ducliesiic, lom. v, p. 5t(i. Ccsta Philippi lertif.)
TOM. V. 1
2 LES GRANDES CHRONIQUES,
fu moult troublé le peuple. Mais il n'en faisoit mie moult
grant semblant en appert , que ceux de Tunes ne s'apper-
ceussent de cel dommage qui leur estoit avenu. Si comme
il estoient en tel point, il apperceurent la navie au roy de
Secile qui venoit najant à force de gent par mer : si com-
manda (1), quant on devroit prenre terre , que on sonnast
trompes , buisines et araines , si que son frère le saint roy
et les barons fussent lies et esbaudis de sa venue.
Si comme le ix)y de Secile prenoit son port , si se mer-
veilla moult pourquoy les gens de l'ost estoient si mat et si
pesans, et qu'il ne luy firent point belle cbière ; car en
l'beure que il issy de sa navie, son frère mist liors l'esperit
à Dieu. Et il demanda à aucuns que ce povoit estre? et il
luy fu dit que son frère le loy de France se mouroit, et que
il se hastast tost , et que on ne cuidoit point qu'il le peust
trouver en vie. Quant le roy de Secile oï la nouvelle, si se
pourpensa et averti que se il faisoit semblant dé douleur et
de tristesse , que la compaignie de l'ost s'en pourroit trop
forment esmaier et espoventer et chéoir en désespérance ;
et se les Sarrasins s'en appercevoient, il leur donroit matière
d'assaillir. Pour ceste chose il fit la meilleure cliière et la
plus lie à ceux qu'il encontra ; et si vint aussi liement en
l'ost comme se il venist à une noce , et se hasta moult de
venir à son frère , si le ti'ouva tout chaut , car son esperit
estoit tout maintenant issu. Tout maintenant que il vit son
frère deffiné , il se mist à genoux et recommanda l'ame de
son frère , en depriant Nostre-Seigneur que il eust l'ame
de luy ; et luy coururent les larmes des yeux.
Adonc si se pourpensa que c'est nature de femme de
plorer , si se dreça et regarda entour luy tout aussi ferme-
ment comme se il ne luy en fust à riens. Lors après, com-
(1 j Commanda. Le roi de Sicile commanda.
(1270.) PHELIPPE IH. 3
manda que le corps fust api'esté et conroié et oingt de pré-
cieux oingneinens : ceux à qui il fu coiuniandé le niistrent
et appareillèrent si comme l'en devoit faire. Quant il fu
oingt et appax'eillié , le roy Charles demanda les entrailles à
monseigneur Pliellppe son nepveu ; si les fist porter comme
sainctes reliques en Secile, et les fist mettre en une abbaye
de l'ordre de Saint-Cenoist assez près de Païenne (1), qui est
nommée Mont royal. Les ossemens furent mis en vin écrin
moult bien embasmé , en riches draps de soie , avec grant
foison d'espices souef flerans, et furent gardes bien et chiè-
rement , tant qu'il furent aportés à Saint-Denys en France ,
là où le bon roy avoit esleu sa sépulture , avec les anciens
roys de France qui y reposent. Et donna moult de biaux
joiaux au temps qu'il vivoit à l'églyse Saint-Denys , si
comme coiu'onne d'or et riches aournemens et précieux, et
conferina tous les privilèges que ses devanciers avoient don-
nés à la devant dicte églyse.
II.
Cornent Guj de Baussoyfu pris des Sarrasins.
Tantost que le service du bon roy fu dit et célébréj le roy
de Secile fist tendre ses trefs par devers la mer , loing de
l'ost de France par l'espace d'une petit liue , et avoit bien
quatre milles entre l'ost de France et la cité de Tunes. Si
estoient les Sarrasins coustumiers chascun jour de venir
paleter en l'ost, etlançoient et traioient sajettes et javelos.
Les François qui gardoient l'avant garde et deffendoient
l'ost, que les Sarrasins ne se férissent en l'ost soubdainement,
occioieut assez de Sarrasins quant il les povoient de près
(1) Païenne. Je ne sais comment Dunangc {observations sur Joinville)
a pu dire que Nangis auroit dû écrire Sulcme , prés de laquelle cloil
Munlrcal. La vérité c'est que Montréal est en Sicile, près de Palcrme.
4 LES GRANDES CHRONIQUES,
encontrer, si comme ilcouroient de çà ou de là; aucunes fois
de costé , aucunes fois devant, aucunes fois en trespassant ;
et estoient les François moult lies quant il povoient joindre
à eux. Aussi faisoient les SaiTasins : quant il povoient en-
contrer trois ou quatre ou dix ou douze , dessevrés de la
compaignie des autres , il les occioient ; mais se il en
véissent cent ou deux cens qui venissent à eux, maintenant
il tournassent en fuie.
La manière des Sarrasins est telle qu'il ne font fors que
les gens esmouvoir en jectant et en lançant javelos ; et quant
il voient que les gens sont tous près de combatre , il tour-
nent en fuie. Une journée avint que les Sarrasins appro-
chièrentbien près descrestiens, et leur jettèrent, souvent et
menu , dars et javelos , et en navrèrent aucuns. Pour ceste
chose s'esmui-ent aucuns nobles chevaliers, si comme Guy de
Baussoy (1) et Hue son frère, et aucuns bons combateurs, et
se férirent es Sarrasins , et Sarrasins sailliient sus d'un agait
où il estoient muciés ; si enclostrent Guy de Baussoy et Hue
son frère. Mais il firent avant moult grant occision de Sarra-
sins et grant mortalité : si ne porent estre rescous , car
c|uant la noise fu encommenciée et ceux de l'ost le sorent ,
si coururent aux armes pour eu.x aidier et issirent hors et
passèrent les fossés qui estoient entr'eux et les Sarrasins.
Soubdainement un vent se leva grant et horible avec grans
estourbeillons qui le sablon et la poudre leva contremont eu
l'air , et féri les François parmi les ieux et les avugloit tous,
si que il ne savoient chemin tenir. Quant les Sarrasins vi-
rent le vent estre contraire, si prisrent paeles et autres ins-
trumens , et le sablon levèrent contremont pour mieux
(1) Guy de Baussoij. « Guido de Bauceio. » Ces chevaliers étoient pro-
vençaux ou arjgonnuis. I,e pape Mailiii IV, dans une de ses lettres, cite
Hugues de Baucey, ou Baucci, comme l'un des principaux barons du roi
d'Aragon. (Voy. Duchesne, t. v, p. 878.)
(1270.) PHELIPPE III. 5
avugler les François et empeschier ; si que à celle journée
il ne porent riens fahe , mais retournèrent dolens et cour-
rouciés, pour ce qu'il ne porent rescourre Hue de Baussoy et
ses conipaingnons.
III.
Cornent le roy de Secile issi à bataille contre Sarrasins et en
occisl trois mille sans ceux qui furent noies.
Autre fois avint, environ l'eure de prime, que Sarrasins
s'armèrent et vindrent bien près des tentes aux François ;
et commencièrent à traire et à lancier en courant à mont et
à val, de costé et de travers , selon leur usage, pour es-
mouvoir à combatre. Et estoient si grant nombre que à
paine les povoit-on nombrer ; et il couvrirent toute la terre
de toutes pars , et s'espandirent partout , ainsi comme s'il
voulsissent tout prendi"e et acouveter (1); et sonnèrent tim-
bres et tabours, et démenèrent grant noise et grant ton : par
tels tons et par tels noises cuidièrent espoventer les François.
Quant les François virent leur contenance, si coururent
sus aux armes , désirans de joindre à eux et de combatre ,
et issirent des tentes, et s'espandirent parmi le plain champ.
Quant Sarrasins virent tant de belle gent venir contre eux
si bien armés et si bien atournés , si se doubtèrent à com-
batre à gent de si grant vertu, et tournèrent en fuie sans cop
férir.
Le roy de Secile qui loing estoit logié d'eux , issi hors
de ses héberges , et avec luy les nobles combateurs de sa
compaignie , et les suivi de loing en costoiant. Quant il lu
près d'eux , si fist semblant de fouir en alaxit au devant ,
(1) AcomtUr. Couvrir. Nous avons gardé dans un sens analogue, couver.
1.
6 LES GRANDES CHRONIQUES,
ainsi comme s'il ne les osast attendre , et fouy bien par
l'espace d'un mille ; et les autres le commencièrent a enclia-
cier à coite (1) d'esperon. Quant le roy ot foui, si fist signe de
retourner à ses hommes , et ceux qui bien l'entendirent si
retournèrent et enclostrent les Sarrasins , et se férirent en
eux ainsi comme le loup entre les brebis, les glaives entre
les poings et les espées et les coustiaux d'acier. Si eu tuèrent
tant que la trace en estoit grant parmi le champ , et sembloit
que ce feussent moutons qui gcussent mors emmi le champ;
et crioient et muioient en leur languaige moult horrible-
ment.
A ce poindre furent occis trois mille Sarrasins par nom-
bre , sans ceux qui saillirent en la mer et se noièrent : les
autres qui s'en fouirent tresbuchièrent es fosses qu'il avoient
faictes au sablon et couvertes , pour faire tresbuchier les
ci'estiens , qu'il ne porent eschiver; né ne leur en souvenoit,
pour la grant paour qu'il avoient de mourir , et le sablon et
le sanc qui les féroit parmi les ieux leur tolloit à veoir le
chemin qu'il dévoient aler. Ainsi se vengièrent les crestiens
de leur ennemis par le sens et par la cautelle au roy de
Secile.
IV.
Du chastel de fiisl que le voy fi si J aire pour les Sarrasins affa-
mer dedens la marine.
Les Sarrasins de Tunes avoient fichiés leur tentes et
leur paveillons droit à l'encontre des héberges des François,
et estoient loing l'un de l'autre par l'espace de quatre milles.
Si estoient les Sarrasins par devers Tunes, si avoit entre
la cité et les Sarrasins rigort (2) de mer et iaue de mer cou-
(1) Coke. Pointe.
(2) Hicjord. Golfe.
(1270.) PHELIPPE III. 7
rant qui s'en aloit en traversant par devers les montagnes.
Né ne povoient venir à Tunes sans passer outre à navie,
car le fleuve y estoit large et parfont pour ce que l'iaue de la
mer chéoit dedens. Et quanqu'il failloit et estoit nécessaire
en l'est des Sarrasins venoit parmi ce fleuve de la cité de
Tunes, si c|ue les Sarrasins n'avoient point de souffraite de
viandes né de nulle chose.
Les François s'assemblèrent ensemble et prisrent conseil
cornent il pourroient empeschier le passage par où viande
venoit aux S rrasins, ou du tout tollir ; si que les San-asins,
se il pooient, ne peussent illec demourer né tenir siège. Si
assemblèrent grant foison de bois et de merrien ; quant il
f u assemblé , si fu devisé que on feroit un chastel grant et
large , si que il peust estre dedens sergens d'armes preux
et hardis qui bien viguereusement lançaissent et tréissent
et jectassent sus les javelos aux Sarrasins , si que il les
peussent despecier et tollir la viande qui leur venoit de
Tunes. Et sur le rivage de la mer, par dehors, estoient ar-
balestriers et autres sergens pour deff'endre le chastel , et
avoient galies toutes prestes pour entrer plus avant en la
mer toutes fois que mestier en seroit.
Quant il orent ainsi ordenné leur besoigne , le roy Phe-
lippe manda son charpentier qui moult se savoit entremet-
tre de telle besoigne , et luy commanda qu'il féist un chastel
hastivement ; et celluy fist son commandement , et apresta
galies bien armées et moult bien appareilliées , et y fist en-
trer grant foison de sergens preux et hardis , avec moult
grant foison de avirons , et couruient parmi la mer contre
leur ennemis , et pristrent tous les vaissiaux qui portoient
la viande aux Sarrasins, et aucuns en tresbuchoient et plun-
geoient en la mer. Le chastel (1) eust esté fait et acompli
en pou de temps se il ne fussent accordes ensemble.
(1) Le chasid de fusl ou de bois.
8 LES GRANDES CHRONIQUES.
V.
Du roy de Tunes, cornent il vint contre François.
Si comme le roy de Tunes estoit en tel point , il manda
secours et aide aux autres Sarrasins ; si assembla roy et
admiraux et autres princes qui luy vindrent en secours.
Quant il ot ainsi assemblé tant de Sarrasins comme il pot
avoir , si se conseilla en quelle manière et coment il pour-
roi t les François destruire, ou chacier hors de son pays. Si
luy fu conseillié qu'il alast sur eux à bataille rangiée, si les
espoventeroit né n'oseroient demourer quant il verroient sa
puissance. Si se levèrent bien matin et s'armèrent de toutes
armes selon leur usage et leur guise ; et amenèrent avec
eux tout leur povoir et toute leur force , à pie et à cheval ,
à bataille rengiée.
Et quant il approchièrent, il commencièrent à glatir et
visler à haute voix , et à menacier François en leur lan-
gaige , et sonner trompes et buisines et autres divers instru-
mens ; et s'eslargirent parmi le champ , pour ce que les
François Guidassent qu'il fussent sans nombre et si grant
foison que il ne peussent à eux durer ; et faisoient trop ma-
lement graut semblant qu'il voulsissent bataille.
Quant ceux qui gardoient l'ost virent celle gent venir , si
commencièrent à crier parmi l'ost : .Aux armes ! pour la force
de Tunes qui vient sur nous. Tantost coururent aux armes
François et les autres nacions qu.i avec eux estoient , et ves-
tirent leur haubers , et lacièrent leur ventailles , et montè-
rent à cheval les lances es poings , les escus à leur cols , et
prisrent leur enseignes de diverses couleurs. Le roy de
France se arma , le roy de Sccilc , le roy de Navuire, et les
(1270.) PHELIPPE m. . 9
ducs et les contes et les autres barons de l'ost ; et issirent de
leur héberges bien et liardiement , et se rengièrent parmi le
cliamp et ordenèrent leur batailles si comme il dévoient
aler. Ne doubtoient riens fors que Sarrasins ne s'en fouis-
sent sans coup férir et sans lancier en aucune manière , et
mistrent les arbalestriers au devant et les gens de pie , et
ordenèrent après qui seroit premier , et qui second et qui
tiers, selonc ce qu'il leu^r sembloit bon et prouffitable à aler
contre leur ennemis.
Et pour ce que les Sarrasins ne venissent de costé ou
d'autre part , aux héberges et aux tentes , il laissièrent le
conte d'Alençon , frère le roy de France , avec toute sa gent
et le maistre de l'Ospital. L'oriflambe saint Denys fu con-
tremont dreciée , dont sorent bien certainement François
que c'estoit certain signe de combatre à leur ennemis , s'il
ne fuioient.
Quant les Sarrasins virent l'ost des crestiens si noblement
armé et si richement , si en furent moult esbahis , et orent
si grant paour que il s'enfuirent à leur tentes et à leur pa-
veillons au plus tost que il porent , né ne furent oncques si
hardis qu'il osassent illec demourer, ains s'en passèrent oul-
tre, jusques à la cité de Tunes de tels en y ot (1). Et quant
les François virent ce , si firent crier en l'ost, de par le roy
de France , que nul ne fust si osé qui tendist la main au
gaaing , jusques à tant qu'il sauroit la couvine des Sarrasins
et leur estât, et qu'il eust souverainne victoire ; car aucvmes
fois avoient esté déceus les crestiens ; quant il couroient à.
gaaing , leur ennemis les espioient tant qu'il estoient trous-
sés , puis leur couroient sus et les occioient à leur volenté.
Le roy de France et les barons passèrent tout oultre
parmi les tentes aux Sarrasins , et les chacièrent tant qu'il
(Ij De tels en y ot. Il y en eut même qui retournèrent jusqu'à Tunis.
10 LES GRANDES CHRONIQUES,
les embatirent tous es montaignes. Le roy de France et les
autres barons virent les montaignes hautes et périlleuses ,
si ne vouldrent plus aler avant pour les armes pesans et
pour le travail des chevaux , et pour aucuns aguais qui po-
voient estre es repostailles des montaignes ; si se mistrent
au retour , et s'en vindrent parmi les tentes aux Sarra-
sins, et fu commandé que quiconques vouldroit aler au
gaaing , qu'il y alast tantost : les gens à pié et les auti'es
assaillirent les jîaveillons et les tentes ; et prisrent quan-
qu'il trouvèrent dedens , bœufs , moutons , pain et farine ,
et moult d'autres choses proufti tables.
Et aussi trouvèrent des Sarrasins malades et enfermes
qui ne povoient fouir amsi comme faisoient les autres ; si
les tuèrent et puis boutèrent le feu dedens les paveillons ;
si ardirent quanqu'il estoit dedens demouré, et néis (1) les
Sarrasins qu'il avoieut tués furent tous ars. Les Sarrasins
qui s'en estoient fouis vii'ent le feu en leur paveillons , si
furent moult embrasés de courroux et de ire , meismement
pour ce qu'il savoient bien que leur amis estoient tous ars
et destruis et afolés. Quant les crestiens orent tout ars et
destruit, si s'en retournèrent droit à leur héberges rengiés et
serrés, dolens de ce qu'il n'avoient eu point de bataille.
VL
Des clu'erses maladies qui at'indrcnt en tosl des crestiens.
Grand pestilence de moult grans maladies commença
parmi l'ost des crestiens. Les uns avoient dissintère , les
autres agites et continues fièvres , les autres estoient enflés ,
(I) Kéis. Même.
(1270.) PHELIPPE III. 11
les autres niouvurent soubdainement , et les autres qui
eschapoient estoient si langoureux qu'il ne se povoient res-
sourdre (1) né aidier. De ceste pestilence se douloient moult
les Sarrasins aussi comme les crestiens ou plus, et gisoient
comme pourceaux tous i^asmés et tous mors en leur héber-
ges ; et les autres mouroient de mort soubdaiunement pour
la grant corruption de l'air.
Quant le roy (2) vit courre ceste pestilence parmi son ost,
il se départi de son ost, et puis se muça ensoubs terrines pour
escbiver celle grant pestilence qu'il ne perdist la vie. Les
anciens Sarrasins qui estoient esprouvés en esperience , di-
soient que l'air estoit corrompu des cliaroignes des clie-
vaulx et des gens mors cjui gisoient sur la marine , tous
corrompus et tous puans. Ainsi comme le roy de Tu-
nes vit celle pestilence et celle grant mortalité de sa
gent , et avec ce que crestiens en avoient occis une grant
partie , si ne sut que faire né que dire né coment il pour-
roit durer contre si grant gent. Si se conseilla à sa gent,
nieismement à ceux qu'il cuidoit estre plus sages , et leur
requist et demanda qu'il pourroit faire , né coment il se
pourroit délivrer des François qui luy avoient son pais gasté,
et sa gent occise ? si luy fu conseillié qu'il mandast au roy
de France que volen tiers pacefieroit à luy en aucune ma-
nière souffisamment , ou par trièves ou autrement.
Adonc prist le roy de Tunes message , et luy com-
manda qu'ils alast au roy de France et luy dist que vo-
lentiers s'accorderoient à luy et aux autres. Le message
s'en tourna et vint en l'ost et monstra signe qu'il estoit mes-
sager : si luy fu envoie un messager cjui bien savoit parler
arable. Si luy demanda le message à qui il estoit, et il luy
(1) Ressourdi-e. Relever.
{'2) Le roij. Le roi de Tunis. — Ensoubs lerriues. Cavernes,
12 LES GRANDES CHRONIQUES,
disl qu'il estoit messager le roy de Tunes , et luy dist
tout son message et qu'il queroit. Le message le mena à la
court le roy , et fist entendant au roy et aux autres barons
qu'il vouUoit dire.
Le roy de France regarda qu'il ne pooit pas faire grant
proufFit de demourer en ce pais , pour ce meismement que
les Sarrasins ne le voulloient attendre à bataille , et ne
finoient de glatir, d'abaier ainsi comme chiens, et ne fai-
soient que travaillier sa gent , et puis s'en fuioient contre-
mont les montaignes. De rechief il regarda que s'il pre-
noit la cité de Tunes par force , que il convendroit que il
y laissast de ses barons et de son peuple grant partie , et que
tuit cil qui demourroient seroient en péril , car il seroient
avironnés de toute pars de leur ennemis , et que son est en
seroit moult amenuisié ; meismement que son propos estoit
d'aler oultreen Surie , et de combatre aux Sarrasins que il
y trouveroit, et délivrer la des ennemis de la foy crestienne.
Si fu accordé de tout le plus des barons que la cité feust
destruicte, et tous les Sarrasins occis que l'en pourroit trou-
ver partout le pais.
A ce ne s'accorda point le roy de Secile né le roy de
ISavarre né assés d'autres barons , pour la grant foison des
besans d'or qu'il en dévoient avoir, si comme le menu peuple
murmuroit, et (1) que le roy de Secile ne s'accordoit pas
à la paix fors pour ce que il eust son treu que la ville de
Tunes luy devoit, et luy avoit détenu à paier de moult long
temps. Ainsi disoit le menu peuple qui ne savoit mie co-
rnent on devoit esploitier de telle besoigne.
(1) Et ([lie. C'csl-à-dirc : Et ce menu peuple ajoutoit que, etc.
(I27i).) PHELIPi'E 111. ,3
yii.
De la paix du roy de France et du roy de Tunes et des
trici>cs.
Moult fu le roy de France en grant pensée en quelle
manière il s'accorderoit au loy de Tunes : si luy fu conseillié
qu'il préist les trièves en manière de paix. Si fu en telle
manière accordé cjue le roy de Tunes rendroit et délivre-
roit tous les despens que le roy de France et ses barons
avoient fait en la voie , eu fin or pur , et que les trièves
seroient tenues fermement , sans point entrelaissier jusc|ues
à dix ans. Avec tout ce, il fu accordé que tous les marchéans
qui par mer passeroient, s'il arrivoient au port de Tunes ,
ou se le vent les y aportoit , ou s'il trépassoient environ soji
pais , que il trespasseroient fi-ancliement sans riens paier ;
car avant ce , les marcliéans estoient en si grant servitute
qu'il leur convenoit paier la disième partie de quancju'il
avoient au port de Tunes. Avec ce , il fu devisé et accordé
que le roy de Tunes rendroit le treu au roy de Secile si
comme ses devanciers avoient fait et rendu chascun an, sans
faillir.
En la cité de Tunes avoit moult grant foison de cres-
tlens , et avoient leur églyses toutes prestes et édifiées
où s'assembloient pour faire le service de Nostre-Seigneur ;
si comme frères de l'ordre saint Dominique et autres , assés
aussi comme marcliéans et pèlerins et trespassans , si
comme gens s'espandent parmi le monde. Tantost comme
le roy de Tunes sot la venue au roy de France , il les fist
tous prendre et mectre en prisons diverses et villaines :
ctpromist le roy de Tunes cjue tantost il seroient délivrés,
2
14 LES GRANDES CHRONIQUES,
et deniourroient au pais franchement sans nulle servitude
de nulle riens. Les convenances susdictes furent octroiées ,
escriptes, jurées et affermées, d'une part et d'autre, au miex
que l'en pot et que l'en sot, et délivra le roy de Tunes grant
masse de fin or en paiant de la somme qui estoit octroiée.
Adonc fu paix criée parmi l'ost , et commandé que nul
ne féist mal aux Sarrasins sur la vie perdre. Quant la paix
fu asseurée , aucuns des Sarrasins , riches hommes , vin-
drent veoir la contenance des François et des autres
crestiens , et se merveillèrent moult des nobles hommes
armés et du grant atour qu'il avoient, et des richesses qui
estoient en l'ost : si se humilièrent moult, et offrirent leur
services et leur viandes et autres choses , se mestier en
avoient eu l'ost. Puis que paix fu faicte, le roy de France et
ses barons ne vouldrent plus demourer, si prisrent conseil
quelle part il iroient : si regardèrent que il ne povoient
point bien accomplir leur pèlerinage en manière que ce
fust prouffit ; meismement que leur gent estoient trop fai-
bles et tous langoureux des maladies qu'il avoient eues de-
vant Tunes ; et si estoit le légat mort qui les devoit adre-
cicr et mener en la Saincte Terre. Et espéciaument cpie le
roy avoit eu mandement par certains messages , de par
monseigneur Simon de Neele, garde du roiaume de France,
et de par messire Mathieu , abbé de Saint-Denis en France,
que il se hastast de i-evenir en sa terre. Et quant il seroit <
resvertué et reconforté et revenu en santé , si pourroit son
veu et son pèlerinage accomplir et retovuner en la Saincte
Terre.
(1270.) PHELIPPE Iir. 15
VIII.
Cornent François se pnrlirenl de Tunes et entrèrent en mer , et
de la grant tempes te où il péril tant de gens et tant de nefs.
Quant il orent prins conseil ensemble si fu commandé
que la navie fust aprestée et que on y portast tout le
liai'nois et tout ce que mestier leur avoit. Dont se mistrent
les maistres notonnieis à leur nefs quiestoientsur le port de
Cartage, là où la royne de France estoit à tout grant foison
de nobles dames. Si appareillèrent grand foison de nefs
de mas et de gouvernaulx , et se dôsancrèrent. Le roy
Phelippe , et le roy Thibaut de Navarre , et messire Alfons
conte de Poitiers , et messire Pierre conte d'Alencon , et
messire Robert conte d'Artois , l'évesque de Lengres et
pluseurs autres nobles hommes entrèrent en mer ; si orent
bon vent et ne leur fu de rien contraire.
Lors commencièrent les mariniers à sigler et à nagier
à grant force d'aviron. Tant alèrent par haute mer qu'il
arrivèrent avi port de Trappes (1) paisiblement et sans
nul contraire de mer né d'autre chose. Quant il furent
arrivés, il issirent hors des nefs, et entrèrent en la cité de
Trappes; là se reposèrent et attendirent autres navies qui
estoient demourées au port de Cartage : qui ne f u pas heu-
reuse chose de demourer (2), car quant il furent en haute
(1) Trappes. « Portui Traparum primœ civilalis Siciliœ appulerunt. »
C'est Trapani.
(2) Qui ne fu pas heureuse chose de demourer. C'est-à-dire : Retard fu-
neste pour ceux quicloicnt partis les derniers de Carthage, comme pour
ceux qui les attendoient dans \3iraûc de 'frapam. Tout ce récit de la tem-
pête est plus intéressant dans le françois que dans le latin (Voy. Du-
chesnc, t. v, p. 522.)
IC LES GRANDES CHRONIQUES,
iner , Neptunus, un des maistres d'eiifei\, fu enflé et plain
d'orgueil et de desdaing de ce qu'il avoient tant séjourné qu'il
n'avoient eu pieça aucune tempeste et aucun encombre-
ment : en mer esmut et liasta tous les espris de tempeste,
et leur commanda qu'il se boutassent es nefs , et que il
les feissent hurter si forment comme il pourroient. Tan-
tost le vent se féri es ondes de mer, et les commencièrent à
débouter si fort qu'il sembloit que ce feussent montaignes
qui voulsissent monter au ciel. Le iemps commença à noircir
et obscurcir. Les notonniers virent bien que il avoient tem-
peste , si coururent aux gouvernaulx et aux avirons ; et puis
se commencièrent à detïendie des vens et de la tempeste
au mielx qu'il porent ; chose qu'il feissent ne leur pot riens
valoir néaidier, que les mauvais espris se boutèrent en ma-
nière des tourbillons en leurs nefs , si firent du pis qu'il
porent en leur venue.
Il rompirent les mas et les cordes , et les avirons
et les gouvernaulx firent voler par petites pièces en
la mer ; les nefs demenoient quelle part qu'il vouloient :
aucunes fois les faisoient si hault monter qu'il sembloit
qu'il voulsissent monter aux nues , et puis les descendoient
si aval cju'il sembloit qu'il deussent descendre en abisme :
et en ce descendre, la mer entroit en leur nefs en pluseurs
lieux , et puisoient de toutes pars , et puis les faisoient courre
si roidement que les quartiers et les pièces s'en alloient aval
l'iaue ; les gens qui dedens estoient périlloient et noioient,
et deprioient à Nostre-Seigneur qu'il eust merci de leur
âmes.
Atant ne se tint pas Neptunus , ains euvoia une partie
de sa mesnie au port de Trappes , si rompirent les cordes
et les desancrèrent , et les firent saillir parmi la mer , ainsi
comme s'il jouassent à la pelote ; puis les faisoient retour-
ner et hurter si roidement l'un à l'autre , qu'il en faisoient
(1270.) PHELIPrE II[. tl
les pièces voler, ou il les desrompoient toutes. Une nef y
estoit entre les autres qui Porte- Joie estoit nommée , grant
et merveilleuse et fort; les cordes en furent rompues et
desancrées, si commença à courre parmi la mer ainsi comme
se ce feust une beste enragiée qui courust sus aux autres.
Ainsi couroit-elle sur les nefs , et les boutoit de si grant
ravine qu'elle les faisoit fondre et plungier en la mer , et
couroit de costé et de tx'avers, amont et aval , ainsi comme
se diables l'eussent en conduit.
Celle nef Porte- Joie avoit esté faicte pour le corps le roy
de France especiaunient. Aucunes autres nefs qui venoient
de Tunes estoient assez près du port de Trappes , et vou-
loient arriver et prendre fons , qviant la tempeste les sur-
prinst et les mena , aussi roidement comme se ce feust
foudre qui descendis! du ciel , au port de Tunes droit dont
elles estoient parties. Ceux qui dedens estoient se doubtè-
rent moult des Sarrasins de Tunes , mais le roy leur com-
manda qu'il préissent port seurement tant que la tempeste
feust passée, et que ou leur habandonnast viandes et autres
choses dont il se vouldroient aidier.
En celle tempeste furent mortes environ quatre mille
personnes , et furent quassées et rompues dix et huit grans
nefs, sans les petites, plaines de chevaulx et de richesces,
et d'autres grans garnisons (1) sans nombre.
(1) Garnisons, Fourniluies.
LES GRANDES CHRONIQUES.
IX.
De Edouart fils au roy d' Angleterre.
Incidence. — Edouart fils au roy d'Angleterre vint au siège
de Tunes plus tart que nul des autres , etestoit jà paix faicte
quant il vint. Si ne voult point retourner au roiaunie d'An-
gleterre devant qu'il eust esté en la terre de Surie , et que
il son veu eust accompli se il peust. Si s'en passa oultre en
la Saincte Terre, et emmena avec luy aucuns chevaliers de
France qui bien voulloient souffrir paine pour l'amour de
Nostre-Seigneur. Si arriva devant le port d'Ac/e , car à autre
port ne pooit-il seurement arriver , pour ce que le port de
Jherusalem et toute la terre de Surie estoit surprinse et
encombrée des Sarrasins , fors aucuns chastiaux quiestoient
del'Ospital et du Temple qui estoient sur la rive de la mer,
en telle manière et si fors qu'il ne doubtoient point l'as-
saut des Sarrasins , meismement pour les bons combatteurs
qui estoient dedens.
Si y avoit autres chastiaux plus avant en la terre, où cres-
tiens tournoient à garant , quant il ne povoient plus endurer
l'assaut des Sarrasins ; né n'avoit mais en toute Surie que
deux cités oii crestiens peussent demourer , la cité d'Acre
et la cité de Tir. Le soudan de Babiloine avoit tout con-
quis par la force des Sarrasins. Tir est une bonne cité et
deffensable, et est assise au parfont de la mer, avironnée de
toutes pars , et est , avec tout ce , de haulx murs fermée ,
avec grant foison de grosses tours et de petites ; né ne
doubte assaut de nulle pierre né mangonnel , né nul autre
encombrement, mais que ceux de dedens aient assez viande
pour eux soutenir ; né ne pourroit en nulle manière cstrc
prinse , se ce n'estoit en trahison.
(1:270.) PHELIPPE III. 19
Quand Edouart fii arrivé , ceux d'Acre alèrent encontre
et le receurent moult honnourablcnient. liée séjourna et
demoura près d'un an , et defFendi la vUle des Sarrasins ,
tant comme il y fu, avec l'aide de ceux de la ville , de l'Os-
pital et du Temple , bien et suffisamment, selon son estât:
car il ne féit oncques chose de grant renom né de quoy on
doie faire mencion , que il ne povoit , à si pou de gent
comme il avoit , issir hors des murs à bataille contre les
Sarrasins , né le Soudan contre ceux d'Egipte (1).
Si comme il sejournoit à Acre , si vint à luy un hasassis,
et dist que il voulloit parler à luy secrètement : si luy lu
mené en sa chambre. Sitost comme le hasassis fu entré
en sa chambre si sacha un coustel envenimmé au plus
couvertement qu'il pot , et cuida ferir Edouart droit au
cuer; mais Edouartl'apperceut venir à luy, si se traist arrières
et fouy au coup au plus tost qu'il pot ; toutes fois fu-il
navré au costé. Sa gent qui environ luy estoient prisrent le
hasassis et lui toUirent le coustel , et le battirent et le trai-
nèrent parmi les cheveux contremont le planchier en la sale ;
si le mistrent en prison villaine et obscure ; puis retournè-
rent à leur seigneur , et demandèrent de quelle mort on
feroit mourir le hasassis. Si fu accordé qu'il seroit trainé et
puis pendu, mais que on lui demandast qui l'avoit là envoie ;
et il respondi , « Le viel de la Montaigne son seigneur et
» son maistre. »
De celle plaie fu Edouart malade longuement , et respassa
et guari à grant painne. Ainsi comme il estoit en tel point,
nouvelles luy vindrent que le roy Henry d'Angleterre , son
père, estoit trépassé de ce siècle , et que les barons d'Angle-
Ci) Ccue dernière phrase rend mal le texte latin : « Cum tam pauca
>i licct probata militia, contra sodanum Babyloniœ, Sjria3 clEgypli ac to-
» lius Oricniis doniinum , extra muros in acic confligerc non valcret. »
(GcslaPLil.ui, p. 623.)
20 LES GRANDES CHRONIQUES,
terre le maiuloient pour estre couronné. Il fist appareiller
sa navie et entra en mer , et vint en Secile , où il fu moult
Iionnouré et receu du roy Charles lionnourablement , et
luy donna grans dons , et luy fistgrans courtoisies.
D'ilec se parti et s'en vint en Gascoigne qu'il tenoit
adonc en fief du roy de France , et séjourna grant pièce de
temps avec Gascon de Biart ( I ) , noble homme et de grant puis-
sance. Puis se mist au chemin, et s'en vint en France , et fu
lîonnouré de pluseurs barons et haus hommes. Dont se
mist au chemin et s'en vint au port de Wissent , et passa
oultre en son pais. Nostre propos n'est point de descrire les
fais des roys d'Angleterre, nous nous en tairons à tant, se ce
ne sont incidences.
X.
De la morl au roy Thibaut de Nai'arre.
Si comme le roy Phelippe séjournoit en la cité de Trap-
pes , et l'ost se reposoit pour la grant tempeste qu'il avoit
eue en mer , le roy Thibaut de Navari e acoucha malade
au lit de la mort ; après ce que la maladie le prist, il ne
demoura gaires qu'il mourut. De sa mort fu moult esbre-
chié et amenuisié l'ost de France ; si en furent les barons et
les autres couroucics et dolens , car c'estoit le greigneur
membre de l'ost et le plus puissant liomme après le roy
de France ; et estoit sage homme et donnoit bon conseil , et
si estoit large et abandonné de donner à ceux qui en avoient
mestier , et especiaument il n'oublioit point les povres.
(1) Gascon de Biart. « Cum Gascone de Biardo, terras illius viro nobili
et potentc, altcrcationemaliquanluliim liabuit. Scd rcgc Francix Pliilippo
mediantc , comproniisso lis conini ad tcmpus sopila quievit. » (Gesta
rhil.in.) Il s'agil ici de Gaston de Moiicade, vicomte de Béarn.
(1270.) PHELIPPE III. 21
Quant l'aine luy fu partie du corps et il fu mort , il fu
commandé que les entrailles fussent mises hors , et qu'il
fust cuit et conroié de bonnes espices et de flairans ; les en-
trailles furent mises en une églyse en la ville de Trappes ,
et le corps fu embasmé et envelopé et mis en un escrin
bien et gentement , et fu gardé et aporté avec le corps saint
Loys jusques en France. Si fu enteri'é moult honnourable-
ment au chastel de Provins , au moustier des frères me-
neurs.
La royne Marie sa femme prist si gi'ant douleur en son
cuer de la mort son mari , et de la mort le roy saint Loys
son père et de ses autres amis , que elle ne vesqui que un
pou de temps , né n'ot oncques puis joie en son cuer. Si ,
comme elle estoit assez près de Marseille , la maladie la
prist dont elle mourut ; si commanda que elle fust enterrée
ù Provins de lès son seigneur : le royaume de Navarre et
la conté de Champaigne vindrent à monseigneur Henry,
frère du roy Thibaut.
XI.
Cornent le roy de France et son osl se partirent de Trappes^ et
cornent sa femme la royne mourut.
Le roy de France séjourna à Trappes tant que son ost fu
refresclii et reposé : puis il commanda que son ost fust
arrouté, et qu,e il se missent droit au chemin vers Palerme,
et que le harnois et les autres choses fussent conduites par
mer après l'ost. Il n'a d'une cité jusques à l'autre que deux
journées ; tantost se mislrent au chemin , et firent tant
qu'il vindrent à Palerme. La cité de Palerme est le maistre
siège de toute la terre de Secile et la maistre cité ; et si dient
aucuns que Messines doit estre le maistre chief , pour ce
22 LES GRANDES CHRONIQUES.
que Messines est plus riche et plus plaine de marchéandise
et de gant : ilec séjourna le roy quinze jours entiers.
Après ce, il fu commandé que l'ost s'avançast et se uiist
au chemin droit à Messines ; si entrèrent au far et passè-
rent tout oultre à navie ; puis entrèrent en la terre de Cala-
bre et passèrent tout oultre sans séjourner. Puis entrèrent
en la terre de Puille et cheminèrent tant qu'il vindrent en
une cité quia non Martrenue (1). Si advint que madame Ysa-
bel, femme le roy Phelippe, passoit le fleuve qui estoit des-
soubs la cité sans navie , si la hurta le cheval sur quoy elle
séoit si forment que elle chéy et tresbucha à terre, si se des-
roia et desrompi toute , et si estoit enceinte et toute plaine
d'enfant. Qnant elle fu dresciée , elle fu portée à une autre
cité qui a nom Cousance , et de douleur et angoisse que
elle ot elle ala de vie à trespassement ; dont le roy fu
moult dolent et moult couroucié , et tous les barons de
France et tous les autres en furent troublés : l'eu fist célé-
brer son service en grant dévocion.
Après le service , s'acheminèrent et entrèrent en la terre
de Labour , et puis en celle d'Espaigne (2) , et errèrent tant
qu'il vindrent à Romme. lUec séjourna un pou de temps ,
et requistrent les apostres et les sains. D'ilec s'en alèrent
droit à Viterbe, là où la court estoit. Mais il n'y avoit point
d'apostole , et estoient les cardinaux en grant descort pour
faire apostole. Pour ceste chose , il furent enclos et enserrés
en une sale, et leur dist-l'en bien que jamais n'istroient jus-
ques à tant qu'il eussent fait nouvel pape. Le roy Phelippe
leur pria et adnxonesta pour Dieu et pour leur âmes qu'il
(1) Marlrenuc. Aujourd'hui Martorano. « Dum qucmciam fluvium sublùs
Malrencnsem urbcm Calabriae pertransisset absquc navigio. » (Gcsla Phi-
lippiui, p. 624.)
(2) D'Espaigne. Bévue de copiste. Il falloit Campaigne. ( Cam
panie.)
(1270.) PHELIPPE III. 23
fissent honiiestementtel pasteur qui fustproffitable à saincte
églyse gouverner , et baisa chascun en la bouche en remem-
brance de paix et franchise , et que il ne missent en oubli
l'admonestement que il leur avoit dit.
XII.
Cornent Guy de Montfort occisl Henry le fils au roy d'Ale-
maigne pour ce qu'il ai^oil occis son père.
Avant que le roy de France venist à Yiterbe né que il
fust en la ville entré , Henry le fds au roy d'Alemaigne vint
en la cité. Guy de Montfort sot bien sa venue , si se liasta
moult de savoir son l'epaire et où il estoit. En moult grant
pensée estoit cornent il le pourroit occire. La cause pour
quoy ce estoit fu pour ce que Simon de Montfort conte de
Lincestre , père de celluy Guy , fu occis en bataille par le
conseil de celluy Henry. Tant fu espié de jour et de nuit que
Guy le trouva en l'églyse Saint-Laurent assez près de son
hostel ; si le cuida chacier hors du moustier , si ne pot pour
la presse de la gent.
Quant il vit qu'il ne le pourroit avoir, si le féri d'un cous-
tel parmi le corps , si cpie il chéy à terre du grant coup que
il luy donna, puis le tx'aina hors du moustier. Henry luy
cria merci jointes mains qu'il ne l'occist mie ! et il re-
pondi : «Tu n'eus point pitié de mon père et de mes frères. »
Si le féri de rechief du coustel qu'il tenoit, trois fois ou qua-
tre, tant qu'il le laissa tout mort. Onccjues la gent Henry ne
furent si osés qu'il s'osassent mouvoir, pour la mesnieGuy
qui près estoient pour eux occire maintenant.
Quant ce fu fait, Guy monta et sa compaignie qui tous
estoient près de luy recevoir ; si s'en ala tout droit au
24 LES GRANDES CHRONIQUES,
conte Raoul de Toscaniie ; car il avoit sa fille espousée , et
(levoit tenir toute sa terre après son décès. L'en aporta nou-
velles au roy de France de la mort Henry d'Aleniaingne
et cornent il avoit esté occis, si en eutdespit et desdaifig de
ce que Guy avoit fait si villain fait et si villain meurtre en la
présence de sa venue , et commanda que s'il venoit à sa
court que il fust pris et retenu. Puis en soufTri Guy grant
pénitence , car il en fu encliartré en un fort chastel et y de-
meura tant que l'apostole liiy fist grâce et miséricorde.
XIIL
Comcnt le roy passa Lomhardie.
Ne demoura guaires que le roy de France se parti de Vi-
terbe, luy et sa gent, et passèrent le mont de Flascon (1), et
entrèrent en Toscanne ; et tant errèrent que il vindreut à
Orbevire (2) et montèrent le mont de Bergue, et passèrent la
cité de Florence, et entrèrent es plains de Lombardie et vin-
dreut droit à Bouloingne la crasse. lUec se reposèrent une
journée et l'endemain bien matin s'en partirent et s'en
vindrent tout droit à Crenionne. Là trouvèrent les bourgois
de la ville si orgueilleux et si vilains que il ne vouldrent pas li-
vrer liostel aux chambellans le roy, pour son propre corps he-
bergier, ains convint que le roy fust hebergié aux Frères me-
neurs. Si leu.r fu dit et conté des sages hommes, qui bien sa-
voientle povoir de France, que trop avoient fait grant folie,
et que grans maux leur en pourroient venir. Si se repentirent
tantost, et vindrent les maistres et les échevins de la ville au
(1) Le mont de Flascon. Montcfiasconc.
(2) Orbevire. C'est Orvièlc. Le latin dit : « Uibcveteri, Monlebargue et
Florcntia uil)il)us peragratis. » (Vita Phil. m, p. 5?5.)
(1270.) PHELIPPE III. 25
10^ Phelippe, et luy prièrent que il ne s'esmeust né ne se cou-
rouçast, et que volentiers feroient ce qu'il luy plairoit et que
tous les biens de la ville estoient en son commandement. Le
roy fist semblant que riens ne luy en fust et que il ne luy en
chaloit. Au matin s'arroutèrent les François et se ordennè -
rent à aler vers la cité de Milan. Mais avant que le roy fust
hors de la seigneurie de Cremonne , les bourgois de la ville
de Milan luy vindrent à l'encontre , et le receurent moult
honnorablement tant comme il porent , et le conduirent à
grant joie et à grant honneur jusques au palais. Et luy
descendvi et reposé , il aprestèrent douze destriers , les plus
biaux qu'il porent trouver, et les firent tous couvrir de soie,
et les firent tous conduire au palais , et les présentèrent tous
au roy de par les seigneurs de la ville, et luy prièrent moult
cju'il voulsist estre leur seigneur , et que il receust la cité
en sa garde et en sa defiènse. Le roy les mercia moult de
l'onneur qu'il luy portoient et de la courtoisie que il luy
piésentoient à faire; mais des deniers et des autres choses
se fist-il excuser et n'en voult nuls prendre.
L'endemain se parti le roy de Milan avec grant convoy des
greigneurs de la ville. Si n'ot pas aie moult avant que le
marchis de Montferrant luy vint à l'encontre qui à grant joie
et à grant honneur le receut ; et luy offri, luy et ses biens,
d'estre tous près à faire son commandement. Tant chemina
le roy et sa gent, cjue il vint à Yergiaus(l). lUec séjourna
trois jovirs , et puis se mist au chemin et entra en Savoie ,
et vint à une cité qui est nommée Susanne (2) qui est assez
près des montaignes. Illecdemoura trois jours entiers pour
prendre repos luy et sa gent et les chevaux , pour estre
plus viguereux et plus fors à passer les montaignes.
(1) Vcffjiaus. \ciccU.
(2) Suzanne. Suzc. « Suzam civilalcm anliquam in Alpibus. « L'ancienne
Séyute.
3
26 LES GRANDES CHRONIQUES.
Après ce , il entrèrent es montaignes et passèrent les
nions de Gieu (1) à grant paine et à grant labour, et puis s'ar-
routèrent et entrèrent es vaux de Morienne. Si tournè-
rent droit pour aler à Lion sur le Rosne et chevaucliièrent
tant que il vindrent à la cité de Maçon en Bourgoigne , et
passèrent tout oultre et tant que il vindrent à Cluguy en
l'abbaye , où le roy fu moult honnorablement receu.
D'illec se partirent et issirent de la terre de Bourgoigne
et entrèrent en Chanipaigne et vindrent droit à Troies. Si
passèrent toute Chanipaigne et errèrent tant qu'il entrèrent
en la terre et en la seigneurie de Paris.
XIV.
De la sépulture le saint roy Loys et de la mort son frère le conte
de Poitiers , et de Jehan Tristan , et de Pierre le chambellent,
et de ma dame Ysabel, la femme le roy Phelippe.
Quant le roy fu revenu à Paris que il désiroit moult à
veoir , il fu lors commandé que l'en aouraast les corps qui
avoient été aportés de lointaines terres. Quant il furent
près et aournés, le bon roy Phelippe prist son père et le
conduist droit à Nostre-Dame de Paris, avec les autres qui
estoient mors en la voie de Tunes. Si leur chanta les vi-
giles hautement et bien, et avoit grant foison de luminaire
environ les bières embrasé , à grant compaignie de noble
gent qui toute la nuit veillèrent jusques au jour. L'cnde-
main au matin, le roy Phelipiie prist son père et le troussa
sus ses espaules , et se mist à la voie tout à pié pour aler
(1) Mous de Gieu. lUontjeu, Monijou, ou Monsjovis. Ce sonl les monts
Ccnis, Montes Cinisii,
(1270.) PHELIPPE III. 27
droit à Saint-Denis, Avec luy furent grant plenté de nobles
hommes de France. Toutes les religions de Paris issirent
hors bien et ordennéement à grans processions , disans le
service des mors , en priant pour l'ame du bon roy qui
tant les anioit.
Archevesques, évesques et abbés furent revestus ; les mi-
tres es testes , les croces es poings alèrent après , en bonne
dévocion, disans leur prières et leur croisons. Tant alèrent
pas avant autre que il vindrent à Saint-Denis. Mais avant
qu'il venissent en la ville, le couvent leur vint à l'encontre,
et furent tous les moines revestus de chappes de cuer ,
chascun un cierge ardant en sa main, et receurent humble-
ment le corps monseigneur saint Loys. Si comme l'en vou-
loit entrer au moustier, les portes furent closes contre leur
venue. La cause si fu pour ce que l'archevesque de Sens et
l'évesque de Paris estoient revestus de leur garnemens pour
le corps du saint roy recevoir et de ses compaignons ; mais
les moines de Saint-Denys ne le porent souffrir; pource qu'il
voulsissent user de leur franchise, et avoir juridicion sur l'é-
glise ainsi comme il ont sur les autres de leur diocèse. Car
les moines de Saint-Denys sont exemps , né ne f croient
pour l'archevesque riens , né pour l'évesque , s'il ne leur
plaisoit et se ce n'estoit à leur gré.
Le roy fu devant la porte , son père sur ses espaules , et
les barons et les prélas qui en l'églyse entrer ne povoient.
Doncques il fu commandé à l'archevesque et à l'évesque
qu'il s'alassent desvestir, et que il ne fissent nul empesche-
ment à si haute besoigne.
Quant il s'en furent aies , portes furent ouvertes , et le
roy entra ens , et les barons et les prélas si commencièrent
à chanter bien hautement le service des feus (1), bien et
(1) Feus. Des morts, des défunts. Si jo ne me trompe, celte ex
28 LES GRANDES CHRONIQUES,
dignement ; et puis enterrèrent les sainctes reliques et les
ossemens du saint roy Loys d'encoste son père le roy Loys ,
assez près de son aieul le roy Phelippe qui tant fu puissant
en armes ; et puis y mistrent une tombe d'or et d'argent ,
et de noble faicture. Les ossemens Pierre le chanibellcnc
furent enterrés aux pies saint Loys , en telle manière et ainsi
cornent il gisoit à ses pies quant il estoit en vie. Ma dame
Ysabel fu enterrée d'autre part assez près du bon roy , et
messire Jehan Tristan , conte de Nevers , d'encoste luy.
Le trespassement au conte de Poitiers devons nous bien
raconter et mettre en mémoire. Car comme le bon conte
revenoit de Tunes avec le roy Phelippe son nepveu , avint
que il acoucha malade , avec luy sa femme et toute sa mes-
nie, si qu'il n'en demoura nul de qui il se peustaidier, en un
chastel qui est nommé le Cornet (1) , à l'issue de Toscane.
Tant se hasta la maladie que il pensa que il li convenoit
partir de ce siècle , et fist et ordenna son testament comme
bon crestien, et ordenna sa sépulture à Sainct-Denis en
France , avec son père et ses autres amis , et donna bonne
rente pour célébrer son aniversaire chascun an. Sa gent et
sa niesnie le portèrent i\ Saint-Denys et l'enterrèrent de lès
son frère.
La contesse sa femme qui trop pou vesqui après la mort
son seigneur , fu portée à une abbaye de nonnains où elle
avoit esleu sa sépulture ; et l'abbaye siet à quatre milles de
Meleun sur Saine et estappellée Jarcy (2) : la conté de Thou-
louse et la conté de Poitiers descendirent et vinrent au roy
de France, pour ce qu'il n'avoient nul hoir de leur corps.
pression feu ne répond pas à celle de fuU, mais à celle de fuiictiis.
[l] Le Cornet. Coriieto.
(2) Jarcy ou Jentj. « Ad qiianuiam abbaliani nionialiuni , oui noaien
» est Garciacum , qiiani in pago Ulcleduneusi proiiè abbaliani Esderœ ipsa
» fundavcral... » (Gesla Pliil, ni, p. 520.)
;i27i.) ruELiPPi: m. 29
XV.
Coriienl le roy Phelippe fils saint Loys fu couronné à Rains.
L'an de grâce mil deux cens soixante et onze , droit à
l'Assompcion Nostre-Dame , Phelippe roy de France vint à
Rains et fu couronné par l'évesque de Soissons, car il n'y
avoit point d'archevesque à Rains, ains estoit le siège vacant.
Si fula feste moult grant, et y furent les barons du royaume
de France , et grant foison de prélas et plusieurs autres. Les
roys de France ont acoustumé, dès le temps Charlemaine, le
grant roy de France et empereur des Romains , de faire
porter Joieuse (1) devant eux , le jour de leur couronne-
ment , en l'honneur et la puissance du roy Charlemaine
qui tant de terres conquist et tant San-asins mata. Si la
doit baillier le roy au plus loial et au plus preud'homme du
royaume et de tous ses barons , et à celuy qui plus aime
l'honneur et le prouffit du royaume et de la couronne, qui
la porte devant luy , quant il va à son couronnement.
Le roy Phelippe si regarda environ luy bien et apperte-
ment tous ses barons , si la tendi à Robert conte d'Artois ;
et cil la prist et porta devant luy moult liement celle
journée. Celle espéc qui a nom Joieuse, et la couronne et le
sceptre royal , et les autres aournemens sont gardés au tré-
sor Saint-Denis moult chièrement , et bien sont tenus les
moines d'envoier-les au couronnement, en c|uelque lieu
que il soit. Quant la feste fu passée les bavons et les haus
hommes se départirent, et ala chascun en sa contrée : le roy
se départi et ala droit en Vermendois visiter le pays et soy
esbatre
(1) C'est comme on sait le nom de l'cpéc tic Chaiicmngiio.
30 LES GRANDES CHRONIQUES.
Ainsi comme il estoit illec , le conte d'Artois luy pria
qu'il venist déporter soy en son pays , et qu'il venist veoir
la cité d'Arras ; le roy luy octroia volentiers. Les bourgois
qui sorent la venue commencièrent à faire grant feste , et
parèrent la ville et mistrent hors le vair et le gris , et moult
d'autres grans ricliesces , et receurent le roy à grant léesce ,
et à si grant joie comme il porent plus ; né il n'est nul
homme qui peust dire que oncquesmais eust veu plus belle
feste né plus grant. Le conte d'Artois manda les dames et les
damoiselles du pays, pour faire tresces (1) et caroles avec
les femmes auxbourgois qui s'estudioient de dancier et d'es-
pinguier , et se demenoient en toutes manières à leur po-
voir, qui deust plaire au roy (2). Quant le roy ot ainsi esté
honnouré , si luy prist talent de retourner en France.
XVI.
De la contenance le roy Phelippe el de sa manière.
Après ce que le roy fu retourné en France , et il fu entré
au siège son père , si commença à estudier en bonnes mœurs
et eu bonnes œuvres. L'en treuveen escriptui-equelafélon-
uie du père fait tresbuchier ce dessus dcssoubs (3) la maison
au fils j et quant le père est sans féloiuiie , l'ame de son fils
est plus seure et plus ferme. Geste grant grâce fist c|uant il
mist Phelippe son fds en son siège et en son throsne ; si
(1) Tresces. Danses, roudes.
(2) Le lalin dit : « Mandavit cornes omnes dominas el domicellas illius
» patriœ, ut cum uxoribus burgensiuni urbis choreas ducentcs, etluililiie
'• et exultationi inlendenlcs, totamla3lilicarenl civilaleni. »
(3) Ce dessus ckss'ous. NouiS disons aujourd'hui pai coi uii>lion : Sens
dessus dessous.
(1271.) PHELIPPE m. 31
comme il fu dit à David : Si custodierintfilii lui testamentnm
meum et testimoiiia mea hec que docebo eos, et filiieoram us~
que in seculum sedcbunt super sedem tua/n.
C'est-à-dire : Se tes enjans gardent mon commandement et
font ce que je leur commande à faire , toute leur ligniée sera
sage , et sera en Ion siège el en ton tronc. Ainsi fist le roy Plie-
lippe , il n'oublia point ce que son père luy commanda
quant il fu en sa dernière volenté , et que il usast du conseil
des sages et des preud'hommes. Il usa du conseil maistre
Macy abbé de Saint -Denys qui estoit homme religieux
et aourné de fleur de sapicnce , et luy bailla toutes les
causes et les besoignes de son royaume , comme et en la
manière que son père le faisoit.
Puis que sa femme fu déviée, il ne voult estre sans péni-
tence ; car il vestoit la liaire et le haubert dessus pour ce
qu'il peust mieux sa char estraindre et cliastier ; avec tout
ce qu'il jeunoit et faisoit grant abstinence de viandes ; et tout
ce faisoit-il qu'il ne fust souillé des vices de humaine nature.
Et toute ceste vie maintint-il toute sa vie jusques à la mort,
pourquoy l'en pourroit dire cju'il menoit mieux vie de
moine que de chevalier. Il estoit plain de belles parolles et
bien emparlé ; si estoit entre ses barons sage et attrempé ,
sans nul beuban et sans nul orgueil : par les bonnes vertus
qui en luy resplendissoient tint - il son royaume en paix
tous les jours de sa vie (1).
(1) Le texte du msc. n» 8396-2 est moins favorable à ce prince : « Cil
« roy Phelippe amoit moult le déduit de chacicr en bois et moût i aloit
» volentiers. Et fu grant pièce moul enfantiblcs, en sa joncsce. Et s'en
Jitenoientla gcnt dou royaume mal apaice, et sacliiôs que li gentil
» homme li savoient moût mauvais gré de ce qu'il ne les apcloit plus en
» sa conipaignic. »
32 LES GRANDES CHRONIQUES.
XVII.
Cornent le coule de Fois se révéla contre le roy de France.
Il avint au tiers an du règne le roy Plielippe que es par-
lies devers Tiioulouse , entre le conte d'Arniignac et Girart,
un vaillant chevalier, cliastellain d'un chastelqui est nommé
Casebonne (1) , mut contens et haine. Si s'entredeffioient
et assailloient souvent l'un l'autre. Si avint que le conte
d'Armignac vint tout armé devant le chastel à toute sa com-
paingnie , et commença Girart à menacier et à laidir de pa-
rolles. Quant Girart vit ce, si ne fu point lie de ce c|ue il le
venoit laidir et ramposner si près de son chastel. Si issi hors
à tant de gent comme il pot avoir, et se férit entre ses enne-
mis fort et hardiement , et encontra tout premièrement le
frère (2) au conte, si le féri d'une lance si grant cop qu'il luy
perça tout oultre le haubert , et luy trencha tout le foie et
le cuer, et chéy à terre tout mort.
Après, il courut sus à luy et aux siens et chaplèrent grant
pièce les uns sur les autres ; à la parfm , il tint le conte si
court que il convint par force qu'il s'enfouist : et Girart
s'en retourna en son chastel. Après ce , ne demoura gaires
que le conte d'Armignac fu entalenté de vengier sa honte
et la mort de son frère : si manda tous les plus puissans et les
plus nobles hommes de son lignage , entre lesquiels le
conte de Fois fu l'un des meilleurs et des plus riches , si
prindrent conseil ensemble qu'il iroient tresbuchier le
chastel de Casabonne , et destruiroient Girart et toute sa
mesnie.
(1) Casebonne. Casaubon.
(2) Le frire. Nommé Arnaud.
(127;2.) PHELIPEE III. 33
A Girait fu dit et conté la grant gent qui venoient sus
luy et dévoient venir , et que le conte de Fois estoit venu
eu l'aide le conte d'Aiinignac. Si vit bien qu'il ne pour-
roit durer contre si grant geut , si se transmua et se mist en
la garde et en la deffense du roy de France, et de ses senes-
cliaux et de ses baillifs qui représentoient la personne du
roy de France , qui gardoient et deffendoient le pays ; et se
soubniist du tout à eux, et que il congneussent du foit et de
la cause, et en voulloit estre jugié par eux. Si s'en vint de-
mourer en un chastel qui estoit au roy de France , et y fist
venir sa femme et ses enfans et tous ses biens , et cuidoit
bien qvi'il n'osassent le chastel assaillir pour la double au
roy de France. Mais le conte de Fois et sa suite ne laisslèrent
oncques , pour la gent le roy , à venir vers le chastel. Il as-
saillirent de toutes pars et tresbuchièrent les murs et aba-
tirent les portes , et entrèrent ens , et occistrent assez de la
gent le roy et de la gent Girart ; et commencièrent à querre
Girart à mont et aval , mais Girart s'enfouy repostement ,
si que il ne le poreut ocire.
Ne demouia gaires que les nouvelles en vindrent en
France au roy : quant il oï ce , le cuer si luy angroissa ,
et conçut moult grant indignacion de ce fait, etineismemeut
de son règne. Si assembla ses barons et manda son ost si
grant que il deust toute terre faire frémir. Le roy et sa gent
furent assemblés à Tlioulouse , et fu commandé que l'en
entrast en la terre au conte de Fois et que l'en despoillast
et gastast tout. Ainsi fu fait comme il fu commandé , et
alèrent tant qu'il vindrent aux montaignes , si les montè-
rent et vindrent tout en haut et vindrent près du chastel
de Fois , si tendirent leur tentes et leur pa veillons tout
environ.
Le conte de Fois et avec luy sa feiïime et toute sa mesnic
estoienttout asseur avec grant foison d'Albigois, si comme
34 LES GRANDES CHRONIQUES,
il levtr estoit advis, et cuidoient que le chastel ne deust estre
pris en nville manière , et que bien se tenist contre tous.
Le roy et sa gent regardoient qu'il ne se povoient pas tant
approcliier du chastel si comme il voudroient ; si s'esmut le
roy qui estoit degrant courage, et jura cjue jamais ne s'en
partiroit jusques à tant qu'il eust le chastel tresbucliié et mis
par terre ou que il luy seroit rendu. Si se conseilla cornent il
en pourroit exploitier. Si luy fu loé qu'il mandast ouvriers
qui trébuchassent la roche et que il féissent la voie large,
si que sa gent peussent aler à pie et à cheval.
Si commencièrent les ouvriers à trencliier la roche et à
faire la voie grant et large, si que la gent à pied et à cheval
y porent passer. Quant le conte de Fois vit ce que le roy
estoit si ferme en son propos, il se conseilla qu'il pourroit
faire et coment il pourroit eschiver ce péril. Si luy fu con-
seillié c|u'il s'accordast au roy hastivement : il prist mes-
sages et les envoia au roy, et luy pria et supplia qu'il luy
pardonnast son mautalent, et que il mettroit luy et tous
ses biens en sa mercy pour en faire sa volenté.
Le roy oï ses messages et luy mandast qu'il venist à luy
en telle manière comme il avoit mandé. Tantost le conte
vint devant le roy et s'agenouilla et luy requist mercy, et le
roy luy dist que il luy feroit plus de bien que il n'avoit des-
servi. Tantost fu pris et lié et mené à Biauquesne (1), et
demoura là un an tout entier Le roy prist toute sa terre en
sa main , sa femme et tous ses enfans ; puis retourna en
France. Quant un an fu accompli, le conte fu mis hors de
piison et servit à court les autres nobles hommes , et ot la
grâce du roy tant que il le fist chevalier et luy donna armes,
et l'envoia aux tournoiemens pour aprendre le fait des ar-
mes (2). Après toutes ces choses, le roy rendi au conte de
(1) Biauquesne. Sans-doulc Beaucairc. Le laliii dil : Dellum quercurn.
(2) Le latin offre ici dans le sens quelque différence : « Tantani gra-
(1272.) PHEUPPE m. 35
Fois toute sa terre franchement et quitement, et luy donna
congié de retourner en son pais.
XVIII.
De Raoul d'Aussoy qui Jii couronné à roy (V Alemaigne.
L'an de grâce mil deux cens soixante et douze , Raoul
d'Aussoy (1) fu couronné à roy d'Alemaingne. Henry le roy
de Navarre espousa la suer le conte d'Artois , de laquelle il
engendra madame Jelianne qui puis fu royne de France.
Le conte d'Alençon espousa la fdle au conte de Blois. En
celle année meisme vint l'apostole Grégoire à Lyon sur le
Rosne , droit environ caresme et fist un concile général où
il ot moult grant assemblée de prélas et de barons. Le roy
de France vint à Lyon et visita l'apostole et le salua moult
courtoisement et lui fist grant honneur comme à son père
espirituel , et parlèrent ensemble d'aucunes besoignes cjui
appartenoient au ]oyaume de France.
Quant il orent ordonné des besoignes du royaume et des
choses prouffitables, l'apostole luy donna sa bénéiçon, et luy
pria moult que il gouvernast si son royaume cpie ce feust au
prouffit et au sauvement de s'ame. Le roy prist congié et
s'en retourna en France pour ce que l'apostole vouloit illec
séjourner et tenoit concile général. Le roy Phellppe luy
» liam apud rcgcni oblinuit ut ipsnni noviini militcm facerct, et magistros
» ac custodes in armis iraderet ad tyrocinia exerccnda. » On peut être
surpris de voir le comte de Foix, après avoir fait ses preuves d'homme
de guerre, venir apprendre à Paris l'art de soutenir une joute. Peut-être
faut-il attribuer cette ignorance à l'effet des ordonnances de saint Louis
contre les tournois.
(1) Raoul d Aiissoy ou d'Aliace. C'est Rodolplie de Hapsbourg, déjà re-
connu pins haut dans la vie de saint Fiouls, cli. 100.
m LES GRANDES CHRONIQUES.
laissa grant foison de chevaliers et de sergens d'armes, pour
garder l'apostole et ses cardinaulx et tous ceux de la
court , que nul encombrement ne leur feust fait ; et com-
manda le roy que l'apostole eust trois fors chasteaulx et
defîensables qui feussent en son commandement , qui sont
des appartenances et de la seigneurie du royaume de
France, assis assez près de Lyon', pour son propre corps
garder etdeffendre, se mestier feust (1).
Le concile général commença dès les kalendes de may
et dura jusques à la Magdaleine. En ce concile général ot
fait moult de bonnes besoignes et prouffitables. L'en or-
denna premièrement et establi que l'apostole fust esleu des
cardinaulx et en pou de temps , ou que l'en les méist en
prison fermée, et que l'en leur donnast pou viandes jus-
ques à taut qu'ils se feussent accordés.
Après ce, il fu accordé que la dixième partie des biens de
saincte eglyse feussent donnés et octroies jusques à six ans
pour soustenir et deffendre la terre d'Oultre-mer. En ce
meisme concile furent quassées aucunes religions qui vi-
voient d'aumosnes ; ( si comme les frères des Sacs et les fi'ères
des Prés et pluseurs autres), et les bigames (2) furent cassés
et mis hors de tous privilèges de clerc, et furent abandon-
nés à laie justice ainsi comme laie gent. En la fin du concile
vindrent les messages des Griex (3) courtoisement et bien no-
blement, et distrent et promistrent qu'il estoient de la court
de saincte églyse et confessèrent le Père , le Fils et le Sainct
(1) Ce don de trois chdleaux fait au pape n'est pas mentionné dans le
latin.
(2) Lei bigames. Ceux qui nprcs avoir eu deux femmes se rendoicnt
religieux. « A celuy concilie furent cil qui avoient cspousé famés vcves,
>- ou qui se marioient par deux fois, condampnésà estrc bigames. «(Texte
d'.i msc. 8396-3.) — Pour les frères des Sacs, \oy. plus haut, Vie de saint
I-ouis, chap. 80.
(3) Des Griex, Le latin ajoute : El TarUo-orum, p. .';2S.
(1272.) PHELIPPE III. 37
Esperit, et chantèrent en plein concile, à haiilte voix : credo
in Denm.
Le nombre des archevesques et des évesques qui en ce
concile furent assemblés fu estimé à cinq cens, et des abbés
croces portant jusques à soixante, et d'autres prélas jusques
à mil.
XIX.
De la rojiie Marie , femme le roy Phelippe , et de la mort le roy
Henry de Navarre.
Le roy Plielippe ot conseil de soy marier et de prendre
femme. Si luy fu parlé de pluseurs femmes de liaulte lin-
gniée et de hault parage. Entre les autres dames luy vin-
drent nouvelles de damoiselle Marie, fille au ducdeBreban,
pour ce qu'elle estolt belle et sage et plaine de bonne
meurs. Si fu accordé que le roy la préist à femme , si la
manda par ses messages. Quant le duc Jehan oï la nou-
velle, si fu moult lie et reçut les messages tant honnoura-
blement come il pot , et luy envoia sa fille aournée de
joiaulx et de riche atour , si comme il appartenoit à telle
dame. Le roy espousa la dame et la cueilli en grant amour.
Pierre de la Broce , maistre chambellenc du roy, moult
enflé et desdaigneux de ce que le roy amolt tant sa femme,
ot trop grant envie (1), et luy fu avis qu'il ne seroit plus si
privé de luy comme il estoit devant , et que la graut haul-
tesce où il estoit monté pourroit bien abaissier.
Si pourpensa de jour en jour coment il pourroit ape-
ticier l'amour cjui estoit entre le roy et la royne ; né ne re-
gardoit point le lieu dont il estoit venu né le bas estât où
(1) Les Gesla ajoalcnl ici : IH uliiini udjirutnbani.
TOM. Y. 4
38 LES GRANDES CHRONIQUES,
il avoit esté ; car , quant il vint à la court le roy Loys , il es-
toit un povre cirurgien et estoit né de Touraine (I) : si monta
tant en hault que le royPhelippe en fist son cliambellanc,
et que il ne fesoit riens fors par son conseil ; né les barons
né les prélas ne faisoient riens à court séné li faisoientgrans
préseus et grans dons.
Geste chose desplut moult aux barons , et orent grant in-
dignacion de ce que il avoit si grant puissance devers le roy ,
et faisoit si sa volenté ; né ne demandoit riens au roy , tant
feust grand chose, qui de riens lui feust esconduit. Il
requist au roy que maistre Pierre de Bavay , cousin sa femme,
feust évesque de Baieux , et tantost le roy voult et com-
manda qu'il feust évesque ; le chapitre de Baieux ne l'osa
contredii'e pour la doubtance du roy. Le roy maria ses fils
et ses filles là où il voult demander et commander , et tout
à sa volenté.
Henry, conte de Champaigne et roy de Navarre, mourut
celle année meisme. Sa femme demeura veuve et ot une
fille de luy qui avoit nom Jehanne , et estoit si petite que
elle gisoit au bercueil. Quant elle o'i la mort de son sei-
gneur, si se hasta moult de porter son enfant en France
pour la doubtance de ceux de Navarre , qu'il ne luy en
féissent ennuy ou aucun contraire. Le roy Phelippe re-
ceut l'enfant doulcement et volentiers , et le fist nourrir
à sa court avec ses gens et ses enians, tant que elle feust en
aage que il la peust donner à aucun hault homme à marier.
Pour ceste chose faire et accomplir au prouffit de l'enfant,
le roy euvoia maistre Huilasse de Biaumarchais en Na-
varre , et si luy commanda qu'il receust en son nom et
(1) Plusieurs aclos conlcmpornins prouvent que Pierre de la Brosse
ctoit d'une naissance plus relevée qu'on ne le supposolt après sa mort.
Voyez les pièces jus'.ificalivcs rie la Complainte de Pierre de la Brosse,
publiée par M. Jubinal.
(1274.) PHELIPPE III. 39
comme tuteur et garde de l'enfant, les hommages des barons
de Navarre. Monseigneur Huitasse se hasta moult de faire
son commandement, et vint au plus tost qu'il pot en la
contrée de Navarre , et monstra le commandement le roy
de France aux barons et aux bourgois du pais ; et s'arresla
tout premièrement en la cité de Pampelune et fist illec sa
garnison des François et de sa gent (1) ; et s'en ala par chas-
teaulx et par cités en faisant le prouffit et l'honneur du
roy au mielx qu'il pot et qu'il sot, en recevant les hommages
et les sermens des barons du païs.
XX.
Dit couronnemenl la royne Marie.
Prélas et barons du royaume de France et d'Alemaigne(2)
s'assemblèrent et vindrent à Paris , et de pluseurs autres
nacions , pour ce que la royne Marie devoit estre couron-
née. Si fu l'assemblée moult grant et moult belle de hauLv
princes, de haulx hommes et de moult grans barons. L'ar-
chevesque de Rains chanta la grant messe ; après ce que il
Tôt chantée , il mist la couroinie sur le chief la royne Ma-
rie , et la sacra et benéy ainsi comme il ont acoustumé eu
France , et fu droitement le jour de la feste saint Jehan-
Baptiste, l'an de grâce mil deux cens soixante et quinze.
La feste fu moult noble et moult belle , si que à paines le
(1) Sa cjarimon des François el de sa gent. « Perlransiensque usquè
» ad Pampilionem regni illius regiam civila'.em , garnisionem suam cl
» gcntes suas Francigcnas luliori loco quô potuit, sagaciler introdiixit. i>
(GcslaPhil. m.)
(2) Par Allemagne il faut entendre ici sans doute le Brabanl et le
Hainaut, qu'on désignoit également sous le nom général de Pays Tliiois.
40 LES GRANDES CHRONIQUES,
pomrolt nul raconter. Les chevaliers estoient vestus de
dras de diverses couleurs. Une fois estoient en vair et l'au-
ti'e en gris, en vert ou en escarlate , et en pluseurs autres no-
bles couleurs ; les ferniaus d'or es poitrines , et sus les cs-
paules de grosses pierres précieuses , si comme esmcraudes,
saphirs, jacintes , pelles, rubis et pluseurs autres pierres
précieuses de pluseurs autres manières. Si avoient aniaux
d'or es dois aournés de riches diamans et de riches topazes,
et estoient leur chefs (1) aournés de riches treçoirs et de ri-
ches guimples toutes tissuesà fin or et couvertes de pelles et
autres pierres.
Les bourgois de Paris firent feste moult grant et moult
soUempnel , et encourtinèrent la ville de riches dras de
diverses couleurs et de pailes et de cendaux. Les dames et
les pucelles s'esbaudissoient en chantant diverses chançons
et diverses motés. Quant la feste fu passée, l'arcevesque de
Sens vint devant le légat Simon, prestre et cardinal de
l'églyse de Saincte-Cécile , et dist au légat , en complaiu-
gnant, que il luy féist droit de l'arcevesque de Rains qui
luy faisoit tort de ce cpie il avoit couronnée la royne Marie
de France en sa diocèse, et que à luy n'appartenoit riens de
ce faire , se ce n'estoit en sa province, en la cité de Rains ;
et monstra l'arcevesque de Sens une épistre, qui pièce a fu
accomplie et confennée par Yvon évesque de Chartres , en
laquelle il estoit contenu que l'arcevesque de Rains ne se
doit entremestre du couronnement au roy de France de
nulle riens hors de sa province. Si fu respondu de par le
roy de France à l'arcevesque que à tort et sans raison s'en
plaingnoit, car la chapelle le roy qui est à Paris où la royne fu
couronnée, est exempte et n'est de riens en sa juridiccion.
(1) Et estaient leur cMefs. Le msc. n» 6, Sup. fr., porte : « Et estoient
» leurs atournés de riches (juimpes. » Il faudroil, je crois, partout : Et es-
toient leur femmes , etc. — Pelles. Perles.
(1276.) PHELIPPE III. 41
XXI.
De la mort Fcnaal d'Espaigne.
Celle aiint'e meisine mourut Ferrant , l'ainsné fils au
roy de Castelle. Ce Ferrant avoit espousce Blanche , la fille
au roy Loys , en celle fourme et en celle manière que se
Blanche avoit hoirs du fils au roy d'Espaigne , c|ue le
royaume venroit , après la mort du père et de l'aiol , aux
enfans de ladite Blanche entièrement. Quant Ferrant fu
mort , Blanche sa femme demoura veufve à tout deux en-
fans que elle ot de luy , Ferrant et Alphonse, qui dévoient
par droit après la mort de leur aiol , avoir le royaume d'Es-
paigne , si comme il avoit esté en convent entre le sainct
roy Loys et le roy de Castelle. Pour ce furent ces choses
affermées et octroiées des deux roys et des barons d'Espai-
gne; car le roy saint Loys avoit aucun droit au royaume
d'Espaigne de par madame Blanche sa mère qui fu fille du
roy de Castelle qui jadis fu.
De toutes les convenances que le roy de Castelle avoit
jurées à tenir il n'en fu rien , ains manda les barons de son
royaume et leur pria qu'il féisscnt hommage à Sanse son
fils, et qu'il estoit enferme de son corps et paralitique, et
que il ne povoit plus le royaume maintenir.
En celle manière déshérita les enfans de son premier fils,
né à Blanche leur mère il ne donna né rente né douaire
né nulle autre chose dont elle péust vivre. La bonne dame
demoura toute esbahie et toute esgarée entre les Espaignols
qui guaires ne l'avoient chière.
Le roy de France sot bien le povre estât où sa suer es-
toit , et comment ses ncpveus estoient déshérités : si en fu
moult durement dolent et couroucié. Si se conseilla co-
4.
42 LES GRANDES CHRONIQUES,
ment et eu quelle manière il poui'ioit avoir sa suer, né oster
tle la chetivelé où elle estoit. Si envoia au roy d'Espaigne
uicssire Jehan d'Acre bouteillier de France , et luy manda
que il gardast bien c]ue le douaire de Blanche sa suer ne
feust par luy né par autre troublé et enipeschié , et que le
droit que ses nepveux avoient au royaume de Castelle leur
feust gardé ; et se il ne voulloit ce faire, au moins qu'il luy
envoiast sa suer et ses deux enfans , et qu'il leur livrast sauf
conduit juscjues à tant qu'ils feussent retoui-nés en France.
Au roy d'Espaigne vindrent les messages et luy racon-
tèrent mot à mot ce que leur seigneur leur avoit commandé.
Mais il refusa tout, et dist qu'il n'en feroit riens , et fu en-
flé et couroucié de ce que le roy de France luy avoit mandé.
Les évesques qui apperceurent la tricherie du roy , lui re-
quisrent cjue puisque autre chose n'en voulloit faire, qu'il
en laissast aller Blanche et ses deux enfans au roy de France
son frère. Il c}ui fu courroucié et enflé d'aucunes paroles
qu'il luy avoient dites, respondi tout estrousséement (1) que
il l'emmenassent quelle partcju'il voudroient, et qu'il n'en
faisoit force (2).
Quant il orent ainsi estrivé par paroles de ramposnes, les
messages s'en jiartirent et se mistrent au chemin et emmenè-
rent Blanche. Les messages se doubtèrent moult que le roy
ne leur féist aucun agait et aucun encombrement ; si
se hastèrent de chevauchier et d'aler par jour et par
nuit , tant qu'il vindrent à un pas qu'il ne povoient eschi-
ver , et passèrent tout oultre sans nul péril : car les espies au
roy d'Espaigne ne se sorent tant haster qu'il leur peussent
venir au devant.
Ainsi eschapèrent des mains à leur ennemis , sans perte
et sans dommage. Aucuns des barons d'Espaigne virent
(1) EstroiisséeiueiU, ou .-l eslrous. Violemment.
{'i) Il >i' en faisoil force. Il n'y mctloit pas d'obstacle.
(1275.) I'HIlLIPPE III. 43
que le roy leur seigneur aloit contre son serement de ce
qu'il avoit en convenant au roy de France , si ne vouldrent
faire hommage à Sanse son fils qui jà estoit en possession
du royaume d'Espaigne : entre lesquels Jehan Monge(l)
en ful'un. Pour la raison de ce, le roy d'Espaigne luy toUi
toute sa terre ; et cil s'en vint en France au roy Phelippe,
et lui dist qu'il estoit prest et appareillié d'aler contre le
roy d'Espaigne et de luy grever tant comme il pourroit,
comme cil qui estoit parjure et qui avoit faussé son serement.
Le roy Phelippe qui bien sot la vérité, le reçut moult
honnourablement , et luy dist qu'il ne s'esmaiast point, et
luy donna grans dons et luy fist admenistrer une grant
somme d'argent pour faire ses despens. Jasoit ce que le
roy fu moult esmeu d'aler contre le royaume d'Espaigne ,
ne voult-il pas assembler son ost jusques à tant qu'il feust
conseillié aux prélas et aux barons de son royaume et que
il eust autres messages envoies au roy d'Espaigne, pour
savoir s'il feust hors de son mauvais propos.
Incidence. — Robert conte d'Artois ala visiter le roy de Se-
cile, Charles son oncle, et demoura avec luy une pièce de
temps en Puille et en Calabre; tant que il luy prist talent
de retourner en France. A Rome vint pour visiter les apos-
Ires; sa femme qu'il ot avec luy amenée, acoucha malade
et mourut , et fu enterrée en l'églyse Sainct-Pierre l'apos-
tre. Le conte Robert fu moult dolent de sa femuîe , car
elle estoit plaine de grant bonté et sage et de grant parage.
Deux enfansen demoura au conte; Phelippe et Robert, et
une fille qui puis fu femme Ancelin de Bourgoigne (2).
Ainsois que le conte d'Artois fust retourné en son pays, le
(1) Monrje. « Joanncs Nunnii miIesstrenu)Ssimus.)>(Geslarcg.Philippiiii,
pag. 531.) isunnim, c'est le ISunhs espagnol.
(2) Ancelin de iourçjoiijnc. « Othcllnus cornes Burgundiœ. » (Id.) Olhon
ou oihelin.
4i LES GRANDES CHRONIQUES,
loy Phelippe donna sa seur qui fu (1) femme au roy Henry de
Navarre , à Aimont, frère le roy Edouart d'Angleterre, par
le conseil la royne Marguerite sa mère. Quant le conte d'Ar-
tois le sot, si luy desplut moult et en fu forment couroucié,
car il pensoit bien que le roy d'Angleterre n'avoit nulle
amour au roy de France.
En ce contemple, Amaury, clerc, fils le conte Simou de
Montfort qui avoit été occis si comme nous avons dit des-
sus (2), menoit par mer une sienne seur qu'il avoit, au conte
de Gales, pour ce que le conte de Gales la devoit prendre
à femme. Si comme il estoient en haute mer , les espies au
roy d'Angleterre luy vindrent au devant, et les emmenèrent
pris et liés devant le roy ; le dit Edouart le fist mettre en
prison, et luy tint longuement. Quant Léolin, le prince de
Gales le sot , si en fu moult dolent ; si manda au roy d'An-
gleterre que il luy rendist sa femme , et s'il ne vouloit ce
faire, il seroit son ennemi et son contraire en toutes manières.
Le roy d'Angleterre luy manda cju'il venist à luy ainsi
comme son homme, et il auroit conseil qu'il en devoit faire.
Léolin ne voult de riens obéir à son commandement, ains
assembla sa gent et garni ses chastiaux et ses marches et
meismement une montaigne fort et delFensable , garnie de
chastiaux et de forteresces que on appelloit Senandonne (3).
Au roy Edouart fu conté et dit coment il se garnissoit , et
coment il occioit tous les Anglois qui venoient en sa terre.
Il assembla son ost et se féri en Gales et en chaça Léolin
jusques au Senandonne, et gasta et ardi tout le pays. Plus
avant ne pot aler pour la montaigne qui estoit enclose de
(1) Sa srAif qui fu. La sœur du comte, qui alors étoit veuve de Henry
roi de Navarre, Jehanne d'Artois.
(2) Voy. Vie de saint Louis, chap. 89.
(3) Senaiidoime.w Snowdon, qui servoit ordinairement d'asile aux Gallois,
quand ils cloicnt poursuivis par les Anglois. »(RapinThoyras, ad ann. 1277.)
(1270.) PHELIPPE IIF. 46
mareschières et de palus tout environ , et pour la niontai-
gne qui estoit fort et aspre.
Ilec denioura et assist la montaigne tout environ , et les
Galois se deffendirent bien et asprenient , et se férirent par
maintes fois es Angiois et en tuèrent assez, et emmenèrent
par maintes fois la proie au roy d'Angleterre. A la parfin les
tint le roy si court que Léolin vint à inercy ; mais ce ne fu
point sans grant perte de sa gent pour l'y ver qui estoit fort et
plain de pluie et de vent. Si fu accordé que Lcolin auroit
sa femme et que ses hoirs c|ui estoient de luy ne seroieut
seigneurs de Gales ainsi comme leur devanciers avolent esté,
et que Léolin seroit sans plus tenu pour prince tant comme
il vivroit. En telle manière rendit à Léolin sa femme et
l'espousa en sa présence ; et puis rendi Amaury , pour ce
qu'il estoit clerc, aux prélas d'Angleterre et leur commanda
le roy qu'il fust bien gardé , et que se il issoit hors sans
congié , que il les puniroit et en souffreroient paine. Mais
il fu puis délivré par le commandement l'apostole et vint en
France demourer.
XXII.
De la mort Loys, le premier fils le roy Phelippe.
L'an de grâce mil deux cens soixante seize ^ avint que Loys
le premier fils le roy Phelippe mouru et fu empoisonné ,
ainsi comme aucuns dient. Le roy en fu en souspeçon, et ceste
souspeçon mist en son cuer Pierre de la Broce, son maistre
chambellenc : car il inaintenoit et disoit en derrenier que ce
avoit fait la royne, et que elle feroit, se elle povoit, mourir les
autres, pour ce que le royaume peust venir aux enfans qui
estoient de son corps. La court de France en fu toute esmeue
4C LES GRANDES CHRONIQUES,
et en luunnui oient plnseurs (l), tant que le roy de France le
sot. Quant le roy oï telles parolles , si fu moult pensis qui
povoit avoir fait telles traïsons; et se pensa moult en quelle
manière né cornent il le pourroit savoir. Si luy fu dit et
conté que à Nivelle avoit une béguine qui estoit devine , et
qui disoit nouvelles des choses passées et à venir, et se con-
tenoit comme saincte femme et de bonne vie (2).
Et aussi avoit à Laon un homme qui estoit devin et vi-
dame de l'églyse de Laon, qui par art de nigiomance savoit
moult de choses secrètes ; et plus avant vers Alemaigne
estoit un convers qui Sarrasin avoit esté , qui grant maistre
et sage se faisoit de teles besoignes , et disoit moult de
choses qui sont à avenir. « Par Dieu » , distle roy, « aucun
» trouvera -l'en qui nous dira nouvelles de ce fait. » Si
appella son clerc cjui bien estoit privé et homme secret,
et luy pria qu'il alast vers Laon et à Nivelle pour savoir le-
quel de ces deux prophètes estoit le plus sage , et qui mieux
et plus certainement diroit la vérité de ce que l'en li deman-
deroit.
Le clerc ala à Laon et à Nivelle, et enquist et demanda, au
phis sagement cju'il pot , lequel estoit tenu au plus sage de
telle besoigne. Si trouva que la béguine estoit mieux creue
que les autres de ce que elle disoit. Au roy de France s'en
retourna et conta tout ce qu'il avoit trouvé. Le roy manda
l'abbé de Saint-Denys qui estoit nommé Macy, car il se fioit
moult en luy, et Pierre évesquede Baieux, qui estoit cousin
(1) C'est-à-dire que l'on soupçonnoit généralement la reine. C'éloil à
lort, sans doule; mais Pierre de la Brosse n'avoit peul-êire fait que prê-
ter l'oreille à des bruits dont on ne crut bien rcconnoitre la fausselé, il
l'aut le dire, qu'après la déclaration d'une vieille sorcière.
(2) « Erant lune duo pseudoproplietre in Francid , Viccdominus Lau-
duncnsis ecclesia; , et quidam sarabita pessimus ; qua;dam beguina Nivcl-
Icnsis tertia pseudoi>rophctissa. Qui nulla religione approbali, Deo
mentili, etc., etc. » (Gesla Pli. III, pag.532.)
(1276.) PHELIPPE Ilf. 47
Pierre de la Broce de par sa femme ; et puis leur commanda
qu'il alassent à celle béguine ; et que il enquérissent bien et
diligemment de celle besoigne de son fils. Au chemin se
mistrent et vindrent à Nivelle : si comme il furent descen-
dus , l'évesque s'en parti de la compaignie à l'abbé et fist
semblant qu'il voulloit dire son service : si s'en ala à celle
dame et luy fist pluseurs demandes de l'enfant le roy qui
avoit esté empoisonné , et luy pria moult cju'elle n'en dist
riens à l'abbé de Saint-Denys en France qui avec luy estoit
envoie.
L'abbé vint après et luy demanda de l'enfant, coment
il estoit aie. Et elle respondi : « J'ai parlé à l'évesque vostre
>) compaignon, et luy ay bien dit la vérité de quanqu'il m'a
» demandé , né plus né autre chose ne m'en demandés , car
» nulle riens ne vous en diroie. »
Quant l'abbé oï telles parolles , il en f u moult couroucié
et si pensa qu'il y avoit traïson. Lors s'en retournèrent là où
le roy estoit : et le roy parla premièrement à l'abbé et luy
demanda qu'il avoit trouvé de celle femme, et que elle avoit
dit? et il respondi que l'évesque y estoit premièrement aie
que luy , et que , quant il y ala après , elle ne luy voult au-
cune chose dire. Le roy manda tantost l'évesque et luy de-
manda que il âvoit fait , et coment celle femme avoit parlé
à luy ? L'évesque respondi : « Certes, monseigneur, ce qu'elle
» m'a dit est en confession, si que pour nulle riens ne le vous
» oseroie desclorre né dire. »
Quant le roy oï telles parolles, si fu irié et plain de mauta-
lent , et luy dist : « Par mon chief, Dant évesque, je ne vous
» avoie point envoie pour la confesser ; et par Dieu qui me
» fist, j'en sauray la vérité , né atant ne le layray pas. » Le
roy manda Thibaut évesque de Dol en Bretaigne , et frère
Aruoul de Iluisemalle , chevalier de l'ordre du Temple , et
leur commanda qu'il alassent à celle devine hastivcmcnt , et
48 LES GRANDES CHRONIQUES,
que il parlassent ensemble à elle. Lors se liastèrent moult les
niessagiers et vimlrent à la béguine ; et luy distrent qu'il
estoient messagiers au roy de France et que, pour Dieu, elle
leur dist vérité de quanqu.'il luy demanderoient.
Pluseurs demandes firent auxquelles elle respondi ;
quant A" int à la fin , elle leur dist : « Dictes au roy de France
» monseigneur, que il ne croie pas mauvaises paroles sus sa
» femme , car elle est bonne envers li et loial envers tous les
« siens, et de ijon cuer entièrement. » Les messages s'en vin-
drent au roy de France leur seigneur , et luy racontèrent
toutes les paroles que elle leur avolt dit , bien et loiaument
et toute la pure vérité. Dont pensa le roy qu'il avoit aucuns
en sa court et en son service qui ne luy estoient né bons né
loiaux ; sagement se contint et fist semblant à sa chière et
à sa contenance qu'il ne luy en fust riens.
XXIII
De la mtielc que le roy ftst pour alcr à Saui'cterre.
Le roy Phelippe ne mist pas en oubli la félonnie et la
desloyauté que le roy Alfons d'Espalgne avoit fait à sa suer :
si luy envoia messages et luy manda cju'il luy envoiast ses
nepveux , et que il assenast douaire souffisant à sa suer ; et
se il ne vouloit ce faire, il luy mandoit bien qu'il courroit
sur sa terre et cpie il en prendroit vengeance.
Les messages vindrent au roy d'Espaigne , et luy rec|ui-
vent, de par leur seigneur, qu'il envoiast les enfans au roy de
France leur oncle et que il tint les convenances que il leur
avoit juré et promis. Quant le roy ot oi les messages, il res-
pondi paroles d'orgueil et de beuban, et dist qu'il ne feroit
riens de quanqucs le roy de France li niandoit. Les mes-
(127G.) PHELIPPE III. 49
sages le def fièrent et luy distrent bien qu'il en venoit
sa terre gastée et arse. Lors se mistrent au chemin et rapor-
tèrent nouvelles au roy de ce qu'il avoient trouvé.
Le roy manda tantost tous les haulx hommes de son
royaume, et il vindrent de toutes pars ; néis (1) pluseurs ba-
rons d'Alemaigne y vindrent pour la grant amour qu'il
avoient au roy de France : si comme le conte de Bar ,
le duc de Breban , le conte de Julliers , le conte de
Lussembourc et pluseurs autres. Quant le roy ot apresté sa
besoigne , il vint à son patron , monseigneur saint Denys,
et prist congié à luy , et demanda l'oriflambe : l'abbé luy
mist en la main, et luy dist que Noslre-Seigneur luy don-
nast force et victoire d'abaissier l'orgueil de ses ennemis.
Tantost s'arrouta l'ost et passa tout oultre parmi Poitou et
parmi Gascoigne.
Quant il vindrent à l'entrée de Gascoigne , là s'arrestè-
rent pour ordener de leur besoigne. Si comme il estoient
ilec , les messages au roy d'Espaigne vindrent au roy, mais
il fu avant huit jours passés qu'il peussent parler à luy.
Quant 11 vindrent devant le roy si commencièrent à parler
grossement , ainsi comme en maintenant menaces ; et luy
distrent qu'il ne fust si hardi c[u'il entrast en Espaigne.
Pour chose qu'il déissent, le roy ne s'esmut né leur dit
paroles villaine né honteuse ; ainsois leur dist qu'il pensoit
à aler en Navarre et de passer oultre se il povoit. Les mes-
sages le deffièrent de par le roy d'Espaigne leur seigneur ;
puis s'en retournèrent en levu- pays. Tant ala l'ost avant
qu'il vint à une ville que on appelle Sauveterre en la terre
Gascon de Biart (2), assez près d'Espaigne.
Là s'assemblèrent toute la gent au roy de France de tou-
(1) Kéis. Même.
(2) Gnscon de Biart. Gaston do hùaii).—- Saiicclene , sur les frontières
de la Basse-Navarre et du Béarn.
5
/
50 LES GRANDES CHRONIQUES,
tes pars ; si furent si grant multitude qu'il n'estoit nul qui
les peust nombrer. Viande commença à apeticier et à faillir
en l'ost , né ne porent avoir clievance pour les chevaux ,
car il furent mal pourveus avant qu'il venissent au
port, né que il peussent passer les montaignes. Si atten-
dirent et séjournèrent ; et endemen tiers, yver commença à
approchier, les vens à haucier et les froidures à venir plai-
nes de pluie, de nois (1) et de gelée. Si comme l'ost estoit eu
tel point, aucuns traiteurs s'appi'ochièrent devers le roy et
luy firent entendant qu'il seroit bon de retourner , et qu'il
donnast congié à sa gent jusques au printemps , et que ses
garnisons fussent plus sagement ordonnées , pourveues et
atirées. IMoult fu grant dommage et grant perte quant l'ost
n'ala oïdtre , car il eussent prise toute Espaigne à leur vo-
lenté.
XXIV.
De Robert cl'yirlois qui fu cru'oic en Navarre de par le roy de
France.
Pou avant que le roy meust pour aler en Sauveterre ,
nouvelles vindrent que Huitasse de Biaumarchais estoit
assis au cliastiau de Pampelune des barons de Navarre, pour
ce que Huitasse qui la terre gardoit de par le roy de France
les voulloit corrigier d'aucunes mauvaises coustumes qu'il
maintenoient au pays. Si envoia liastivement Robert, conte
d'Artois et Imbert de Biaujeu(2), et leur commanda qu'il
secourussent liastivement son chevalier et sa gent, qui de
par luy y estoient aies, et que il préissent en leur aide ceux
(1) Kois. Neiges.
(2) Imbert de Bi au jeu. « Francix concstabularium. » ( Gesta Pli. Ilf,,
pag. 534.)
(V116.) PHELIPPE III. 51
de Tlioulouse et de Carcassonne et de Pierregort , et qu'il
appelassent eu leur aide Gascon de Biart et le conte de Foy.
Le conte d'Artois se liasta moult et mena avec luy vingt
mille hommes, que à pie que à cheval. Tant alèrent qu'il vin-
drent à un chastel qui est nommé Molans (1) et s'arrestèrent
ilec tant qu'il fussent conseilliés coment né par quel voie
il pourroient entrer en Navarre. Endementiers qu'd es-
toient en tel point , un prince de Navarre qui estoit nommé
Sanse (2) s'apperceut et avisa qu'il avoit mespris de ce qu'il
avoit esté contre le roy de France ; si ne voult plus estre
contraire à la gent le roy né faire nul encombrement. Garse
Morans (3) si fu couroucié de ce qu'il s'estoit ainsi tourné
devers le roy de France , si le fist espier afin cju'il le peust
trouver en tel point qu'il le peust occire. Si avint que Pierre
Sanse estoit couchié en son lit : tant fist cherchier qu'il le
trouva et l'occist et les chevaliers qui estoient de sa mes-
nie. Quant sa femme et ses enfans sorent sa mort , si man-
dèrentà monseigneur Huitasse que il luy aideroient en toutes
manières , mais il leur promist que il leur alderoit à vengier
la mort de Pierre Sanse. Ainsi comme il estoient en tel bri-
gue et en tel descort , le conte d'Artois se tenoit près des
pors (4) à grant foison de gent à pié et à cheval ; et ala
tant qu'il laissa les pors , et s'en vint par les mous de
Pirène et passa tout oultre par la terre d'Arragon et en-
tra au royaume de Navarre luy et tout son ost. Tant che-
vaucha et ala avant qu'il vint devant la cité de Pampelune,
(1) Molans. Versus fincm terrœ Gasconis de Biardo , in castello ipsius
quod Mollans nuncupatur. » [UL, id.) Ce duit être Mauléon.
(2) Sanse. « Petrus Sances. »
(3) Garse Morans... « Garsium Morani , régis Franciae adversariorum
principem et capilaneum... » {id., id.)
(4) Des Pors. C'est-à-dire près des clicniins par lesquels on pénélroit
dans les Pyrénées. De là, la ville de Saint- Jean-Pied-de Port .
62 LES GRANDES CHRONIQUES.
droitement la veille de Nostre-Dame en septembre, et assié-
gea la'ville environ à tout son ost.
Garse Morans qvii avoit occis Pierre Sanse esloit
en la cité, maistre et capitaine de tous : avec luy estoient
pluseurs barons de Navarre qui par pluseurs fois avoient
assailli messire Huitasse ; et messire Huitasse leur donnoit
souvent grans assaus et les faisoit moult souvent reculer.
Quant le conte d'Artois vit qu'il ne voulloient issir hors né
venir en bataille contre luy, si fist ses engins drecier, et si fist
jecter pierres et mangonniaux qui abatoient devant eux
quanqu'il trouvoient, maisons, sales et palais. Si orent ceux
de dedcns grant paour , si qu'il ne sorent que faire né que
devenir , né n'avoient nulle espérance de sauveté se ce
n'estoit par fuite : et vindrent à Garse Morant, si luy de-
mandèrent qu'il pourroient faire , et il leur dist qu'il ne
se esbahissent de riens et que le matin il cliasceroit les
François du siège.
Quant ce vint à l'anuitier , il fist grans caroles et grans
tresches(Ii, et chanter à haute voix ^ pour donner
cuer à ses bourgois qui moult forment s'espoven-
toient : si disoit et maintenoit qu'il avoit trop grant désir
de combatre à ses ennemis. Si comme vint entour mienuit ,
que la nuit fu bien obscure et le peuple fu acoisié , Garse
Morsant et Golsant et les autres plus nobles de Navarre
issirent de Pampelune le plus seriement cju'il porent et
tournèrent en fuie.
Garse n'osa demourer en Navarre pour le lignage de Pierre
Sanse , ains s'en fouy tant comme il pot au roy de Castelle
qui le reçut et prist à garantir contre ses ennemis. Le peuple
de Pampelune fu moult troublé et les bourgois esbahis
quant il sorent que ceux qui les dévoient garantir s'en es-
(1) Tresches. Rondes, sarabandes.
(1-276.) PHELIPPE HI. 5â
toient fouys ; les nouvelles en vindient au conte d'Artois
qu'il s'en estoient ainsi aies , si en fu moult courroucié ,
car il avoit enpensé qu'il les piésenteroit au loy de
France.
Les esclievins de Panipelune mandèrent au conte d'Artois
que moult volentiers s'accorderoient à luy. Quant le conte
oï ce , si envoia le connestable de son ost à Pampelune. Si
comme il parloient ensemble, en quelle fourme il feroient
paix et en quelle manière , la piétaille coururent aux
armes et aux murs et aux defFenses de la cité , pour ce
que l'en parloit de paix; si entrèrent eus malgré leur
capitaines , cjui les encontredirent tant comme il poreut ;
si robèrent et prisrent quanqu'il porent trouver , et
occirent hommes et femmes , ainsi comme se ce feussent
Sarrasins. Et prenoient à force les veufves femmes et les
pucelles etsecouchièrentavec elles, et puis les despoillèrent
et toUirent quanqu'il avoient ; et n'espargnièrent né églyse
né moustier , ains s'en vindrent à la tombe du roy Henry
qui gisoit en l'églyse Nostre-Dame , et cuidèrent qu'elle
fust d'or et d'argent , si la despecièrent toute et esracliièrent
par pièces et par morceaux. Le conte d'Artois fist crier à
ban , par tout l'ost et en la cité , qu'il se tenissent en paix
et se souffrissent de mal faire , ou il les puniroit des corps.
Adoncques se restraindrent et tindrent de mal faire ,
pour la doubtance qu'il avoient du conte d'Artois qui
forment les menaçoit. Le conte d'Artois rasseura les
bourgois et les prist en sa garde et en sa deffense , et leur
rendi tant comme il pot de ce c|ui leur avoit esté tollu.
Quant la cité fu prise, le conte d'Artois la fist garnir de .sa
gent , et les fist entrer es forteresces pour deffendre et gar-
der la cité de leur ennemis. D'ilec se parti et ala partout le
royaume de Navarre et prist tout en sa main , né ne fu
nul qui li osast contredire né qui contre luy peust durer.
5.
64 LES GRANDES CHRONIQUES.
XXV.
Content le conle d'Artois ala parler au roy d'Espaione.
Quant Painpelune et toute la terre de Navarre fu en la inaiu
du conte d'Artois, nouvelles en vindrent au roy d'Espaigne; si
se doubta moult de luy et de son royaume. Si manda au
conte d'Artois , comme à son cliier cousin , salut et bonne
amour , et luy manda que volentiers parleroit à luy et le
verroit. Le conte d'Artois reçut les messages moult courtoi-
sement et les fist demourer avecques luy tant qu'il se fust
conseilllé. Tantost prist vui message , et envoia au roy de
France ce que le roy d'Espaigne luy requeroit (1) , et que
riens ne vouldroit faire sans son congié.
Le roy de France luy manda que bien luy plaisoit que il
y alast, comme cil qu'il tenoit pour bon et pour loial, et que
moult se fîoit en luy. Quant le conte d'Artois ot congié, si
se mist a u chemin et ala au roy d'Espaigne qui le reçut moult
liement et à grant feste ; et parlèrent ensemble de moult de
choses. Et moult luy pria le roy qu'il fist la paix de luy et
du roy de France. Le conle respondi que volentiers le fe-
roit. Ainsi comme il estoient ensemble, vint un message qui
aporta tout Testât et tout le secré et tout le pensé du roy
de France. Quant le roy ot oï le message , si dlst au conte
d'Artois : « Biau cousin, je ne suy point sans amis à la court
» de France , et ainsi me devriez-vous obéir et aidier, par
» raison de lignage ; j'ay tels amis qui bien me savent
(I) Ce que le roy , clc. C'est-à-dire : Pour lui donner avis de l'invitation
que lui faisoit le roi d'Espagne cl pour le prévenir qu'il attcndroit s;i
permission pour s'y rendre.
(127G.) PïIELIPrK lir. 55
» mander tout son couvine , et qu'il veut faire et qu'il a en
» pensé. »
Ainsi furent ensemble ne scay quans joui'S le roy et le conte,
et se déduisoient ensemble et se esbatoient ; tant que le conte
demanda congié et le roy luy donna volentiers. Et puis le
convoia et fist honneur et courtoisie, tant comme il pot. Le
conte d'Artois s'en vint tout droit en Navarre , et pensa
moult en ce que le roy d'Espaigne savoit Testât et le secré
du roy de France ; si chéy en souspeçon que ce venist de
Pierre de la Broce. Lors se conseilla à ses amis se ce
estoit bon qu'il s'en alast en France où il demourast ;
si luy fu loé cjue il pourroit seurement laissier la terre à
garder aux chevaliers de Pierre Sanse et à messire Huitasse
de Biauniarcliais, et aller en France s'il luy plaisoit. Le conte
prist les seremens des chevaliers de Pierre Sanse , et leur
pria moult de garder la terre en telle manière qu'il y eus-
sent honneur. A tant se départi et chevaucha tant qu'il
vint en France ; et dist et raconta au roy Phelippc tout ce
qu'il avoit oi et veu du roy d'Espaigne. Le roy pensa bien
que ce venoit d'aucuns de ses privés qui estoient en son ser-
vice. Pour ceste chose fu-il moult en doubtance à quels
gens né à quels personnes il se pourroit conseillier né dire
son secret.
Incidence. — Assez tost après , vindrent en France les
messages du royaume de Tharse , et denoncièrent au roy
Phelippe de par le roy de Tharse, leur seigneur , que se il
vouloit aler Oultre mer sur Sarrasins, que volentiers luy
aideroit en toutes les manières cju'il pourroit , et degent et
de conseil et de toutes autres choses dont il le pourroit
nidier. Ces messages qui vindrent de Tharse n'estoient
mie Tartarins , ains estoient Géorgiens. Les Géorgiens
sont près voisins aux Tartarins , et sont en leur subjection
et en leur commandement, et croient en Nostrc-Seigncur
50 LES GRANDES CHRONIQUES.
Jhésucrist. Il vindient à Saint-Denys en France célébrer la
Pasque par le comniandcuient le roy , comme bons cres-
tiens et parfais , selonc ce qu'il monstroient et le faisoient
assavoir.
Quant il orent séjourné en France tant comme il leur
plut , si s'en repairèrent et retournèrent , et alèrent en An-
gleterre et distrent au roy d'Angleterre ce meisnie que il
avoient dit au roy de France. L'an de grâce mil deux cens
soixante dix et sept, l'apostole Johan , qui devant estoit
nommé Pierre L'Espaingnol (1) , se vantoit assez souvent
quant il estoit avec ses plus privés qu'il devoit vivre lon-
guement , et que bien le savoit , selon la science de géomé-
trie et d'astronomie ; mais il ala tout autrement que il ne
disoit. Car si comme il séjournoit à Yiterbe, il fist faire
une chambre d'encoste le palais. Si comme il ala veoir la
besoigne coment elle se faisoit, une solive tresbucha de
liaut et cliéy sur luy, et le debrisa et quassa tant qu'il mou-
rut dedens les six jours de celle froissure : si fu enterré en
l'église Saiiït-Laurens , eu la cité meisme.
XXVI.
Cornent Pierre de la Brocefu pris et pendu.
En ce temps meisme advint cjue un message qui portoit
unes lettres acoucha malade à une abbaye. Si le sousprit le
malc|ueil vit bien que il luy convenoit mourir. Si appela
ceux de l'abbaye, et leur ûst promettre et jurer que il ne bail-
leroient les lettres à nulle personne vivant né à nul homme
(1) Pierre L'EspaUjnol. « Joannes XX nalioiie Hispanus. » ( Gesta
rii, III, pag. 630.) Pierre d'Espagne étoit grand médecin.
(1277.) THELIPPE 111. 57
fors à la propre personne du loy de Fiance. Quant le nies-
sagier fu mort , un moine de laiens prist les lettres par le
congié de son prieur , et les porta tout droit au roy de
France à Meleun sur Saine où il estoit.
Le roy reçut le moine liement et luy fist bonne chière,
puis entra en une chambre pour estre plus privéement , et
appela aucuns de ses privés, et fist ouvrir la boi.ste, et aussi
regarder de quel séel elle estoit séellée. Si trouva-l'en
que c'estoitle séel Pierre de la Broce. Si ouvri-on les lectres,
mais ce qui dedens estoit escript ne vouU-on point descripre
né faire assavoir (1). Moult se merveillèrent ceux qui les
lectres virent de ce qui estoit dedens. Tantost le roy se
parti de Meleun et s'en vint à Paris , et séjourna ilec trois
jours. D'ilec se parti et ala au bois de Yincennes. Là fu
mandé Pierre de la Broce , et pris et mené en prison ;
après il fu mené à Yanville (2), et fu mis en la maistre tour.
Nouvelles vindrent à l'évesque de Baieux que Pierre de
la Broce son cousin estoit en prison. Si s'en ala au plus tost
qu'il pot à la court de Romme , et se mist en la garde de
l'apostole. Ne demoura guaires que Pierre de la Broce fu
mené à Paris. Si furent mandés pluseurs des barons de
France pour oïr le jugement Pieri-e de la Broce, et pourquoy
c'estoit et comment il avoit desservi mort.
Quant les barons furent assemblés , Pierre fu tantost
délivré au bourrel de Paris qui peut les larrons , à un bien
matin , ains souleil levant. Si le convoièrent au gibet les
ducs de Bourgoigne et de Breban et le conte d'Artois , et
pluseurs autres barons et hommes nobles. Le commun peu-
ple de Paris s'esmut de toutes pars , et coururent hommes
et femmes après; car il ne povoient croire que homme
(1) Ne voult-on point faire assavoir. « Et adhuc est ignoratuni. » (Gcsla
Ph. 111.)
(2) Yanville. Janvillc, dans le Beauvaisis.
68 LES GRANDES CHRONIQUES,
de si hault estât fust dévalé au bas. Le bounel luy mist
la corde entour le col , et luy demanda s'il vouUoit riens
dire, et il dit que nennil. Tantost le bourrel osta l'escliielle,
et le laissa aler entre les larrons.
Nul ne se doit fier en hautesce mondainne né en son
grant estât. Car la roe de fortune qui ne se tient en un point
né en un estât l'aura tantost dévalé et mis au bas. Tous
ceux que Pierre de la Broce avoit mis à court né de riens
avanciés furent boutés bors du service , né nul n'en de-
moura que l'en péust savoir (I).
(1) Le chroniqueur de Saint-Denis , dans toule l'hisloire de Pierre de
la Brosse , a omis celles des réflexions de Nangis qui pouvoient rendre
problématique le crime de cet infortuné favori. « Cujus mortis causa
» apud \u\guii iiicoçiiiiia , magnam cunclis qui audierunt admirationem et
» murmuralionis maleriam minislravit. » Ce qu'il y eut de mieux prouvé
dans toute l'affaire , ce fut la haine vouée par tous les grands à Pierre de
la Broce. Les révélations de la béguine de Nivelle, les propos du comte
d'Artois , les mystérieuses dépêches apportées par un moine dont on ne
cite pas même l'abbaye, tout avoit été mis en usage auprès du plus crédule
des rois, tandis que Marie de Brabant faisoit aisément tourner contre le
favori le crédit que lui donnoit l'amour de son époux. Cependant, tous
nos historiens modernes ont, à qui mieux mieux, déversé l'injure sur le
malheureux Pierre de la Brosse. Il faut pourtant en excepter ÎM. Daunou,
Histoire lia retire, t. xix, pag. 407 et 408, et M. Achille Jubinul, éditeur
d'un recueil curieux de pièces de vers faites à l'occasion de cette illustre
disgrâce. C'est pourtant une réhabilitation possible que celle du ministre
de Philippe-le-Hardi : indépendamment de l'auteur des Cesla, nous avons
le témoignage d'un contemporain bien plus illustre, de Dante lui-même
qui se trouvoil à Paris i)eu d'années après l'événement. Dante a placé
Pierre de la Brosse dans son Purgatoire parmi les négligens : voici la
précieuse mention qu'il lui a consacrée :
Vidi l'anima divisa
Dal corpo suo per astie et per invcggia,
(Come dicea,) non per colpa commisa ;
Pier délia Broccia dico , c qui proveggia
3Ientr'é di qua la donna di Bri'banle,
Si chc i)ero non sia di peggior grcggia.
« Je vis l'amc qui fu séparée du corps par ressentiment et par envie,
» ainsi qu'on le disoit. Je parle do Pierre de la Brossej et puisse la dame
(1278.) PHELIPPE III. 59
XXVII.
Dn Soudan de Bahiloine.
Bondodar, le Soudan de Babiloine, avolt destruit la cité
d'Antioche , puis se tourna devers les clirestiens, et leur
fist assez de maulx et de grief. Eu ce temps nieisme que
Pierre de la Broce fu destruit, les Tartarins furent moult
courouciés de ce c[ue Bondodar menoit si grant niaistrie en
la terre d'Oultre-nier, si assaillirent Turquie et luy mandè-
rent bataille. Le soudan assembla tant de gent comme il pot
avoir, et vint contre eulx en bataille; les Tartarins leur
coururent sus et en detrenchièrent et occistrent une grant
partie ; le soudan meisme fu navré à mort , et se fit porter
à Damas : ilec mourut des plaies qu'il ot eues. Son fils fu
élu à Soudan après la mort de son père : mais il ne le tint
mie longuement en paix , car pluseurs admiraulx firent
consjiiration contre luy, et le assistrent en un chastel que
l'en nomme le Crac qui siet assez près de Babdoine : tant
crut et moulteplia le descort entre eux que l'une partie
occis t l'autre.
XXVIII.
De la voie que le roy de France fist au Mont de Marchant.
Le roy Phelippe assembla grant partie de ses barons et
s'en ala en Gascoigne à une ville qui est nommée le Mont
de Marchant (1). D'autre part vint le roy d'Espaigne avec des
» de Brabant, pendant qu'elle vit encore, pourvoir à ne pas être un
>> jour rejetée dans une plus coupable Iroupe. »
Ce tercet du Dante suffit pour faire pencher la balance en faveur de la
Brosse.
(!) Monl de Marchant. Mont-de-Marsan.
60 LES GRANDES CHRONIQUES,
plus nobles hommes de son pais et commencièreiit à parler
de l'injure et du descort que le roy d'Espaigne faisoit à
ma dame Blanche et à ses enfans. Le roy d'Espaigne estoit
à séjour à Bayonne , si comme messages aloient et venoient
d'une part et d'autre. Si comme les deux roys estoient
ainsi comme à accort , les messages vindrent et apportè-
rent commandement de l'apostole que les deux roys féissent
paix et s'accordassent ensemble bonnement sus paine
d'escomnieniement , si que ce fust au prouffit et à louange
de saincte églyse.
Quant le roy de France oï tels paroles , si ne voult qu'il
en fust parlé , ains se départi tantost du Mont de Mar-
chant , et s'en ala tantost à Thoulouse. Si luy vint le roy
d'Arragon , luy et grant compaignie de nobles hommes ,
pour l'y faire révérance et honneur. Le roy le receut moult
lienient et luy donna grans dons , et luy fist grant courtoi-
sie. Quant le roy d'Arragon ot esté avec le roy de France
tant comme il luy plut , si prist congié et s'en retourna en
sa terre , et trouva sa femme qui avoit nom Constance ,
fdle de Mainfroy le dampné et l'escommenié : si luy dit (1)
cornent et en quel manière il porroit avoir le royaume de
Secile. Et le roy Pierre luy demanda se elle avoit oï nulle
nouvelle certaine de Palerme et Messines? et celle luy res-
pondi que si il les voulloit aidier que il le recevroient à
seigneur et à roy , et seroient de tout leur povoir contre
le roy Charles , né jamais né le tendroient à seigneur.
(1) si luy dit. \lors Constance lui dit.
(1280.) PHELIPPE III. Ui
XXIX.
Incident du fleuve de Saine.
Selon le temps de grâce mil deux cens quatre vins , le
fleuve de Saine issy hors de son chanel et espandi par tout
le pais. Et vint à si grant ravine à Paris , qu'elle rompi la
maistre arche de Grand pont et quassa et froissa des aultres
jusques à six , et rompi de Petit pont lagreigneur partie , et
enclost Paris de toutes pars, si que nul ne pooit aler né venir
fors que par iiavie.
L'an de grâce mil deux cens quatre ving et un , monsei-
gneur de Mont Pincien (1) en Brie , prestre et cardinal de
Saincte-Cecile, fu sacré à apostole , et fu appelle Martin.
XXX.
Cornent ceulx de Secile se retournèrent contre le roy Charles.
Celle année meisme , Pierre roy d'Arragon fu moult en-
talenté (2) des malices sa femme , et la crut de quanque
elle disoit. Elle affermoit certainement et faisoit enten-
dant à son baron qu'elle estoit hoir du royaume de Secile ,
et le tenoit pour trop failly , pour ce qu'il ne s'offroit à
eux pour estre leur seigneur , comme ceux qui le recjue-
roient chascun jour.
Quant le roy ot oi et sceu et escouté teles paroles, si
(1) Monl Pincien. « Montpincem » vel « Monspicii. » Variantes: Monl-
pnyen. Il s'agit ici de Martin IV (Simon de Brie, de Moy.tpencien , ou de
1\lnnt\nlloy, en Champagne.
(2) Entalenté. Excité , anime , aiguillonné par.
6
(i2 LES GRANDES CHRONIQUES,
envoia deux clievaliPis pour veoir la contenance et la ma-
nière du pays ; et furent moult bien receus et honnou-
rés des plus haulx hommes de la contrc'e , et promis-
trent et jurèrent que il recevroient le roy comme leur sei-
gneur. Quant les messages orent fournie leur besoigne , si
s'en retournèrent et emmenèrent avec eux des plus haulx
hommes et des plus renommés de Secile, pour mieux affer-
mer et entériner la besoigne. Si tost comme la chose fu
affermée et asseurée d'une part et d'autre , ceux de Palerme
et de Messines et des autres bonnes villes, signèrent (1) les
huis des François par nuit ; et quant ce vint au point du
jour, qu'il porent environ eux veoir, si occirent tous ceux
qu'il porent trouver, né n'en furent espargniés né vieulx
né jeunes, que tous ne feussent mis à l'espée, néis les fem-
mes enceintes des François furent toutes occises , que nulle
n'en demoura.
Aucuns en y avoit qui , par grant félonnie, les aouvroient
par les costés , et en sachoient les jeunes créatures et les
jectoient contre les parois et en faisoicnt hors issir les en-
trailles. Leroy (2) appareilla sa navie et tant de gent comme
il pot avoir pour aidier au roy de Secile , contre le roy
Charles, se mestier en feust ; si envoia endementiers à l'a-
postole qu'il luy félst secours et aide, et que il luy octroiast
les dismes de saiucte églyse en son royaume; que son
propos estoit d'aler oultre-mer sur les Sarrasins.
L'apostole qui jà se doubtoit de luy né ne savoit s'il di-
soit voir ou non , luy respondi que moult volentiers luy
aideroit des biens de la crestienté et de saincte églyse ,
mais que il commençast la besoigne , et que il peust ap-
percevoir la fin où iltendoit.
(1) Siaiièreiit. Marqueront.
{"2) Le roij. Pierre d'Aragon.
(1282.) PHELIPPE III. 63
XXXI.
De la venue au roy cV Arragon en Secile,
Quant Pierre d'Arragon ot oi et veu la voleiité l'apostole ,
il entra en mer , et furent les voiles dreciées. Les vens ne
luy furent de riens contraires , si s'en vint tout droit au
port de Thunes devers les destrois des niontaignes. Si trouva
ilec moult gi-ant foison de Sarrasins qui vouldrent deflendre
le port , car il cuidoient qu'il voulsissent prendre port à
terre, si combatirent à luy : en ce poindre il perdi trois mille
hommes par nombre.
Ilec demoura et actendi ne say quans jours , et manda
ceux de Messines et de Palerme qu'ils ne se doubtassent
de riens du roy Charles , car il avoit bien si grant gent et si
grant force qu'il estoit certain d'avoir la victoire et la sei-
gneurie. Si comme ces choses estoient en tel point, nouvelles
vindrent au roy de Secile que tous les François avoient esté
occis qui estoient en Secile , et que toute Secile estoit tour-
née contre kiy, et que le roy d'Arragon estoit en possession
du royaume de Secile. Il manda tantost toutes ces choses à
l'apostole Martin, et à son nepveule roy de France. L'apos-
tole ala tantost à Orbetine (1) et assembla tout le peuple du
pais et leur admonesta et dist que nul fust contre le roy
Charles né de riens son contraire, car le royaume tenoit-il et
devoit tenir de l'églyse de Romme , et que en l'aide de ceux
de Secile né en leur commandement ne fussent en riens
obéissans en nulle manière ; et ce commandoit-il et voulloit
que ce fust, sus paine de sentence d'escommeniement.
(1) Orbetine, « Urbcm velerem. » C'est Orvicte.
Ci LES GRANDES CHRONIQUES.
Quant il ot ainsi sernioné et amonesté le peuple , si
envoia un de ses cardinaulx eu la contrée, niaistie Girait
de Parme , évesque de Saincte-Sabine , pour ce qu'il rap-
pellast ceux du royaume de Secile à paix et à concorde
envers le roy Charles. Si comme ce cardinal vint vers le ri-
vage de la mer , ceux de Messines et de Palcrme luy vin-
drent au devant à l'encontre , pour ce qu'il ne vouldrenl
en nule manière qu'il passast oultre ; et luy distrent que le
roy d'Arragon estoit tourné et entré en Secile , et avoit
tous le pais tourné à luy pour la raison de sa femme qui
déust estre droit hoir du royaume.
Le cardinal vit bien que ceux de Secile tenoient le roy
d'Arragon pour leur seigneur , et que nulle paix né nulle
amour ne trouveroit à eux ; si s'en retourna et raconta à
1 apostole coment les choses estoient alées ; et avec tout ce ,
la plus grant partie de la Calabre s'estoit à eux accordée.
XXXII.
Coment Messines fu assise du roy Charles.
Si comme ces choses estoient en ce point, le roy Charles
envoia son fils , prince de Salerne , pour avoir secours et
aide contre ses ennemis. Avec ce, il assembla tant de gent
et tels comme il pot avoir, si passa le far de Messines.
Les bourgois de la ville furent sousprins et esbahis de sa
venue, nén'estoient point garnis d'armes né d'autres cho-
ses deffensables. Si fu bien dit et raconté au roy et à sa gent
qu'il pourroit de legier prendre la ville , mais le roy ot
pitié de destruire si noble cité, si envoia à ceux de dedens
messagiers , et leur fist dire qu'il leur seroit assez débon-
naire et leur pardonneroit de legier son maniaient. Les
(1282.) PHELIPPE III. (i5
bourgois reqùistrent et demandèrent espace tant qn'il eus-
sent parlé ensemble ; le roy leur octroia volentiers.
Endementiers , il se garnirent d'armes et mandèrent se-
cours par toute la terre de Secile , tant qu'il furent garnis ;
et quant il furent garnis, si ne vouldrent fiiire chose que le
roy leur requist. Le roy avoit mauvaisement retenu ce
proverbe que on dit en France : « Qui ne fait quant il puefe
» ne fait mie quant il vuelt. »
Le roy commanda que la cité fust assaillie , mais nulle
riens n'y porent mesfaire , tant que le roy ot conseil du
conte de l'Aceurre (1) cjui puis fu prouvé pour traitre
comme il apparut puis le décès du roy Charles , qu'il
s'en retournast en Calabre. Lors se traïst le roy arrières, et
se mist es plains Saint-Martin, que ceux de Puille né de Ca-
labre ne se retournassent contre luy ; et ilec attendist tant
cjue son fils fust retourné de querre le secours de France. Et
fist despecier toutes les nefs qui estoient sur le rivage du
Far , garnies d'armes et d'autres biens poui' secourre la
terre d'Oultre-mer ; que il ne venissent par aucune aventure
es mains de ses ennemis.
Quant le roy Charles ot laissié le siège de Messines , le
roy d'Arragon plain de orgueil et de beuban se fist couron-
ner du royaume de Secile en despit de luy, et luy manda
par ses lettres que il ne feust si hardi sur sa vie perdre que
plus y demeurast. Les nouvelles en vindrent à l'apostole ,
si se conseilla à ses cardinaulx que il pourroit faire du roy
d'Arragon qui tant estoit contraire à saincte églyse : et si
l'escommenia et condempna du royaume d'Arragon , et le
donna à Charles conte de Valois , fils au roy Phelippe
de France , et en fist lettres sceellées de tous les sceauLx des
cardinaulx de Rome.
(1) De l'Aceurre ou d'Acerrea, « Conùlis Accrrariim. »
ee LES GRANDES CHRONIQUES.
XXXIII.
Du poisson semblable au lyon.
Il avilit , au mois de février en l'an de grâce mil
deux cens quatre- vingt et un, que un poisson fu pris en
la mer qui avoit semblance de lyon. Il fu aporté devant
l'apostole à Orbetine , et disoient les mariniers quant il fu
pris qu'il jectoit merveilleusement horribles et espoventa-
bles cris.
En ce meisme temps il fu si grant descort, à Paris, entre
les nations des Anglois et des Picars escoliers, que l'en cuidoit
bien que l'estude se deust du tout départir de Paris ; et
furent mis en prison au chastelet de Paris, pour la doubtance
qu'il ne s'entre océissent.
Le Soudan de Babiloine se combati aux Sarrasins , si fu
occis de sa gent jusques à cinquante mil , et le chacièrent
huit journées dedens sa terre. Le Soudan rassembla sa
gent et tout son povoir , et se combati de rechief aux Tar-
tarins. Tant se combatirent c|ue les Tartarins furent vain-
cus , et perdirent de leur gens environ trente mille.
En celle saison et en ce temps commença saint Loys àfaire
miracles au rovaume de France.
XXXIV.
Du secours qui vint de France au roy Charles.
Pierre conte d'Alençon, frère du roy de France, et Ro-
bert conte d'Artois , le duc de Bourgoigne (1), le conte de
(1) « Olhelinus, )>
(1283.) PHELIPPE HI. G7
Dainpmartin (1), le conte de Bouloigne, le seigneur de Mont-
morency (2) et moult d'autres nobles hommes, avec giant foi-
son de gens de pie , vindrent en icel temps nieisme pour
secourre le roy Charles de Secile ; et passèrent tout oultre
parmi Lombardie à bannières desploiées , sans nul encom-
brement. Tant chevauchièrent c[u'll vindrent es plaines de
Saint-Martin où le roy estoit.
Le roy fu moult lie de leur venue : si s'appareilla tantost
et ordonna ses batailles rengiëes, et passa tout oultre parmi
Calabre jusques à la Gatonne (3), et se mist en grant painc
de trouver ses ennemis. Ses adversaires qui bien savoient
sa venue , né s'osèrent combatre né approchier d'eux ,
ains fuioient dès que il les véoient venir aux chastiaux et
aux forteresces. Les autres qui estoient en leur navies , si se
boutoient en leur galies et puis tournoient en fuie. Le
roy d'Arragon qui bien savoit le pouvoir du roy Charles
et la hardiesce des François , se pourpensa par quel
barat né cornent il le pourroit concilier né décevoir ; car
il n'avoit talent d'aler contre luy à bataille. Si luy manda
que s'il estoit si osé né si hardi, que volenliers se combatroit
à luy corps à corps ; et que il prist cent chevaliei-s des plus
hardis qu'il pourroit trouver qui se combatroient contre
cent des plus esleus de son royaume , et que ce fust le pre-
mier jour de juing, es landes de Bordeaux, et que celui qui
seroit vaincu jamais n'eust point d'honneur , né ne por-
tast couronne. Quant le roy de Secile oi ce , si en fu moult
lie et respondi tantost que bien le vouloit.
Les convenances furent jurées et promises de chascune
partie. Tantost, le roy Charles manda toute l'affaire au roy
(!) « Johannes. »
(2) « Malliaeiis. (Gosta Pli. lU, p. .Vil.)
(3) A la Gatonne. « Usque Alagatonne cl alibi c(|uilabal. "
G8 LES GRANDES CHRONIQUES,
de Fiance , et luy manda qu'il fist faire cent ai meiues de
for, les plus belles et les meilleures que l'en pourroit trouver
né soubtillier. L'apostole Martin qui bien sot la besoigne
n'en fu point lie , car il se doubta moult et pensa que le
roy d'Arragon ne le faisoit fors par boisdie (1).
XXXV.
Conieiil le roy Charles vint à Bordiaux contre le roy cVArrogon.
Quant le roy de France ot entendu ce que son oncle luy
mandoit , si se merveilla moult coment le roy d'Arragon
osoit emprendre si grant besoigne contre le roy Charles ,
né contre les nobles combateurs qui tant de biaux fais de
chevalerie avoient fais. Si fist tantost aprester ce qu'il luy
avoit mandé, et se garni de chevaux et d'armes, et fist
assavoir à sa baronnie la besoigne si comme elle aloit. Et
si leur manda qu'il fussent avec luy à l'encontre de son
oncle, au jour nommé qui cstoit assigné aux deux parties.
Le roy Charles bailla en garde sa terre au prince de Salerne
son fils , et au conte d'Alençon et au conte d'Artois ; si s'en
vint droit à Ronae. L'apostole Martin le blasma moult for-
ment de celle besoigne qu'il avoit ainsi emprise , et les
cardinaux luy monstrèrc-nt qu'il povoit bien la chose lais-
sier este r.
Quant l'apostole vit qu'il n'en laisseroit riens à faire , si
luy bailla Jehan Colet (2) prestre et cardinal de saincte églyse
et de saincte Cécile , et luy donna plain povoir d'escomme-
nier et de condeinpner le roy d'Arragon , se il ne faisoit
satisfacion des injures que il faisoit à saincte églyse.
(1) Boisdk. Simuhilion. Variante : Loberie. (Msc. 9G50.)
(2) Colcl. Ou Choltei.
(1:283.) PHELIPPE III. C9
L'an de giace mil deux cens quatre-vings et trois vint le
roy Charles es landes de Bordiaux , au lieu et en la place
qui avoit esté accordée et jurée des deux parties. En la pré-
sence du roy de France et de ses barons se ofFri et présenta
par devant le seneschal de Gascoigne qui tenoit la court
contre le roy d'Arragon. Mais le roy d'Arragon ne vint né
ne contremanda né ne s'excusa de riens , fors que tant que,
la nuit de devant, il estoit venu au sénesclial reposteinent,
né n'avoit avec luy que deux chevaliers et luy dist qu'il ve-
noit acquiter son serement , et qu'il n'oseroit plus de-
meurer pour la doubtance du roy de France ; né plus n'en
fist, ains s'en parti tantost.
Le roy Charles et ses barons attendirent celle journée
sa venue , et tonte la nuit et toute la sepniaine. Quant
le roy de France vit ce , si en fu moult courroucié , si com-
manda à Jehan Nougne qui des parties d'Espaigne estoit
venu, ainsi comme nous avons devant dit , qu'il entrast en
Arragon et qu'il prist chevaliers et sergens tant comiue il
vouldroit. Celluy Jehan Nougne s'en ala en Navarre et se
féri au royaume d'Arragon , et ardi et prist et roba tout
avant luy; hommes et femmes s'en fuirent devant luy, et
laissierent leur biens et leur maisons, car garde ne se don-
noient de telle venue.
Tant ala avant, luy et sa gent, qu'il trouvèrent une tour
bien garnie de biens , si se férirent ens et robèrent quan-
qu'il trouvèrent, qu'il n'y laissierent riens : puis boutèrent
le feu dedens et la tresbucliièrent à terre. Bien est la vérité
que se il fussent aies plus avant , il eussent tout pris le
royaume d'Arragon , carie roy Pierre ne s'en donnoit garde-
né n'estoit de riens pourvéu.
70 LES GRANDES CHRONIQUES.
XXXVl.
De Gui de Monlfort.
Ainsi comme entour celle saison, Guy de Montfort, fils le
conte de Lincestre, fu mis hors de prison oi\ il avoit esté lon-
guement pour Henry d'Alemaigne que il avoit occis au mous-
tier saint Laurent à Yiterbej et luy commanda l'apostoleque
ilalast contre Guy deFreulemont (1) c[ui voulloit oster etfor-
traire aucunes églyses qui appartenoient à l'églyse de Rome.
Guy de Montfort s'appareilla et vint contre Guy de Freu-
temont. Quant Guy de Freutemont sot sa venue, si se doubta
moult , pour la grant paour qui estoit en luy ; si luy rendi
toute la terre qui appartenoit à l'églyse de Rome , et- se
soubniist et mist du tout à faire sa volenté et de l'églyse ,
et de son connnandcment ; et par ceste manière conquist
Guy de Montfort toute la terre qui appartenoit à l'églyse de
Rome, fors une cité qui est nommée Urbaine (2). Le conte Guy
de Montfort assist la cité. Si comnîe il tenoit le siège, nou-
velles luy vindrent cjue le père sa femme estoit mort , si se
parti du siège et vint contre le conte de Saint-Flore qui sa
terre troubloit et empeschoit comme il povoit.
En icelluy meisme temps, Pierre conte d'Alençon qui es-
toit en Pullle pour garder la terre trespassa de cest siècle , et
reçut mort; et fu enterré en une abbaye de moines blans
que le roy Charles y avoit fondée qui est nommée Mont
Roial. Les os et le cuer furent aportés aux frères meneurs
à Paris , et mis en sépulture. Madame Jehanne contesse de
Blois sa femme demoura vefve , plaine de saincte vie et de
(1) Freutemont. » De Monte Fellri. »
(2) Urbaine. » Urbinati civilas. » C'est Urbin.
(1283.) PHELIPPE III. 7(
grant bonté. Le roy de France tint celle année parlement à
Paris des barons de France pour ce que il sceussent que le
royaume d'Arragonestoit donné à Charles son fds, de par la
court de Rome. Monseigneur Collet, cardinal, prescha de
la croix pour aler sur le roy d'Arragon, si comme homme
dampné et escommenié cjue il estoit.
XXXVII.
Cornent le prince de Salerne fa pris.
Puis que le roy Phelippe fu croisié pour aler en Arragon,
le roy Charles prist congié et luy dist qu'il estoit temps de
retourner à son fds et aux barons qui l'attendoient , et le
roy luy donna volentiers et de gré : si se mist au che-
min , et vint en Provence. Ilec prist messages et leur bailla
lettres es quelles il estoit contenu qu'il mandoit salus à son
fds Charles, et luy mandoit cjue pour riens du monde cspe-
ciaument, il ne se combatist à ses ennemis en mer ; et qu'il
avoit grant nombre de galies au port de Marseille qui toutes
estoient appareilliés de venir prochainement à luy. Ainsi
comme les messages s'en alèrent hastivement par mer , les
espies de Secile leur vindrent à l'encontre , si les pristrent
et trouvèrent toute la priveté et le secret du roy Charles ,
et qu'il vouloit faire et coment. Dont se hastèrent moult
huit galies d'armes et de gent , si vindrent bien près de
Naples ; et commencièrent à crier et à menacier, pour savoir
se il peussentà ce esmouvoir les François qu'd venissentà
eux combatre.
Les François et le prince qui ilec estoit demouré,pour ce que
le conte d'Artois estoit aie en Calabre pour certaine cause,
si fu moult csnieu de leur cri et de la noise qu'il deme-
72 LES GRANDES CHRONIQUES,
noient ; si prist trop grant hardiesce en luy et entra avec
les François combaleurs en mer. Mais il ne se sorent
ainsi aidier de bataille comme s'il fenssent à terre, si furent
tantost pris et menés à Messines , et moult bien empri-
sonnés et gardés de nuit et de jour. La nouvelle en vint à
Constance, la femme au roy d'Arragon, qui demouroit à Sa-
lerne avec ses enfans Jaques et Maiiifroy : si les fist mener
bien tost près de Naples et dire à ceux qui menoient le
prince par mer : « Rendez nous la suer ma dame Constance
)' que vous tenez, ou nous couperons de maintenant la teste au
» prince ». Adonc en y ot un qui prist une hache, et mist la
teste au prince sur le bort de sa nef ainsi comme s'il luy
voulsist couper : la femme au prince qui trop grant paour ot
que ou ne coupast la teste à son baron , si leur manda que
volentiers la leur rendroit, mais pour Dieu que son seigneur
ne receust mort. Si la leur rendi et délivra.
Au quart jour après que le conte fu pris, vint le roy Char-
les à Naples; et trouva que la greigneur partie de ceux de
Naples s'estoient jà tournée contre luy , et avoientles Fran-
çois boutés hors de la cité. Il sot toute leur mauvaistié , si
les chastia moult horriblement^ car il les fist pendre et
trainer et mourir de divers tourmens : puis se parti d'ilec et
s'en vint en Calabre, là où son nepveu estoit, le bon conte
d'Artois ; et convoita moult cornent il pcust passer le Far
pour asseoir Messines. Mais il ne luy fu point loé , pour
les vens qui estoient conimenciés , et si estoieut grans et
horribles , et aussi pour l'yver. Si fist venir ses nefs au port
de Brandis que elles ne fussent prises de ses ennemis. Ne
demoura guaires que une maladie le prist dont il mourut
l'an de grâce mil deux cens quatre vings et quatre ; et fu le
corps apparcillié et enterré en la cité de Naples , en la
maistre églysc.
Nouvelles en vindrent à l'apostole Martin cjui en fu
(1284.) PHELIPPE III. 73
moult dolent, pour lagvant loiaulté et valeur qui estoient
en luy. Si se revesti et célébra son service. Quant la chose
fu ainsi avenue, l'en fist tuteur et deffenseur le conte d'Artois
de tout le royaume de Secile. Après, tant comme il fu au
pays, les ennemis ne furent oncques si osés qu'il y méissent
pie né n'osèrent oncques venir à bataille contre luy ; et
dist-on communément que s'il ne fust au pays dcmouré ,
que toute Puille et toute Calabre se fust tournée.
En celle année meisme , le premier fds au roy Plielippe
c|ui ot à nom Phelippe, espousa madame Jehanne, fille au
roy de Navarre et conte de Champaigne.
XXXVIIL
De la mort l'aposlolc Martin : après luy fu esleu pape
Honnoré.
L'an de grâce mil deux cens quatre vings et cinq, le jour
de l'Annonciation Nostre-Dame, qui fu le jour de Pasques,
l'apostole Martin chanta la messe. Si comme il ot chanté,
une trop grief maladie le prist , si vit bien qu'il luy conve-
noit mourir : ses phisiciens le vindrent veoir , si congnurent
moult obscurément et moult troublement la cause de la
maladie et affermèrent et distrent que nul signe de mort ne
apparolt en luy ; et il mourut le mercredi ensuivant , envi-
ron la quatrième heure de la nuit. Il apparu bien que nos-
tre sire l'ama , car pluseurs malades et enfermes qui le re-
queroient de bon cœur, garissoient de leur maladies. Après
luy fu fait pape messire Jeroime(l) de l'ordre des Frères
meneurs, si fu appelle Honnoré. Moult volentiers et moult
doucement admenistra, et envoia au conte d'Artois et à sa
(l) Jérôme Ou plutôt Jacques Savclli. C'est son successeur, Nicolas IV,
qui se nommoit Jérôme d'Ascoii.
TOM. V. 7
74 LES GRANDES CHRONIQUES.
suite des biens de l'églyse, pour parfaire et pour garder la
besoigne qu'il avoient emprise.
XXXIX.
Cornent le roj Phclippe de France assembla granl ost pour aler
au royaume d' Arragon.
Assez tost après, en l'an de grâce mil deux cens quatre
vings et six (1), Phelippc le roy de France assembla environ
la Pentliecouste à Thoulouse si grant multitude de gent
que c'estoit merveille à veoir ; pour ce qu'il vouloit entrer
en Arragon qui avoit été donné à Charles son fils et octroie.
S'entente estoit d'avoir tantost besoignié au royavuue d'Ar-
ragon , et puis de passer tout oultre au royaume d'Espai-
gne, pour la grant injure que le roy Alphons , roy d'Es-
paigne , luy avoit faicte de Blanche sa suer. Avec le roy
ala messire Jehan Colet (2), cardinal de Rome , et toute la
noble chevalerie de France. Si fu l'ost moult bien garnie
par devers la mer de galies et de vitailles et de toutes au-
tres choses cj[ui mestier leur avoient. Le roy laissa la royne
Marie sa femme à Carcassonne avec grant foison de nobles
dames qui aloient avec leur barons ; si s'en ala à Narbonne,
illec atendi tant que toute sa gent fust assemblée. Si fu
commandé que tous ississent de Narbonne et alassent tous
armés à bannières desploiées tous prests de combatre. Si
entrèrent premièrement en la terre au roy de Maillorgues
le frère Pierre le roy d' Arragon, qui se tenoit à la partie au
roy de France et saincte églyse.
Si tost qu'il sot sa venue, si s'en vint contre le roy au plus
lionnourablement qu'il pot , et envoia ses deux nepveus en
(1) Il falloit : 1285. Le laliii dit seulement : « Anno posleriùs annolalo. »
(2) Colet. Cliolct.
(1285.) FHELIPPE lU. 75
la ville de Perpignan , et leur fist feste ethoniieur. Au roy
d'Arragon vindrent messages en Secile où il estoit , et
luy dénoncièient que le roy de France venoit en son
royaume d'Arragon à si grant gent que nul ne les povoit
nombrer né esmer ; si dist à Constance qu'elle gardast bien
le prince de Salerne et sa terre , et il iroit defFendre son
royaume contre le roy de France. Il se niist en mer, si ot
bon vent ; si entra en sa terre, et garni les entrées par devers
ses adversaires au mieux qu'il pot. Quant Constance fu de-
mourée , si se mist en moult grant paine de garder la terre
et le pays et de savoir la volenté et le couvine de ceux de
Secile ; si s'apparçut bien que ceux de Secile se réconcilias-
sent volentiers à leur seigneur ; lors se pourpensa qu'il es-
tolent plains de faulseté et qu'il n'estoient point estables ;
si fist mètre le prince en une galle et l'envoia en Arragon
où il fu estroictement gardé une pièce de temps.
XL.
Cornent la cité de Gennes fu des Ir aide.
Tant ala l'ost de France qu'il vindrent à Perpignan ; si se
conseilla le roy par cjuelle part il entreroit mieux en Arra-
gon. Si luy fu conseillé c[ue son ost alast droit à Gennes (1)
l'orgueilleuse , pour ce que elle se tenoit à Pierre d'Arra-
gon, et elle estoit et elle devoit estre au roy de Maillorgues,
et que l'en tournast celle part. Celle teire est assise en la
terre de Roussillon et en la contrée. Quant le roy de
France sot que le roy d'Arragon avoit ainsi tollu et soustrait
à son frère celle terre , si commanda que l'on alast celle
part. Ceux de Gennes virent bien et aperceurent que l'ost
venoit vers eux , si se traistent aux portes et coururent aux
(1) Genues. « Urbcm Januani cognoniinalam. « Je crois qu'il fauclroit liio
ici Elne. C'est a.ussi l'avis de M. de Marca.
7G LES GRANDES CHRONIQUES,
murs et aux deffenses , et monstrèrent qu'il la voulolent
tenir et defîendre. Tantost que le roy fu venu, il fist faire
commandement que l'en alast à l'assaut ; ceux de dedens se
defFendirent bien et viguereusement , si que riens n'y per-
dirent celle journée ; mais l'endemain joar matin les Fran-
çois coururent à l'assaut. Quant ceux de la ville virent ce ,
si requistrent et demandèrent au roy qu'il leur donnast re-
pis jusques à trois jours, tant qu'il eussent parlé ensemble ,
et qu'il fussent tous d'un accort : et puis si livreroient la
ville au roy et à son commandement. Le roy leur octroia
volentiers. Endementres que les trièves duroient et qu'ils
ne furent point assaillis , il se mistrent au plus haut de la
ville et mistrent le feu sur une tour, si que le roy d'Arragon
le peust veoir qui n'estoit pas moult loing d'ilec ; car il
avoient espérance qu'il les venroit secourir. Quant le roy
apperceut leur barat , si conxmanda tantost que on alast à
l'assaut ; le légat sermonna et prescha aux François , et
prist tous leur pécliiés sur luy qu'il avoient oncques fais
en toute leur vie , mais que il alassent sus les ennemis de
la crestienté, bien et hardiement, et que il n'y cspargnassent
riens, comme ceux qui estoient escommeniés et dampnés
de la foy crestienne.
Quant les François oirent ce, si crièrent à l'assaut à pié et
à cheval, et jettèrent et lancièrent à ceux de dedens. Tant
approchièrent des murs qu'il y furent : si drecièrent les
eschieles contre mont , et hurlèrent aux murs tant qu'il en
firent tresbuchier une grant pièce et un grant quartier. Il
brisièrent les portes et abatirent les murs en pluseurs lieux,
si se boutèrent eus de toutes pars , et si commencièrent à
crier : A mort ! et à occire hommes et femmes sans espargnier .
Quant le peuple de la cité se vit ainsi surpris, si commen-
cièrent à courre vers la maistre tour ou églyse, où il Guidè-
rent avoir garant : mais riens ne leur valut , car les portes
(12S5.) PHELIPPE III. 77
furent tanlost brisiées. Si se féiirent en eux les François
et n'y espargnièrent hommes né femmes, né viel né jeune ,
que tout ne missent à mort fors que un tout seul escuier
qui estoit nommé le bastart de Roussillon, qui monta haut
sus le clocher du moustler. Avec luy avoit ne scay quans
corapaignons qui se defïendoient merveilleusement bien et
asprement. Tantost conimanda le roy que il fust espargnié
se il se vouloit rendre. Tantost il se rendi et pria que l'en luy
sauvast la vie. En celle manière fu la cité destruicte , et le
peuple afolé et mort. Bien estoient ceux de Gennes deceus
et engigniés qui s'estoient apuyés à l'aart de seu (1) qui
faut au besoing, et s'estoient en riens fiés au roy d'Arragon.
XLl.
Cornent François passèrent les nions de Pircne.
Sitost comme la cité de Gennes fu destruicte, le roy et son
ost se mistrent tantost à la voie pour aler vers les mous de
Pirène. Adonc se conseillèrent les barons là où il pour-
voient plus légièrement passer les montaignes et à moins de
péril : car les montaignes estoient si hautes qu'il sembloit
qu'elles se tenissent avi ciel ; né au pas de l'Ecluse ne pou-
voient-il riens faire né passer , qui estoit le droit chemin
qui peust entrer eus. Mais les Arragonnois avoient mis au
devant tonniaux tous plains de sablon et de gravelle et de
pierres grosses, si que en nulle manière les gens n'y povoient
passer fors en péril de mort. Et avec tout ce, ceux d'Arragon
avoient toutes leur tentes et leur paveillons tendus sus les
montaignes , dont il povoient apperlenient veoir l'ost des
(0 A l'aart de scu. A la branche de jonc. « SluUas cl insipiens
» populus qui se super baculuiii arundineuia roiKiuassaniiuin, cilô Pe-
» trum de AingoniiiA imiUfljat. » (Gesla Pli. II!, p. bib.)
7.
78 LES GRANDES CHRONIQUES.
François : et moult bien Guidèrent que les François déus-
sent passer par ce pas de l'Ecluse qui tant est périlleux.
Si comme il estoient en grant pensée qu'il feroient , le
devant dit bastart dist qu'il savoit bien un passage un pou
loing de l'Ecluse par où tout l'ost pourroit seurement
passer sans nul péril. Le roy le sot : si fist faire seuîblantà sa
gent qu'il voulsissent passer par le pas , si que ceux d'Arra-
gon qui estoient sus les montaignes les peussent véoir : le
roy prist avec luy de ses chevaliers et de ses gens d'armes,
et se mist au chemin avecques le bastart de Roussillon , et
vindrent au lieu que le bastart avoit nommé ; si n'estoit
l'ost que par vme mille loing.
Lebastart ala devantet le roy après, par une voie si estrange,
plaine d'espines et de ronces, qu'il sembloit que oncques
homme n'y eust aie. Tant alèrent à grant paine et à grans
travaux qu'il vindrent par dessus les montaignes, et par
ilec fuent passer tout l'ost sans nul dommage , que ce seiu-
bloit bien que ce fust impossible. Ceux d'Arragon qui le
pas de l'Ecluse gardoient , regardèrent par devers les
montaignes , si apperceurent l'ost de France qui jà estoit
au dessus, si furent tous esbahis et orent si grant paour
que il tournèrent en fuie né n'en porent riens porter,
tant se hastèrent. Les François vindrent à leur paveillons
et prindrent quanqu'il trouvèrent , et puis tendirent leur
tentes et leur paveillons au plus haut des montaignes ,
mais déboire et de mengier orent il assez pou. Si se tindrent
illec trois jours et se reposèrent pour le grant travail qu'il
a voient eu. Si comme il orent passé ce pas et il se furent
reposés, le roy commanda que on alast droit à une ville
que l'en nomme Pierre Late. Il approchièrent de la ville ;
ceux qui bien les virent fermèrent les portes et firent
semblant que il voient grant volenlé d'eux tenir contre les
François.
(1285.) PHELIPPE III. 79
Tantost fii la ville assise et tendireiat leur lentes le soir.
L'endemain fu accordé qu'il assaillissent , pour ce que
l'en disoit que le roy d'Arragon estoit en la ville. Quant
ceux de Pierre Late virent la grant puissance , si leur fu
avis qu'il ne se pourroient tenir né defïendre : si attendirent
tant que l'ost des François fu acoisié , si s'en issirent par
devers les courtils environ mie nuit , et boutèrent le feu en
la ville, pour ce qu'il vouloient que les biens qui demou-
roient en la ville si fussent perdus et ars et que les François
n'en peussent avoir prouffit né aucun amendement.
Les François virent le feu de leur tentes , si s'armèrent
dès maintenant et vindrent courant là où le feu estoit. Si
ne trouvèrent qui de riens leur fust à l'encontre : si pris-
drent la ville et la mistrent en la seigneurie et en la puis-
sance du roy de France. Endenientres qu'il se contenoient
ainsi, le roy de Navarre , le premier fds au roy de France ,
assailli bien et asprement une ville qui a nom Figuières , et
la tint si court qu'il vindrent à sa mercy, et il les envoia
à son père le roy de France poiu' en faire sa volenté.
XLII.
Cuinenl le roy de France assisl Gù'onnc.
Quant Pierre Late fu prise et Figuières , si fu commandé
que on chevauchast droit à une ville qui estoit nommée Gi-
vonne. L'ost s'arrouta et errèrent tant que il vindrent à un
petit fleuve. Si ne porent passer pour ce qu'il estoit creu
des iaucs qui descendoient des montaignes. Si s'arrestè-
rent ilcc et demeurèrent trois jours. Quant il fu descreu et
apeticié , si approcliièrent tant comme il porent de la cité
de Gironne. Quant ceux de la cité virent les François, si
80 LES GRANDES CHRONIQUES,
boutèrent le feu es forbours et ardirent tout ; pour ce le
firent que la cité fust plus fort et mieux cleffensable contre
ses ennemis. Les François s'approcliièrent de la cité et ten-
dirent tentes et paveillons , et avironnèrent la ville de toutes
pars. Par maintes fois assaillirent la ville et souvent , et si
n'y fourfirent oncques la montance d'un festu , car la ville
estoit trop merveilleusement fort , et la gent qui dedens
estoient se defFendoient trop merveilleusement bien. Le
clievetaine de tous ceux estoit nommé Raimon Rogier (1)
Cjui estoit chevalier au conte de Fois. Cil deffendoit la ville
si bien que tous les François le tenoieiit à bon cbevalier et
à vaillant.
Le conte de Fois et Raimon Rogier aïoient souvent parler
en la cité à Raimon de Cerdonne , et faisoient semblant
qu'il y aloient pour le prouffit le roy : mais ce ne pot-on
savoir certainement , ains disoit le commun de l'ost qu'il y
aloient pour le proufFit de la ville. Le roy de France vit
bien que tous les assaus que l'en faisoit ne po voient de
riens empirier la ville, si fist aprester un engin si subtil et
si bon qu.e il peust abatre les murs de la cité.
Quant l'engin fu fait, ceux de la ville espièrent tant c[u'il
fu nuit , et issirent de la cité et vindrent à l'engin et bou-
tèrent le feu dedens. Quant l'engin fu embrasé, il jectèrent
dedens le maistre qui l'a voit fait , pour ce qu'il ne vouloient
mie qu'il en fist jamais un autre tel. Quant le roy oi ce, il
en fu si très couroucié qu'il jura que jamais ne laisse roit
le siège jusques à tant qu'il eust prinse la ville. Si comme
il estoit devant la cité, laquelle il cuida aft'amer, son ost
(1) Les scribes ont fait ici une lacune qui rend les phrases suivantes
inexplicables. Il falloil : « Le clievetaine estoit nommé Raimon de Cer-
» donne (ou Cardonne), qui estoit clievalicr au conte de Foix et parent
» au chevalier du roi Riiiaion Rogier , etc. » Ainsi lit-ou dans les Ccsia
l'it. ni, p. 546.
(12S5.) PHELIPPE ni. 81
commença à empirier , et à soustenir labour de chaut et de
pueur des cliaroignes parmi les champs mortes , et les
mousches qui les mordoieiit toutes plainnes de venin : si
commencièrent à mourir en l'ost et homines et enfans , et
femmes et chevaulx ; et l'air y devint si corrompu que à
paine y demouroit nul homme sain.
Pierre d'Arragon estoit en aguait reposteraent cornent
et en qu'elle manière il porroit grever ceux qui aportoient le
sommage (I) en l'ost. Si advenoit souvent qu'il en venoit
sans conduit , et tantost il les preaoient et les metoient à
mort et emportoient le sommage. Le port de Rose estoit à
trois milles de l'ost, là avoit le roy sa navie qui administroit
l'ost de quanque il falloit pour vivre.
XLIII.
Delà mort Pierre d Arragon la veille de l'assomption Nostre-
Dame.
Pierre le roy d'Arragon estoit en moult grant aguait par
quelle manière et coment il peust soustraire et oster la
vitaille qui venoit du port de Rose au roy de France. Si
avint un jour qu'il assembla sa gent à pie et à cheval ; et
furent bien trois cens à cheval et deux mille à pie , et s'en
vint celle part où il cuidoit mieulx trouver le sommage. Et
se tint ilec repostement tant que il peust trouver ou atten-
dre ce que il queroit. Une espie apperceu^t bien tout son
affaire et son contenement , et s'en vint hastivement au
connestable de France qui avoit à nom Raoul d'Eu , et à
Jehan de Harecourt qui estoit mareschal de l'ost , et leur
dlst la place et le lieu où il estoit en aguait.
(I) le sommage. F.es provisions.
S2 LES GRANDES CHRONIQUES.
Quant il orent ce oi , si prisrent avec eux le conte de la
Marche et bien jusques à cinq cens hommes armés de fer ,
et vindrent là où le roy d'Arragon estoit en aguait. Quant
il furent près, si congnm-ent bien que le roy d'Arragon avoit
trop greigneur nombre de gent que il n'estoient ; et avec
tout ce il ne cuidoient point né ne savoientque le roy d'Ar-
ragon fust en la compaignie. Si ne sorent que faire ou de
combatre ou de laissier. Quant Mahieu de Roye chevalier
preux et sage leur dist : « Seigneur , véez-la nos ennemis
» que nous avons trouvés , et il est veille de l'assumption
» Nostre-Dame, la doulce vierge pucelle Marie qui à la jour-
» née d'huy nous aidera ; prenez bon cuer en vous, car il
» sont escommeniés et dessevrés de la compaignie de
» saincte églyse ; il ne nous convient point aler Oultre-
» mer pour sauver nos âmes, car cy les poons-nous savi-
» ver. »
Adonc s'accoi'dèreut tous à ce qu'il disoit , et coururent
sus à leur ennemis moult fièrement. Si commença la besoi-
gne fort et aspre , et s'entredonnèrent moult de grans co-
lées. Le fais de la bataille chéy sur les Arragonnois, il tour-
nèrent en fuye ; mais les François les tindrent court et les en-
chacierent de près : si en navrèrent moult, et en demoura au
champ jusques à cent de mors , sans ceux qui furent navrés
en fuiant. Le roy Pierre fu navré à mort né ne pot es-
tre prins né retenu ; car luy-meisme coupa les resnes de
son cheval et se mist à la fuie. Ne demoura guaires qu'il
mourut de la plaie qui luy fu faite. Les François se parti-
rent du champ et s'en vindrent à leur tentes et gardèrent
combien il leur failloit de leur gent ; si ti'ouvèrent qu'il
n'en y avoit occis que deux tant seulement.
De ce furent-il moult lies et contèrent au roy la manière
et coment il avoient ouvré , et quelle manière de gent il
avoient trouvé. Le roy en fu moult merveilleusement lie,
(1285.) PHELIPPE IN. 83
et mcrcia la doulcc dame de l'onneur et de la victoire que
Nostre-Seigneur luy avoit donnée à luy et à sa gent ; encore
eust-il esté plus lie se il eust sceu que le roy Pierre eusl esté
iiavré à mort.
XLIV.
Cometit G ironne fu rendue.
Si comme le siège estoit devant Gironne , viande com-
mença à apeticier à ceux de la cité. Le conte de Fois et Rai-
mon Rogier savoient bien tout leur couvine et cornent il
leur estoit , et que il ne se povoient plus tenir né durer. Si
s'en vindrent au roy et luy distrent que, s'il luy plaisoit, que
on parlast à ceux de la cité et aux chevetains, savoir mon se
il se vouldroient rendre né venir à mercy. Le roy leur
octroia par le conseil de ses barons : si s'en alèrent en la cité
et entrèrent ens et contèrent leur l'aison et qu'il queroient.
Quant il orent parlé ensemble , le conte de Fois et Raimon
Rogier vindrent au roy et luy distrent de par ceux de la cité
qu'il leur donnast trièves jasques à tant qu'il eussent mandé
au roy d'Arragon s'il les vendroit secourre né delFendre ;
et se il ne leur vouloit aidier ou ne povoit, il luy rendroient
volentiers la cité, et se mettroient de tout en son comman-
dement. Le roy leur donna trièves moult volentiers, et il
envoièrent tantost au roy d'Arragon c|u'il les venist se-
courre et aidier , ou il les couvenoit rendre la cité, né ne
la povoient plus tenir contre le roy de France , car il n'a-
voient de quoy vivre né de quoy il feussent soustenus. Les
messages trouvèrent que le roy Pierre estoit mort et plu-
seurs autres de ses nobles hommes ; si en furent moult
esbahis et moult courouciés : arrière s'en retournèrent et
contèrent à Raimon de Cerdonne et à autres pluscurs
84 LES GRANDES CHRONIQUES,
barons , cornent le roy leur seigneur estoit mort , et de
la bataille qu'il avoit faicte contre les François , et avoit
perdu tous les meilleurs chevaliers qu'il eust jusques à
cent.
Quant ceux de la cité sorent ces nouvelles, si mandèrent
au l'oy que volentiers se rendroient sauves leur vies , mais
que ce fust en telle manière qu'il emportassent tous leur
biens seui-ement et tous les harnois et toutes leur choses. Le
roy qui pas ne savoit la povreté de la vitaille qu'il avoient ,
s'i accorda par le conseil au conte de Fois et Raimon Ro-
gier.
Tantost comme la paix fu faicte et ordennée, les François
entrèrent ens et regardèrent à mont et à val cornent il leur
estoit : si ne trouvèrent point vitaille laiens dont il peussent
vivre trois mois. Par ce peut-on veoir appartement que le
roy de France fu deceu et traliy , dont le conte de Fois et
Raimon Rogier furent très faulx et très mauvais ; car il
savoient bien tout Testât de la cité et coment il leur estoit.
XLV.
Du trépassemcnt le roj Phelippe de France et de sa sépidlure.
Après ce que la cité fu rendue, le roy commanda que elle
fust garnie et enforciée de gent d'armes et de vitaille , car
il avoit en propos de soi yverner es parties de Thoulouse.
Cecy fu loé au roy d'aucuns qui guaires n'amoient son pro-
fit ; et que il donnast congié à la grelgneur partie de sa
navie qui estoit au port de Rose. Si comme pi useurs des galies
se furent parties, la gent et ceux d'environ coururent sus à
celles qui leur estoient demourées, et prisrent armes et quan-
qu'il y avoit dedens , et firent grant bataille et fort contre
(1285.) PHELIPPE III. 85
les autres. Si occistrent grant foison de François , et pris-
rent à force l'amirant des galles, qui estoit nommé Enguer-
ran de Baiole , noble chevalier et vaillant ; et Aubert de
Longueval fu occis, chevalier esprové en armes qui se mist
trop avant sus les Arragonnois ; car il se fioit es autres che-
valiers qui assés près de luy estoient ; mais le seigneur de
Harecourt qui estoit mareschal de l'ost le laissa occire pour
ce qu'il le haioit.
Quant la gent le roy virent et apperceurent qu'il ne pour-
voient pas ilec longuement demourer, si rachatèrent Enguer-
ran une somme d'argent, et puis boutèrent le feu es garni-
sons , et embrasèrent toute la ville de Rose. Si comme il
estoient au chemin et si comme il s'en aloient, si graiit
ravine de pluie les prist que à paines se povoient-il sous-
tenir né à pié né à cheval ; n'en leur paveillons ne povoient-
il demourer, tant estoient grevés. Le roy fu moult dolent et
moult courroucié de ce qu'il avoit pou ou noient fait en
Arragon ; car il luy estoit bien advis qu'il deust avoir pris
tout Arragon et toute Espaigne, à ce cju'il avoit tant de
bonne chevalerie et si avoit grant peuple mené avec luy :
si fu moult pensis dont ce povoit venir, ou par aventure,
par mauvais conseil ou par fortune.
Ainsi qu'il estoit en telle pensée, si chéy en une fièvre , si
qu'il ne pot chevauchler ; et convint qu'il fust porté en
une litière. La fièvre crut et mouteplia si que pour l'air
qui tant estoit desatrempés et plain de pluie , il luy en-
gregea, et puis devint plus fort malade. Tantalèrent et che-
vauchièrent qu'il vindrent au pas de l'Ecluse qui est avi-
ronnée toute de montaignes qui sont nommées les nions de
Pirène. Haut au dessus des montaignes estoient les Arragon-
nois qu^i estoient en aguait cornent il pourroient grever les
François : quant aucun pou se esloingnoient de l'ost ou dix
ou douze , tantost leur couroient sus et les occioient et
8
86 LES GRANDES CHRONIQUES.
ravissolenl tout quanqu'il povoient tollir ou trouver.
A grant douleur et à grant paine vindrent jusques à
Perpignan ; ilec s'arrestèrent pour reposer. Le roy Phelippe
fu moult forment malade et enferme , si ne voult point tant
attendre qu'il perdist son sens et son avis , si fist son testa-
ment comme bon chrestien et ordenna : après il l'eceut
en grant devocion le sacrement de saincte églyse. Tantost
comme il ot eu toutes ses droictures , il rendi la vie et s'ac-
quita du treu de nature qui est une commune debte à toute
créature. Les barons de France furent moult dolens et
moult courouciés de sa mort , car de jour en jour courage
et volenté luy mouteplioit de bien faire et grever ses en-
nemis. Nul ne pourroit penser la douleur que la royne
sa femme ot au cucr , né les plains né les larmes que elle
rendi; tant mena grant dueil et si longuement que à paine
pot avoir remède de sa vie.
Le roy fu conroié si comme il affiert à tel prince : les
entrailles furent enterrées en la maistre églyse de Narbon-
ne ; lesossemens en furent apportés à Saint-Denis en France
et furent mis en sépulture d'encoste son père , le saint roy
Loys. Mais ainsois qu'il fussent mis en sépulture, grant dis-
cencion et grant descort s'esmut entre les moines de Saint-
Denis et les frères Prescheurs de Paris ; la cause fu pour
ce que le roy Phelippe, le fds du bon roy, avoit donné et oc-
troie, ainsi comme despourveuement , à un frère de l'or-
dre des Prescheurs le cuer son père pour ce que il fust mis
au moustier des frères Prescheurs de Paris.
Les moines de Saint-Denis le vouloient avoir, et disoient
que puisqu'il avoit esleu sa sépulture en l'églyse de Saint-
Denis , son cuer ne de voit point reposer ailleurs né gésir.
Mais le jeune roy ne voult point estre desdit à son commen-
cement, si commanda qu'il fust baillié et délivré aux frères
Prescheurs de Paris.
(I58G.) PHELIPFE 111. 87
(1) Pour ceste chose furent lueues à Paris pluseurs ques-
tions entre les niaistres en théologies : assavoir mon se leroy
]wvoit donner et octroier le cuer de son père propre sans
la dispensaciou de son évesque souverain. Et après ce, les os-
semens furent enterrés à Saint- Denis en France delez son
père, le saint roy Loys , joignant sa femme Ysabcau d'Ar-
ragon royne de France. Lesquels Phelippe et Ysabeau sont
maintenant eslevés de terre par deus pies ou environ , eu
belle tombe de marbre bis , en biaux ymages d'alebastre ,
richement et merveilleusement ouvrés de très noble et gentil
œuvre. Lesquels aucuns venans à l'églyse de Saint-Denis en
France peuvent veoir ainsi gentement mis à la destre partie
du moustier en une huche, delès saint Loys. Duquel cuerau
roy Phelippe il fu après déterminé par pluseurs maistres en
théologie que le roy né les moines ne le pourroient donner
sans la dispensation du pape.
Et lors après, Phelippe, successeur de son père, fu cou-
ronné à Rains , entre luy et la royne Jehanne sa femme , en
roy de France , le jour de la Tiphaine. Icelluy roi Phelippe
qui mourut en Arragon ot deux femmes , dont la première
fu la royne Ysabel , fille le roy d'Airagon, dont il ot trois en-
fans : Loys qui mourut en son enfance , Phelippe-le-Bel qui
régna après luy , et Charles conte de Valois. Iceste royne
Ysabel mourut au retourner de Tunes , et furent ses os en-
terrés en l'églyse monseigneur saint Denis en France , si
comme je vous ay dit devant ; l'autre royne cpie ce roy
Phelippe ot après fu la royne Marie, fille le duc de Bre-
ban.
Duquel roy demourèrent à la royne trois enfans : Loys le
conte delà cité d'Evreux , Marguerite la royne d'Angleter-
re, et madame Blanche cjui fu mariée au duc d'Austeriche
(I) Les détails suivans ne se retrouvent plus dans les Gesla Pkilipin
Icrlii qui s'arrêtent avec le précédent alinéa.
88 LES GRANDES CHRONIQUES,
qui fu fils au roy Aubert (1) d'Alemaigne. Quinze ans régna
icelluy roy Phelippe et fu enterré en l'églyse monseigneur
saint Denis en France , delès son père le roy saint Loys , en
la manière que je vous ay dit dessus.
(1) Aubert. Albert.
Cj fcnist Cistoire du roy Phelippe , fils saint Loys.
CI GOMENGE L'HISTOIRE DU ROY
PHELIPPE-LE-BEL.
Cornent Edouart,Jits au roy d' Angleterre., fist hommage au roy
de France.
(1) Après le i-oy Phellppe qui fu fils monseigneur saint Loys,
ri'gna en France Phelippe le biau son fils, et régna vingt-
liuit ans, et comença à régner en l'an de l'Incarnacion
Nostre-Seigneur Jesu-crist mil deux cens quatre vings et
six. Et en ceste année, Alphons, fils du roy d'Arragon, co-
mença à régner au royaume d'Arragon après la mort son
père ; et Jaques son frère avec Constance sa mère occupa la
terre de Secile, contre l'inibition et le comandement de
l'églyse de Rome Eu ce temps ensement, pape Honnoré
la sentence que son devancier avoit prononciée contre
Pierre d'Arragon et Alphons son fils, et Jaques et Cons-
tance leur mère, en icelle fermeté et en tel enditement (2)
confirma. En ce meisme an, Edouart, fils au roy d'Angle-
terre, fist hommage au roy de France de la duchié d'Acqui-
(1) Une partie de celle vie de Philippe-le-Bel semble Iraduitede ta Chro-
nique universelle de Nangis. J'indiquerai par des parenllièses ou (lar des
notes les additions cl les points originaux. Voyez le latin de Nangis dans le
Spicilège d'Achery, in-f», tome m , p. 47. Le texte françois esl bien
moins naturel que celui qui précède, et je ne puis me persuader qu'il soil
également l'ouvrage de Nangis. Il accuse un écrivain qui connoissoit mal
le génie de l'idiome vulgaire cl qui, nourri dans les cloîtres, vouloit lui
donner \gs formes de la langue latine, dont il ne connoissoit pas très bien
le/o//d.
(2) En icelle fermeté... « liàdem lirmilatc et ediclo simili conlirmavit, »
8.
90 LES GRANDES CHRONIQUES,
taine et de toutes autres qu'il avoit au royaume de France,
et que de ce roy y tenoit et possédoit ; et puis celuy Edouart
s'en vint à Bourdiaux la maistre cité de Gascoigue , et y
tint un grant parlement : au quel lieu il reçut pluseurs mes-
sages d'Arragon, Secile et Espaigne^ et fu souspeçonné qu'il
ne pourchaçassent aucune traïsou envers le roy Phclippe
de France de son royaume ; mais toute voies procura icelluy
Edouart la délivrance du prince de Salerne son cousin qui
estoit pris des Seciliens , envers Alfons, le roy d'Arragon,
qui tenoit icelluy en sa prison. Et en cest an ensement, au
mois de septembre , trespassa de ce siècle l'abbé Blaby de
Saint-Denis en France, et principal conseillier du royaume
de France. Lequel abbé Mahy, le moustier de Saint-Denis,
de moult de temps devant passé comencié de merveillable
et coutable œuvre, à par un pou de la moitoienne partie
jusques au derenier consumma ; et parfist s'abbaie laquelle
en moult de choses et en édifices avoit trouvée ainsi comme
degastée de nouviaux murs et de maisons et de salles ; et
de belle et noble œuvre rappareilla, et la rendi en son temps
ainsi amendée et enrichie, de moult bonnes rentes l'acrut
et esleva : par l'endoctrinement duquel et meismement de
sa religion les moines embeus et entechiés, furent pluseurs
après ce establis et fais abbés en divers moustiers. ( Après
lequel fu abbé de Saint-Denis monseigneur Regnaut Gif-
fart de la nascion de Paris. )
II.
Cornent le roy de CJiiprc fu couronné.
En l'an de grâce après ensuivant, mil deux cens quatre-
vings et sept, à Acre la cité de Surie, le roy de Chipre ( I ) se fist ,
[^) Le roy de Cliiprc. Henry, frère du dernier roi, Jean.
(1287.) PHELIPPE-LE-BEL. 9l
au préjudice du roy de Secile, couronner en roy de Jhéru-
saleni. Et pour ce que ieelle chose les Templiers et les frères
de rOspital l'avoient souffert, leur choses et leur biens qu'il
avoient par Puille et par la terre du royaume de Secile fu-
rent pris en la main le roy (I).
m.
De la bataille de Lemhourc.
(2) En celuy an, quant niessire Henry de Lucembourc fu
mort, il luy demoura trois fils, des quiex l'ainsné estoit conte
de Lucembourg, etavoità femme la fille monseigneur Jehan
d'Avesnes , de laquelle il ot le très noble empereur Henry
conte de Lucembourc. Et les autres deux frères, par l'enor-
tement de leur deux sœurs, la contesse de Flandres et la
contesse de Hainaut , se traistrent à leur oncle le conte de
Guérie (3), et luy requistrent que, pour Dieu, il leur voulsist
aidier encontre le duc Jehan de Breban, c|ui par force leur
tolloit la conté de Lembourc (4), et ne leur en vouloit faire
(1) En la main le roij. Celui de Naples. Pour comprendre le mécon-
Icalcment du roy, i[ faul consuller, à la date de 1^78, la Chronique
universelle de Nangis, qu'alors ne suivoit pas noire Chroni(iue de
Saint-Denis. « Filia principis Anliochiae Maria dicta , de Jérusalem in
i> Franciâ exulans , jus regni Jérusalem quod sibi compclebat Carolo
M régi Sicili;e contulit, eo pacio quod quamdiù ipsa viveret, ipse eidem
» annualim quatuor niillia librarum Turonensium, super provcntus red-
» diluum comilatùs sui Andcgaviaî assignaret. » (Achery, S(iicile(je, t. ni,
p. 44.)
(2) Ce troisième chapitre ne se trouve pas dans la Chronique univer-
selle de Nangis; il justiOe le récit des Chroniques de Flandres.
(3) Guérie. Gueldres. En latin Gelria.
(4) Lembourc. El non pas Luxembourg, comme ont mis sottement les
éditions gothiques. C'est la première fois que je relève leurs bévues, et
certainement je pouvois en retrouver l'occasion à chaque page. J'ai tenté
de faire mieux, et si plus tard quelques hommes studieux profitent de
mes veilles, ils me rendront la justice que je n'obtiens pas encore.
92 LES GRANDES CHRONIQUES,
nulle raison. Tantost le conte de Guérie, qui à cuer prist
ceste chose, manda tous ses parens et amis, et assembla si
très grant ost que ce fu merveille à veoir; et estoit s'enten-
cion de destruire la ducliié de Breban ; car l'en tenoit le
conte de Guérie pour un des plus riches hommes d'Alemai-
gne. Quant le duc de Breban sot que si grant geut venoient
sur lui, tantost assembla tant de gent comme il pot avoir,
et se traist vers Lembourc en une ville que on nomme Ou-
ronne (1). Quant le conte Guy de Flandres vit les gi'ans assem-
blées des deux parties, si parla â sa femme et à la contesse
de Hainaut, lesquelles soustenoient de corps et d'avoir leur
frères, et eust moult volentiers traictié delà paix, car moult
faisoient leur frères par leur conseil. Et les contesses respon-
dirent au conte : « Sire, pour Dieu, ne vous en mellés, encore
» n'est-il mie temps de parler de la paix , né encore ne sont pas
» fèves meures » ; et le conte n'en parla plus. Si approchiè-
rent les deux osts qui haioient l'un l'autre de mortel haine.
Quant les batailles furent rengiées les unes contre les autres,
le conte de Guérie commanda à ses banières qu'il alassent
avant , et le duc de Breban si fist les siennes aler avant ;
ilec comença la bataille fort et crueuse et dura grant pièce,
mais à un poindre que le conte de Lucembourc fist , fu
abatu de son cheval et illec fu tué. Combien que le conte
de Guérie eust plus de gens assés que le duc de Breban
n'avoit , ainsi comme Dieu le voult se tourna la descon-
fiture sur luy, et furent les trois fds de Lucembourc mors
en la bataille , et pluseurs autres chevaliers ; et y fu pris
l'archevesque de Couloigiie. Et quant le conte de Guérie
vit la desconfiture, si tourna en fuie ; mais Guy de Saint-
Pol vit qu'il s'enfuioit et le suivi luy douziesme de com-
(1) Ouionne. Ce doit être Tf'cr'nuj sur le Rhin, entre Cologne et Dus-
scldorj.
(12870 PHELIPPE-LE-BEL. 93
paignons, et le prist en fuiant et l'amena en prison au duc.
Quant le duc ot eue celle victoire et conquis Lembouvc par
bataille , tantost fist escarteler les armes de Lembourc
aux siennes et laissa son cri de Loiivain et cria Lembourc à
celuy qui Ca conquis. Quant le conte Guy de Flandres oï les
nouvelles , tantost vint à la contesse qui riens n'en savoit,
etele luy dit : « Sire, avez-vous oï nulles nouvelles? » Le conte
respondi : « Certes, dame , oïl , mauvaises ; les fèves sont
» meures, car vos frères sont mors. » Tantost s'en courut la
contesse en sa chambre, faisant le plus grant deuil du
monde. Mais les amis qui virent la guerre mal séant, firent
traictier de la paix, et apiès ce long traictié fu la pais accor-
dée et faicte par telle manière : Que Henry , le fils au conte de
Lucembourc qui avoit esté mort en la bataille, prendroit à
femme la fille au duc de Breban. Et en ot le dit Henry un
fils et une fille ; et fu le fils appelé Jehan et ot à femme la
roine de Behaigne (1), et la fille fu mariée au roy Charles de
France. Et le conte de Guérie et l'arcevesque de Couloigne
se rançonnèrent ("2) de grant avoir et partant furent délivrés.
Cette bataille fu faicte à Ouronne en Breban, l'an de l'incar-
nation mil deux cens quatre vingt et sept selon aucunes
croniques, et, selon les autres, luil deux cens quatre vingt
et huit (3).
En ce meisme an, les Gréjois se départirent de la subjec-
tiondu pape et de toute la court de Rome, et firent un pape
nouvel et cardinals nouviaux. En ce meisme an, en la cité de
Triple^ fu veue d'un abbé (4) de Cistiaux et de deux moines
avec luy une vision merveilleuse de la main d'un escrivant
(1) Behaigne. Bohême.
(2) Se rançonnèrent Se rachetèrent.
(3) Vcly, qui n'a connu d'autre rùcit delà bataille que celui de Villani
a fait ici autant d'erreurs que de plirascs.
(4) D'un abbé. Par un abbé.
94 LES GRANDES CHRONIQUES,
sus le corporal, là où le moine avoit devant soy le corps
Jhésucliiist consacré ; et estoit escript de la dicte main sus
le corpoial une pronostication de pluseuis choses à venir
moult merveilleuse et forment obscure.
IV.
Content le prince de Salernefu dclh'ré de prison.
Après , en l'an de grâce ensuivant mil deux cens quatre
vingt et huit, Charles le prince de Salerne, environ la Puri-
fication à la benoicte vierge Marie, mère Nostre-Seigneur,
fu délivré de la prison au roy d'Arragon, en telle manière
qu'il li rendroit une grande somme de pécune, et la paix
de ses Arragonnois envers l'églyse de Rome et le roy de
France à son povoir procureroit ; laquelle chose s'il ne po-
voit procurer dedens trois ans , si comme il en fu contraint
à jurer, retourneroit arrières en prison jusques à tant que
il eust ces choses accomplies. Si fu pourforcié à baillier
hostages, c'est assavoir trois de ses fils et quarante nobles
hommes qui pour luy deinourèrent.
En cel an meisme (1), une cité d'Oultre-mer qui est appel-
lée Triple fu prise du Soudan de Babiloine et destruite, où il
y ot moult de crestiens occis et les autres furent achétivés.
De laquelle prise la cité d'Acre et ceux dedens furent moult
espoventés. Si requistrent lors trêve de deux ans du sou-
dan, et les orent par son octroi.
En ice meisme an, environ l'ascension Nostre-Seigneur,
l'en fist assembler une grant multitude de galies pour guer-
roier les Sicles de la cité de Néapole (2) ; et y ot un chevalier
(1 ) Le 26 avril 1289. (Voy. M. Michaud, llhi. des Croisades, t. v. p. 157.
(2) On voit que Naiigis n'a pu mcUrc en pareil françois la phrase sui-
vante de sa chronique latine: « Multis undecumquc galeis, circà Asccn-
(1288.) PHELIPPE LE-BEL. 95
de Paille appelé Régnant de Avelle, lequel chevalier, parle
conseil et commandement du conte d'Artois, entra en mer
es dites galies avec grant quantité de gent d'armes, et fist
siège devantCatliinense(l), une cité deSecile,etlaprist et la
garni de ses gens, et puis fist retourner ses galies à Néapole,
qui estoient voides, afin que pluseurs gens d'armes qui à luy
dévoient venir trouvassent vaissiaux plus près : car il avoit
pou de gent tant pour mètre en garnison que pour com-
batre ; si atendoit aide. Mais endementiers qu'il attendoit
son aide, les Sicliens asségièrent ledit chevalier en la cité où
il estoit. Adonc se comença le chevalier à deffendre vigue-
reusement ; mais en la fin, il fu si asprement mené qu'il se
rendi, sauve sa vie et tous ses biens. Si venoit en son aide le
conte deBregne(2), Guy de Montfort, Phelippe fils au conte
de Flandres et pluseurs autres batailleurs du royaume de
France. Les quiex furent rencontrés des Sicliens en mer, et
se combatirent : mais les François furent desconfis et furent
prisde Rogier de Laure (3), lequel estoit amirant des Sicliens,
et les fist mètre en diverses prisons. IMais tost après il fu-
rent rachetés tous, excepté Guy de Montfoit que l'on ne
voult délivrer pour nul pris ; et disoit-on que cestoit à la
prière le roy d'Angleterre qui avoit ledit Guy de Montfort
en haine, et morut prisonnier.
(En ce meisme an morut Ranulphe, évesque de Paris, et
puis après li fu Adeulphe, lequel morut dedens un an. )
1) sioncm Domini apud Ncapolim , ad expugnandum Siculos, congrcgalis
» Apuliaî, etc. » (S[)icilcg. t. iii, p. 48.)
(1) Catliineiise. « Calhinensem civilatcm. » C'est Catane.
(2) Bregne. « De Bregna. » C'est Drienne.
(3) De Laure. « De Laurea. » C'est le fameux amiral ou Amirante sici-
lien que nos historiens françois appellent Doria, mais qucles Italiens écri-
vent mieux de Lauri,
96 LES GRANDES CHRONIQUES.
Cornent les chresliens rompirent les trwes aux Sarrasins.
Après, en l'an de grâce mil cinc cens quatre vingt et
neuf, mil deux cens soudoiers, en sccoui's de la Terre Saincte,
du pape Nicolas furent envoies en Acre ; les quels tantost,
contre lavolenté de ceux du Temple armés, avec belle com-
pagnie de chevaliers issirent d'Acie et rompirent les trives du
Soudan ottroiées ; et puis coururent vers les manoirs et les
chastiaux des Sarrasins, et, sans miséricorde, les Sarrasins
de chascun sexe , et uns et autres qu'ils trouvèrent , occis-
trent, qui se cuidoient reposer sevuement et paisiblement
sus les trives baillées entre evix et les crestiens. Et en icel
an, Charles prince de Salerne, délivré de la prison au roy
d'Arragon, vint à Rome ; et, ilec le jour de Penthecoste, fu
couronné en roy de Secile du pape Nicolas, et fu absous
du serement qu'il avoit fait au roy des Arragonois.
En icel an aussi, Jacques l'occupeur de Secile, avec grant
ost entrant en la terre de Calabre, assistla cité de Jayette (1),
contre lequel le roy Charles courut hastivcment et délivra
ceux qui estoient asségiés : car, comme il s'appareillassent
d'une part et d'autre pour batilller, si vint un chevalier de
par le roy d'Angleterre qui procura trives entre eux deux,
jusques à deux ans.
Et, après, en ce meisnie an, le Soudan de Babiloine (2)
quant il cognut et sot ce que les crestiens avoient fait vers
Acre à sesserjans, si fu moult dolent et manda maintenant à
ceux d'Acre que s'il ne lu y vendoient ceux qui avoient
(1) Jmjette. G.iëlc.
(2) Le sottdan de Uabiloine. Kalauun.
((?90.) PHELIPPE-LE-BEL. 97
tk'liuit et occis de sa gent , que (letkns l'an leur cité ame-
neroit à ruine, et trébiicheroit autressi comme il avoit fait
Triple ; laquelle chose il ne voudrent faire , et pour ce, il
coururent en l'ire et au courrous merveilleusement du
Soudan .
En icel an ensenient, Loys l'aisné fils le roy Phelippe de
France , et de Jehanne sa femme , royne de Navarre , fu
né en la quarte none d'octobre.
VI.
Cornent Acre fu dclruiie par le soudan de Ba6ilnîne.
Après, en l'an de grâce ensuivant mil deux cens quatre
vingt et dix , au temps d^iceluy roy de France , en l'an
de son règne quatriesme, avint ce qui s'en suit ci après:
Quant le terme fu approchié que le soudan de Babiloine
avoit menacé ceux d'Acre à guerroier, si s'en issi hors de
Babiloine pour aler à Acre, et se hasta moult avec grant
multitude infinie de gent inescrcant. Mais comme il fu jà
en une voie, il fu contraint d'une grant maladie, et chéi
malade au lit de la mort ; et lors pour ce n'oublia pas la
besoigne qu'd avoit emprise , ainsois envoia vers Acre sept
admirais des quiex chacun de eux avoit dessous luy quati*e
mille hommes à cheval et vingt mille hommes à pié bien
armés : lesquiex environ mi-mars vinrent à Acre et l'assail-
lirent et travaillèrent de moult divers assaus, j usques à l'autre
moitié de l'autre mois ensuivant : mais rien digne de mé-
moire n'i firent ; et lors endementiers, comme le Soudan re-
gardast et aperçut la mort venir à luy prochaine, si appella
tous ses amis et tous les admirais de son ost, et fist sous-
lever son fils(l), qui ilec estoit présent, en son lieu, prince,
(1) Soii/il'i. Rhalli.
ns LES GRANDES CHRONIQUES,
soudaa et gouverneur principal de toute sa gent ; et, ce fait,
assez tost après morut. Aclonc le nouviau Soudan quant il
ot son père mis en terre, dès maintenant avec un merveil-
leux et innombrable ost esmut sa voie vers Acre et apro-
clia une lieue près de la cité , et ilec fist tendre et fichier
ses tentes, et ses instrumens fist apareillier entour la cité
et assaillir les crestiens qui dedens estoient, du quart jour
de inay par dix jours , continuelment envoiant et gettant
dedens la cité grosses pierres , à perrlères et à engins ,
dont il leur firent grand dommage , et lessièrent avoir à
ceux de la cité moult petit de repos, pour laquelle chose
il furent durement espoventés. Et lors firent transpor-
ter en Cliipre par la navie les trésors de la cité, avec les
merceries et les saine tes reliques , les viels hommes et
les vielles femmes et les petis enfans , et tous ceux qui à
bataillicr n'avoient mestier. Et moult en y ot, cjuant il
apperçurent qu'il y avoit discorde et contcns entre ceux
de la cité, si s'en départirent tant à pié comme à cheval,
avec tous leur biens que avec eux emportèrent ; et ainsi ne
demoura en la cité d'Acre c|ue douze mille hommes ou en-
viion, descjuels il en y avoit cinq cens à cheval et le de-
mourant à pié nobles batailleurs. Adonques au quinziesme
jour du mois de may, les maistres des Sarrasins donnèrent à
gvant empointe un si très grant assaut à ceux qui gar-
doicnt les murs et les deffenses de la cité, que, par un pou,
la garde au roy de Chipre ottroiant, se la nuit très oscure
ne fust Avenue , et une empointe d'aucune defFense d'autre
part ne les eust secourus, certainement les adversaires fus-
sent entrés en la cité. Adonc en celle nuit , le roy de
Chipre bailla sa garde à deffendre au menistre de la che-
valerie des Tyois(l); et, si comme il disoit qu'il devoit reve-
(1) Des Tyois. C'est-à-dire : Au chef de la milice des chevaliers Teu-
toniques. « Teutonicorum miliiiœ ministre. »
(1291.) PHELIPPE-LE-BEL. 99
uir reiidemain au matin prochain avec tous les siens, ù par
un pou avec trois mille d'autres s'en fui par mer laidement
et vilainement. Et lors à l'endemain, les Sarrasins venant
de toutes pars pour la cité assaillir, quant il virent pou de
defFendeurs de la garde au roy de Cliipre qui aux cre-
niauxné aux deflenses fussent, si s'atournèrent ilec de toutes
pars pour la cité assaillir, et emplirent les fossés tout en-
tour de bois et d'autres choses , et percièrent tantost les
murs. Adonc entrèrent communément en la cité, et declia-
cièrent et boutèrent les crestiens par un pou jusques au mi-
lieu de la cité ; mais ainsois ot fait de çà et de là grant abatéis
et occision de leur gent, et furent déboutés et chaciés hors
de la cité en la vesprée d'iceluy jour, par le mareschal et le
menistre de la chevalerie de l'Ospital ; et ensement le
firent le jour ensuivant ainsi. Et adecertes, au tiers jour
ensuivant , les Sarrasins revenans de toutes pars entrè-
rent à l'assaut en la cité par la porte Saint-Anthoine, et
aux Templiers et aux Ospitaliers se combatirent viguereu-
sement, et les craventèrent de tous poins et occistrent le
peuple. Et ainsi les desloiaux mescréans pristent la cité
et la trébuchièrent et destruirent, avec les murs et les
tours et les maisons et les églyses jusques aux fonde-
inens tout ce dessus dessous ; dont ce fu très grant domage.
Et lors les patriarches et les menistres de l'Ospital qui na-
vrés estoient à mort fouirent au repaire avec pluseurs
autres, et périrent en la mer. Et ainsi Acre la cité qui estoit
le secours et l'aide de crestienté en ycelles parties d'Oui tre-
mer , par nos péchiés ce requérant , fu destruite des en-
nemis de la foy ; car il ne fu de tous les crestiens qui à ses
angoisses secouréust (1), dont ce fu duel et pitié.
(1) Qui à ses angoisses secouréust. « Non fuil qui ejus succurrerct an-
B gusluc, ex omnibus clirislianis. »
100 LES GRANDES CHRONIQUES.
Et eu icest au ensement , Charles le conte de Valois ,
frère le roy Plielippe, à Charles le roy de Secile quita le
droit qu'il avoit es royaumes d'Arragon et de Valence ; et
lors espousa une des filles à ce roy Charles, au chastel de
Corbueil, au jour de l'endemaia de l'Assompcion à la be-
noîte vierge Marie que l'en dist la nii-aoust : pour lequel
mariage faire et ensement le quitement des deux royaumes
fait du conte Charles, donna iceluy roy de Secile à iceluy
Charles les contés d'Anjou et du Maine à perpétuité tenir.
(1) En ice meisme an, en la kalande de juignet, il ot un juif
à Paris en la paroisse de Saint-Jehan en Grève (2), lequel fit
tant par devers une femme crestienne que elle li aporta le
corps de Jhésucrist en une oeste (3) sacrée, laquelle elle avoit
reçue en la sepmaine peneiise en laavommichant, et la bailla
au juif. Quant le juif l'ot par devers soy, si mist ladite oeste
en plaine chaudière de yaue chaude, le jour du vendredi
aouré ; et quant ladite oeste fu en l'yaue boullant, il la com-
mença à poindre de son coutel, et lors devint l'yaue aussi
comme toute vermeille. Et après ce , il osta ladite oeste de
la chaudière, et la commexiça à batre d'une verge : laquelle
chose fu toute prouvée contre le juif par l'évesque Symon
Matiffait. Si avint que du conseil et de l'assentement des
preudeshommes qui à Paris estoient régens en théologie et
en décret, ledit juif fu condamné à mourir et fu ars devant
tout le peuple ; et estoit appelle Le bon juif, et sa femme
avoit à non Bellatine , laquelle avoit une fille à l'aage de
douze ans ou environ, que ledit évescpie Simon fist bapti-
sier; et la fist demourer avec les Filles-Dieu à Paris.
(1) Cet alinéa n'est pas dans le texte lalin de Guillaume de Nangis.
(2) Il demeuroit dans la rue des Jardins, nommée depuis des Billeltes.
(3) Oeste. Hostie.
(1291.) PHELIPPE- LE-BEL. UH
VII.
Cornent pape Nicholas envoia ses messages aux prclus cl aux
barons de France, et de leur rcsponses.
En l'an de grâce en suivant mil deux cens quatre vingt et
onze, pape Nicolas, quant il ot sceu et cogneu la destruction
d'Acre la cité d'Oultre-nier, si se conseilla par ses lettres ap-
parans (1) aux prélas du royaume de France qu'il li démons-
trassent quelle chose seroit mieux profitable et nécessaire
avi recours et au recouvrement de la Saincte Terre ; et les
depria humblement que à ce esmeussent le roy de France,
les barons et les chevaliers et eux meisines, et nommcement
le menu peuple, pour la Saincte Terre recouvrer. Auxquiex
commandemens et prières les arcevesques et les prélas
très doucement octroians, chascun maistre (2) par sa diocèse,
les évesques, les abbés, les prieui's et les sages clers assem-
bla ; et lors quant leur concile fu ainsi assemblé et célébré,
si mandèrent au pape ce qu'il avoient fait, et conseillèrent
en ceste manière : c'est à savoir qu'il convendroit pre-
mièrement, les princes et les barons de toute crestienté
ensemble comméus(3) à paix et à concorde rappeler ; et meis-
mementrapaisier les Grieux, les Seciliens et les Arragonois ;
et ainsi dès maintenant ce fait , se le souverain l'ottroioit
ou jugeoit estre chose nécessaire, la croix de son auctorité
par tout l'empire de crestienté seroit preschiée et à prendre
admonestée.
En icest an, les gens de Valentianes en Haynant, se rebellè-
(1) Apparaiis. Palenles.
(2) Maistre. « Melropolitanus. w
(3) Comméus. Excites. « Commotos. »
102 LES GRANDES CHllONIQUES.
rent contre leur conte, pour ce qu'il s'efForçoit de les grever
sans cause ; et se tindrent grant pièce contie li, et boutèrent
les gens dudit conte hors de leur ville ; et en firent protec-
teur et advoué Guillaume le fils au conte de Flandres.
Et en ce meisnie an, puis que Jehanne, contesse de Blois
et d'Alençon fust morte , ses cousins, c'est à savoir Hue de
Saint-Pol et ses frères et messire Gauthier de Chastillon,
partirent ensemble l'héritage de la dite dame ; et depuis, le
dit Hue conte de Saint-Pol laissa à Guy son frère la dite
conté de Saint-Pol, et fu fait le dit messire Hue conte de
Blois.
En ce meisme tenis le pape Nicolas mouru, et fu l'églyse
de Rome vacant par deux ans et plus de pasteur.
Et en cest an meisme Raoul de Sacony (1), roy d'Alemai-
gne, morii, et fu après luy roy d'Alemaigne Adolphe (2).
VHT.
Cornent la ge/U au roy d" Anglcicvrc entrèrent soudainement
aa pais de Normendie et ailleurs.
Après, en l'an de grâce ensuivant mil deux cent quatre
vingt et douze, Edouart, le roy d'Angleterre, de malice et de
fraude c[ue il avant et de grant pièce avoit conceu, si comme
aucuns disoient, fist un grant appareil, en feignant que il
vouloit aler hastivement en la Terre saincte, et là endroit
profiter (3) ; et par ses hommes de Baionne, une cité de Gas-
coigne, et autres pluseurs de son l'oyaume, à nefs et à ga-
(1) Raoul de Sacony. Rodulphe de Hapsbourg.
(2) Adolphe. C'est Àdoliihe de Nassau. Ce dernier alinéa n'est pas dans
Naiigis.
(3) Profiler. Aller, se diriger, (v Celeriler prolicisci, »
(1292.) PHELIPPE-LE-BEL. 103
lies, à appareil batailleur en graut mullitude, fist les subgiés
du roy Plielippe de France de la ten'C de Normendie et
des autres lieux, par mer et par terre f élonneusement as-
saillir et traîtreusement envaïr , en occiant moult de eux ,
et en prenant moult grant foison et détenant pluseurs de
leur nefs et fraignant et despeçant , et les maistres des
galies, avecques leur biens et leur merceries, en Angleterre
menèrent et transportèrent. Et ensement les devant dis
hommes du roy d'Angleterre envaïrent traîtreusement et
faussement une ville du royaume de France que on appelle
la Rochelle, et y firent pluseurs assaus, en occiant aucuns
de la ville : et en icelle ville firent pluseurs dommages.
Laquelle chose comme elle venist en la connoissance au roy
de France, si manda au roy d'Angleterre et avix tenans son
lieu en Gascoigne, que certain nombre des devant dis mau-
faiteurs hommes qui ainsi avoient sa gent occis et mehaigniés,
envoiast à Pierregort (l)en sa prison, pour faire de eux ce que
raison diroit et justice requeroit. Auquel mandement le
roy d'Angleterre et sa gent furent négligens d'obéir, et par
contumace et en despit le refusèrent ; pour laquelle chose le
roy de France fist par son connestable Raoul, seigneur de
Neele , en sa main toute Gascoigne saisir, ainsi comme ap-
partenant au fié de son royaume; et fist semondre Edouart
le roy d'Angleterre à venir en son parlement. Et en icest
an ensement, comme Jehan le conte de Hainaut delez la
confinité de sa terre, les gens et les sougiés du roy de France
et les églyses en sa garde establies molestast et grevast , né
ne les voulsist aux prières né au commendement du roy
amender , Charles de Valois , frère au roy Phelippe de
France, assembla à Saint-Quentin, un chastel de Verman-
dois, grant osl contre le conte , par le commendement du
(I) rknujurl, Pùrigucux,
J04 LES GRANDES CHRONIQUES.
loy Phelippe : lequel Charles, comme ildéust de bataille as-
saillir, Jeliau le conte de Hainaut la puissance du roy de
France doubtant, vint sans armes dévotement à Charles ; et
s'en vint à Paris avec luy au roy, et tout ce qu'il avoit mef-
fait envers luy et envers ses soujets, à tout son bon plaisir
luy amenda et à sa plaine volenté.
Et en ce meisme an, en la cité de Roen en Normendie ,
pour les exactions que on appelle maie toulte (1) desquelles
le peuple estoit moult durement grevé, contre les maistres de
l'eschiquier ministres le roy de France le menu peuple s'es-
mut et s'eslevaj et dès maintenant les cueilleurs de celle
pécune bâtirent et les deniers par places espandirent , et
au chastel de la cité les menistres et les maistres assis-
trent. Mais après ce, par le maire (ou baillif), et les plus
riches hommes de la ville, furent apaisiés et se retrais-
trent; et lors en y ot pluseurs de pendus et moult par di-
verses prisons du royaume de France furent emprisonnés.
IX.
De la bataille du conte d'Armignac et du conte de Fois.
En l'an de grâce mil deux cens et quatre vingt et treize,
le conte d'Armignac contre le conte Raymont Bernart de
Fois, lequel il avoit appelle de traïson à Gisors, environ la
Penthecoste, devant Phelippe le roy de France et les ba-
rons , fu contraint à combattre encontre le dit conte de
Fois en champ, seul à seul. Mais aux prières du conte Ro-
bert d'Artois, la besoigne et le descort d'iceux le roy de
France pristsurluy, et de la bataille qu'il avoient jà com-
menciée les fist retraire.
(1) Mak touUe, « Malam lollani » De là le rcsiiectablc nom de inalciolc.
(f293.) PHELIPPE-LE-BEL. 105
Et adecertes en cest an, Edouart le roy d'Angleterre plu-
seurs fois et solenipnellement à la court le roy de France
fu semons, pour les injures et malefaçons les quelles ses
hommes avoient faites aux hommes du royaume de France
et de Normendie et d'ailleurs ; venir n'i voult, ainsois au
cominandement le roy de France despit et contredit. Mais
pour ce que à fausse conscience et à conseil plain de fraude
peust l'iniquité qu'il avoit commenciée parfaire, dist-l'eu
qu'il manda au roy de France que il tuy quittoit quelconque
chose qu'il tenoit de luy en fié né poursivoit ; car il cui-
doit et espéroit ce et plus par force d'armes acquerre
et ce, sans hommage de quiconc[ue, dès ore mes tenir. Et
en cest an ensement , au mois de juignet , Noion, une
cité de France , fu toute arse et embrasée fors les abbaïes
de Sainct-Eloi et de Sainct-Barthclemi. Et aussi en icest
an meisme , Henri d'Espaigne , lequel le roy de Secile
avoit tenu en prison par l'espace de vint-six ans, s'en alà à
son neveu Sancion (1) le roy d'Espaigne. Et en ice meismes
an, Guillaume l'évesque d'Aucuerre moru, auquel succéda
en la dite éveschié Pierre évesque d'Orliens , et renonça à
l'éveschié d'Orliens : et fu mis en sa place Frédéric le fils
au duc de Lorraine , qui en discorde avoit esté esleu éves-
que d'Aucuerre, ajîrès la promocioii du devant dit Pierre.
(I) Sancion. Sanclie, roi de Gaslille.
lOG LES GRANDES CHRONIQUES.
X.
Cornent le roj Edouart s'csmut, cl conient le conte d'Accrre (1)
fu deslruit pour ses mesfais.
Après, eu l'an de grâce mil deux cens quatre vingt qua-
torze, Edouart le roy d'Angleterre contre le roy Plielippe
de France apertenient et puissamment s'esnuit , et envoya
en Gascoigne, par navie, moult très grant foison de sa gent
les quiex l'ile de Ré vers La Rochelle en Poitou, qui de la
part le roy de France se tenoit , destruirent toute , et
occirent la gent et l'embrasèrent et brûlèrent par feu. Et
puis d'ilec versBourdiaus nagièrent (2) les Anglois, et le chas-
tiau de Blaives et trois villes ou cliastiaus sus la mer occu-
pèi'ent et prisrent, et les gens du roy de France cpii les gar-
doient descliacièrent et gettèrent vilainement , en occiant
aucuns par la tricherie des Gascons. Et comme après il ve-
iiissent à Bourdiaus , né ilec pour Raoul , le seigneur de
Neelle, connestable de France qui dedens estoit, ne péusseut
aucune chose attempter né faire, lors vers la cité de Baionne
retournèrent leur navie, laquelle, parla tra'ison de ceux qui
C3toient ens la cité , reçurent dès maintenant abandon ,
et assaillirent longuement les François qui en la forteresse
du chastel estoient ; et à la fin après ce d'ilec les encha-
cièrent.
Et en icelui an aussi , le conte d'Acerre en Puille ,
lequel Charles, le roy de Secile, avoit establi garde de sa
conté de Prouvence, fu trouvé et esprouvé très pesme (3)
(1) h'Acerre. Nangis le nomme « Comcs Accrraruni in Apuliâ. » La
ville d'Acerrcs ou l'Accrrcs est en effet dans la Pouille. (Voyez déjà plus
haut, vie de Philippe III, § 35.)
(2) NcKjièrcut. Naviguèrent.
(3) Pesme. Très-mauvais. « Pcssimus. »
(1294.) PHELIPPE-LE-BEL. 107
socloinite et traître de son seigneur; et fu pris par le com-
mandement du roy , et fu de son derrière (1) jusques ù la
bonclie en une broclie de fer ardant transfichié, et après fu
ars. Adonques en icel tourment regéhi cornent Charles
le roy de Secile , père d'icelui Cliarles, il avoit retrait par
traison do la cité de Messines qu'il avoit assegic'e ; et co-
rnent, après Cliarles prince de Salerne son fils, s'estoit laissié
prendre (2) ; et coment il destourna les Seciliens qui icelui
prince pris vouloient restablir en honneur royal, et les Ar-
ragonois aussi de leur terre cliacier les desloa.
XI.
Comcnl le conte de Flandres s'alla an roy d'yfnglelerre^
En cest an ensemcnt, Gui le conte de Flandres, occulte-
ment et célûement , contre son seigneur le roy de France
au roy d'Angleterre alié , vint avec sa fille à Paris ; laquelle
il vouloit envoier en Angleterre pour espouser au roy d'An-
gleterre Edouart. Lors par le commandement le roy Plie-
lippe roy de France , avec icelle furent détenus en garde ,
mais icelle fille après ce demoura avec les enfans le roy,
pour estre enseigniée et noui'rie avec eux ; et le conte assez
tost après fu délivré.
(() Derrière. Les éditions golliiqucs ont subslituc clos. Nnngis dit : « A
» postcrioribus. » ( Si)icilcg., t. m, p. -jO.) Doux lignes plus bas, au lieu
de En icel Coimnetii recjehi, elles portent: « En celle gehinc rccongneut. »
Et les fuiscnrs de Glossaire? d'enregistrer, sur cette autorité, le substantif
rjehine pour géhenne'.
(2) S'estoit laissié prendre. Et commcnl il s'éloit laissé prendre avec le
prince de Salerne , pour mieux nuire à ce dernier. Ce crime est peu
probable.
lOS LES GRANDES CHRONIQUES,
XII.
Cornent Charles de Valois ala en Gascoigne.
Et ensemeut en cest an , Charles de Valois, frère Phelippe le
roycleFrance,en Gascoigne, à moult grantost, fu de par son
frère destiné et envoie. Rions (1), un cliastel très fort, lequel
les Anglois pai* la traïson des Gascoins dctenoient , clost
lors par siège, et avec sa gent viguereusenient et appertement
assega. Et adecertes ilec estoient Jehan de Saint-Jehan (2) et
Jehan de Bretaigne et moult d'autres de par le roy d'Angle-
terre nobles batailleurs.
(3) Et en cest an, Jehan duc de Brebant , qui semons avoit
esté aux noces de une des fdles au roy d'Angleterre laquelle
Henry conte de Bar prenoit à femme , en joustant contre
un chevalier qui estoit nommé Bourgondes fu féru d'un
eop de lance à la moi t , et mourust dedens six jours en un
cliastel qui est appelle Bar en Lorraine.
Et en icel an meisme, depuis que l'église de Rome ot vaqué
de pasteur par l'espace de deux ans, de trois mois et de deux
jours, il y ot un pape qui fu appelle Célestin. Ycelui Célestin
fu de la nascion de Puille et fu moine et père d'une petite
religion (4) laquelle par luy avoit esté instituée et estoit appe-
lée Saint-Benoist es montaignes(5) ; et là menolt moult âpre
vie d'ermite. Iceluy Célestin estoit appelle frère Pierre de
(1) Rions. Les manuscrits de la Chronique françoise de Nangis portent
La Riole et Riel. Mais ce doit être, d'après le latin Uionsium, la petite
ville de Rions, entre Bordeaux et La Réole.
(2) Jean de Saint-Jean, lieutenant des Anglois en Gascogne.
(3) Cet alinéa n'est pas traduit do Nangis.
(4) Religion, Maison religieuse.
(6) Ces religieux, du nom adoptif de leur fondateur, prirent le nom
de CéleslinK.
(129i.) PHELIPPE-LE-BEL. tOD
Monon avant qu'il fust esleii à pape , et estoit homme de
grand humilité et de grande renommée et de piteuse et
saincte conversation. Si avint en ce temps que les cardinals
qui moult estoient obstinés en l'élection d'un pape , si
comme il sembloit , en une journée se fussent assemblés en
consistoire, non pas pour le eslire, car en traitant de l'élec-
tion oncc^ues n'a voit esté faite dudit frère Pierre mencion ; si
avint que d'aventure un cardinal en plain consistoire com-
mença à raconter de la saincte vie et de la renommée dudit
frère Pierre ; et adoncques, par divine inspiration, si comme
l'en croit , tous les cardinals , à un seul veu et à une voix ,
avec grant effusion de larmes se consentirent audit frère
Pierre , et fu esleu en pape , et avoit bien largement sois-
sante-neuf ans d'aage. Mais encore estoit-il sain et haitié
et assez fort ; il n'estoit pas grant clerc , mais il estoit de très
grant discrécion. Icestuy pape ordena douze cardinals, outre
le nombre qui y estoit ; et la décrétale que son prédécesseur
avoit fait sus l'eslection du pape , laquelle estoit demourée
en suspense , il la confirma et voult c[ue elle fust tenue et
gardée.
Item environ l'advent Nostre-Seigneur , ledit pape en
plain consistoire, devant tous, renonça à tout office et béné-
fice de papalité. Après lequel fuBoniface le huitième, né de
Cliampaigne ( 1 ),lequel fu le cent quatre-vingt et dix-septième
pape. Or avint que le dit Célestin qui pape avoit esté s'en
vouloit retourner au lieu dont il estoit venu , et le pape
Boniface sou successeur ne le voult pas souffrir : mais le fist
honnestement et à très grande diligence en honneste lieu
esti'e gardé.
Et en ce meisme au, Raoul de Grantville, de l'ordre des
Prescheuis, lequel , par le commandement du pape Célestin
(() cliampaigne. Camp.Tiiic.
TOM. V. 10
no LES GRANDES CHRONIQUES.
déposé, avoit esté à Paris consacré en patriarche de Jhérusa-
lem:, quant il vint à Rome lu de parle pape Boniface dégi-adé.
En iceluy an mourut le roy d'Alemaigne. Si s'assemblè-
rent les esliseurs à Coulogne , et s'accordèrent tous et esli-
rent vm vaillant homme , mais il n'estoit mie moult riche ,
et fu appelle Adovdphe(l).Tantost comme llfucoronéàAis,
si fist assemble!' les barons d'Alemaigne et leur monstra que
le roy de France avoit grant partie de l'empire par devers
luy , laquelle chose il ne pooit soufrir pour le serrement
qu'il avoit à l'empire fait. Et tantost eslurent deux cheva-
liers, et leur baillèrent des lettres au roy , et les envoièrent
par devers le roy de France à Corbuel. Ilec luy présentèrent
les lettres de par le roy d'Alemaigne , lesquelles estoient
sus ceste forme :
« Adoulphe, par la grâce de Dieu , roy des Romains tous
» dis accroissans (2), à très grant prince et puissant seigneur
» Phelippon roy de France. Comme, par vous, les posses-
» sions , les droitures, les jurisdictions et les traites des
» terres de nostre empire, par empeeschement noient conve-
» nable, sont détenus par movdt de temps , et follement
» sont fortraites , si comme il apert clerement en divers
» lieux ; nous signifions à vous par ces présentes lettres ,
» que nous ordennerons à aler contre vous avec toute
» nostre puissance , en poursuivement de si grant injure
» cjue nous ne poons souffrir. Donné à Nurenberge la se-
» coude kalende de novembre , l'an de l'Incarnacion mil
» deux cent quatre-vingt et quatorze. »
(1) C'est ici la répélilion de la mcnlion de l'élection d'Adolphe de
Nassau. — Le latin de Nangis dit seulement , au lieu du long récit
qui va suivre : « Romanorum rox Adulplius, régi Angllœ Eduardo pecu-
» nia contra regem Francise confederalus, fecit regem Franciœ ex parle
»suâ, post oclavas Nativilalis Doniinicre diffiderc; scd auxiiiarlis sibi
» dcQcienlibus, ncquivit pcrficcrc quod optabat. » (Spicileg, t. m, p. 60.)
(2) Tous accroissant. « Semper Augustus. »
(1294) PHELIPPE-LE-DEL. 111
Quand le roy de France ot receus ses lettres , si manda
son conseil par grant déliÎDeracion , et leur bailla la réponse
de leur lettres. Tantost les chevaliers se départirent de
court et vindrent à leur seigneur, et luy baillèrent la lettre de
réponse. Il brisa le seel de la lettre qui moult estoit grande;
et quant elle fu ouverte , il n'y trouva riens escript, fors
Troup Alemanl. Et ceste réponse fu donnée par le conte
Robert d'Artois , avec le grant conseil du roy. Si avint que
le roy d'Angleterre qui guerre avoit au roy de France
envoia par devant ledit Adoulplie, roy des Romains, en luy
requérant que, pour une somme de deniers , il se vôulsist
aler avec luy contre le roy de France. Lequel Adoulphe luy
ottroia , car il avoit bien en mémoire la response des lettres
cju'il avoit envoiées au roy de France , comme dessus est
devisé. Si envoia deffier le roy de Fi-ance de par luy (1); mais
quant il cuida assembler grant quantité de gens d'armes
pour accomplir ce qu'emprins avoit, pluseurs luy défailli-
rent c|ui ne vouloient pas estre avec le roy d'Angleterre. (Si ne
pot parfaire ce cju'il avoit empris en son entencion. Mais,
(1) Le récit de nos chroniques contredit celui des Iiisloriens modernes,
qui présentent les premières lettres de l'empereur comme un effet du
traité lionteux fait par lui avec le roi d'Angleterre. — Au reste , je dois
à l'obligeance de M. Miclielet, chef de la section historique aux archives
du royaume, la preuve que notre cln-oniqucur a suivi un bruit populaire
mal fondé , en citant le mot encore aujourd'hui célèbre de Philippc-lc-
Bel. L'original de la véritable réponse de ce prince est conserve dans
le Trésor des Chartes. (J. G:0, n" 14.) « Philippus d. g. Fr. rex ,
» magniDco principi A. régi Alcmannia2. Nupcr vestras, ut prima facic
» apparcbat, patentes rccei)imus litteras, in hœc verba : Adoli>hus, etc.
» (comme i)lus haut.) Quarc miltimus ad vos, religiosos viros dilectos
» nostros fratres Simonem de ordine hospilalis... ac Galclierum de ordinc
» militiie Templi de Remis domoruni prcceptores, ad sciendum si à vobis
» laies litteras processerunt. Quœ si de vcslrâ conscientiâ emanarint, nisi
» de contrario nos ccrtiflcaveritis, cum câ earum tcnore diflidalionis nia-
» Icria coUigatur, vobis inlimamus quod tanquam diflUlati à vobis dcin-
» ceps crga vos proponimus nos habcro. Datum Parisiis , die Mcrcurii ,
» antè mediam quridragcsimam, anno Doniini M« CC» nonagesimo quarto.
» (1295.) Il Sccl en cire blanche pendanl sur simple queue.
112 LES GRANDES CHRONIQUES,
après une pièce de temps, se fist la pais entre le roy de
France et ledit Adoulphe, par ceste manière que ledit Adoul-
])he aurolt à femme la sœur au roy de France ; et par tant
(u la paix confermée).
XIII.
Content Charles le frère au roy de France fi si pendre pluscurs
Gascoins dc^'ant le chas tel de Rions, et cornent il l'nssisl.
L'an de grâce ensuivant mil deux cent quatre-vins et
quinze , Raoul , le seigneur de Neelle , connestable de
France, ■ — qui de Bourdiaux, en l'aide de Charles le frère le
roy de France Phelippe, à Rions venoit par une ville des
Anglois garnie que l'en appelloit Podency, à laquielle il avoit
tenu le siège par huit jours, — fist convenance aux Anglois c[ui
avec les Gascons la defFendoient, que s'en iroient seurement,
leur vies sauves. Et lors , ce fait , si la reçut le jour des
grans Pasques , dont laissa aler les Anglois, et amena les
Gascons par nombre soixante , à Rions à messire Charles ;
lesquiels celuy Charles , au quinziesme jour après Pasques,
fist tous en gibet, devant les portes de Rions, pendre et
encrouer au vent. Et quant ceux du chastel virent ce et
cognurent ce , et sorent que à Podency les Anglois eussent
trahi , lors envers la gent du roy d'Angleterre, qui dedens
le chastel estoientavec eux, s'esmurent à grant despit et des-
daing. Pour laquielle chose Jehan de Saint-Jehan et Jehan
de Rretaigne , comme la nuit fu venue, en leur nefs faians
par mer s'en eschapèreiit. Mais il furent ensuivis des Gas-
cons , et pluseurs des Anglois aiiisois qu'il entrassent es nés
furent occis.
Adonc , au vendredi ensuivant , les François appercevaus
en celle nuit avoir eu discorde et contens au chastel, et
(1295.) PHELIPPE-LE-BEL, 113
que pou estoieiît aux deffenses, assaillirent le chastel aperte-
nient et dès uiaintenaut y entrèrent , et occireut moult des
Gascons , et si soubniistrezit la ville et le chastel et toute la
seigneurie en la seigneurie au roy de France.
Après ce , Charles , conte de Valois , après la prise du
chastel de Rions , assist la ville de Saint-Sever , et l'assailli
tout le tems d'esté par divers assaus , et fist tant que par
force il la fist venir abandon. Mais après ce, quant il s'en fu
retourné en France , la gent de la ville tricheresse repre-
nant l'esperit de rebellement , de la féauté et seigneurie de
France rassaillirent (1).
Et en ce tems , Sancion , le roy de Castelle , mourut.
Du quiel deux enfans petis d'aage qu'il avoit engendré de
une nonain (2) qu'il avoit joint à luy par mariage, Henri son
oncle du quiel nous avons dit dessus, qui estoit eschapé de
la prison au roy de Secile , garda et delïendi conume tuteur.
XIV.
De la nai^ie ait roy de France qui s'esmul pour alcr en Angle-
terre.
En celluy an nieisme, la navie au roy de France à Douvre
un port d'Angleterre appliquant, tout ce qui estoit hors des
murs ravi. Et comme iceluy grant navie peust de legier toute
Angleterre prendre et occuper, si fu desvée à aler oultre, de
l'autorité Malii de Momorenci et de Jehan de Harcourt ,
mareschaux tie cette navie , et furent déboutés à eux
(1) Rassaillirenl. Mauvaise traduclion du latin de Nangis : « Gens villae
à ûdclitate régi Franciœ pollicità, resilivit. »
(2) Une nonain. Je crois qu'avec le latin notre chroniqueur a pris le
nom propre delà reine Marie de Moliua, pour l'indication de sa prol'cs-
fion de religieuse. « Pucrus de quâdam ■iuiictiinoniali (cmiuà. »
10.
114 LES GRANDES CHRONIQUES,
retourner sans rien faire. Et adecertes , en cesl an , la
royne Marguerite , femme monseigneur saint Loys, mou-
rut à Paris ; et en l'église Saint-Denis, devant son seigneur,
fu honnorablement enterrée. Et icelle royne Margue-
rite , ainsois que elle mourust , establi et fonda à Paris ,
devant St-Marcel, une abbaie de Seurs meneurs (1), où elle
très honnorablement vesqui (2). Et en cest an ensement
Alfons le roy d'Arragon mourut ; et lors Jaques l'occupeur
de Secile, son frère, se transporta en Arragon et reçut la
hautesce de la dignité royale : lequel , quant il ot fait pais
au roy de Secile Charles , si espousa une de ses fdles, et les
ostages que Alfons son frère, le roy nouvellement mort,
avoit receu du roy de Secile, délivra ; et l'autre son frère
Frédéric occupa Secile après luy.
XV.
Comenl le roy cT Escocc fa pris et amené au roj d' Anglclerre. Et
parle après de phisciirs incidences.
Après , en l'an de grâce ensuivant mil deux cent quatre-
vingt et seize , les Escos au roy de France aliés envahirent
le royaume d'Angleterre et dégastèrent ; et ainsi comme i\
s'en revenoient d'iceluy envaissement , Jehan leur roy, traï
d'aucuns, fu pris et au roy d'Angleterre envoie.
Et en icest an ensement, Alfons et Ferrant fils Blanche
fille du saint roy Loys de France, et de Ferrant l'ainsné fils
au roy de Castelle , de long-temps mort , qui du droit de la
(1) Les cordelières.
(2) M. Gcraud , dans son Paris sous Philippe-le-Bel, a eu tort de con-
tester tous CCS faits, qui sont également rapportes par le conlinuateur de
Nangis.
(1296.) PHELIPPE-LE BEL. ((5
dignité royale et de excellence à eux donné par Alfons leur
aïeul , estoient du tout en tout privés et degetés, et pour ce
en France estoient comme essiliés; quant il entendirent du
roy leur oncle qui mort estoit , si prisrcnt leur erre (1) et
requistrent et envaïrent Espaigne ; et firent convenances à
Jaques le roy d'Arragon. ht lors par l'aide de luy et de son
frère Pierre, et ensement du fils Jehan le petit (2) d'Espai-
gne, le royaume de Légions (3) premièrement envairent , et
à eux du tout en tout le soumistrent ; lequel Alfons l'ainsné
à Jelian son oncle, qui en s'aide estoit venu par mer, ottroia
et donna à tenir de luy en fié. Pour ce fait , il attrait
merveilleusement les cuers de sa gent à luy.
En ce meisme an mourut pape Célestin qui déposé s'estoit
par avant de la papalité ; et en icel an Pierre et Jaques dits
de la Colompne, cardinals, afermoient la déposition du
pape Célestin avoir esté indeuement faite ; et que la pro-
mocion de Boniface estoit injuste et irraysonnable : et par
ce maintenoient la cour de Rome estre en erreur. Quant le
pape Boniface sot ce , si les priva de tout honnevir et office
de cardinalté et de tous bénéfices de saincte églyse.
En ce meisme an, Florent le duc de Hollande, et assez
tost après son fils, furent d'un chevalier traiteusement tués.
Laquelle mort Jean conte de Haynaut voult vengier par
droit d'affinité et de lignage , et fist tant qu'il conquist à soy
Frise et Hollande.
Et en iceluy meisme an, la cité de Pamers fu séparée de
l'éveschié de Thoulouse, et en y ot propre évesque en la
dite cité par l'autorité du pape Boniface.
(1) En-e. Course. Variante du msc. 9650 : Cuer.
(2) Le petit. Erreur de Nangis. « Johanniminimi. » C'est le JcanNunes
dont il a déjà été parlé.
(3) Lefjions. Léon.
116 LES GRANDES CHRONIQUES.
XYL
De la baillie du cenlicme cl du cinquantième.
En icest au ensement, fut une exaction que l'en ap|3elle
nialetoulte, par le royaume de France, premièrement seule-
ment des marcheans ; de recliief le centième et le cinquan-
tième de tous les biens de chascun , tant de clers comme
de lais , pour cause de la guerre en ice temps décovuant
entre le roy Plielippe de France et le roy d'Angleterre , fu
commencit'e Pour laquelle cliose , pape Boniface fist un
décret par sentence que se les roys et les barons de toute
crestienté, dès lors en avant, des prélas ou des abbés ou du
clergié, sans le conseil de l'églyse de Rome, telles exactions
prenoient , ou les évescjues , abbés ou clergié telles choses
leur donnoient , la sentence et excommeniement par ice
fait encourroient ; de laquelle, fors au péril de la mort, ne
pourroient de nul estre absols fors que du pape de Rome
ou de son commandement espécial.
XVII.
De la prise Jehan de Sainl-Jclian et de pluseurs aulrc.t.
En icest an ensement, Emons , le frère au roy d'An-
gleterre qui estoit envoyé en Gascoigne contre la gent au
roy de France , mourut ii Rayonne. Après la mort ducjuel
endementiers cpie les villes et les cliastiaux , les gens au
roy d'Angleterre tenans sa partie appareilloient à gaimir
de vitaille , Robert conte d'Artois qui un pou devant avoit
(I29G.) PHELIPPE-LE-BEL. 117
esté envoyé du roy de France, estoit là venu. Quant il en-
tendi ce par ses espieurs , il empescha incontinent et isnel-
lement les Gascons et gens du roy d'Angleterre. Car comme
il fussent sept cents hommes à cheval et cinq mille à pié ,
le gentil conte avec sa gent qu'il amenoit fors batailleurs ,
si fort envaï l'ost des ennemis que les Gascons s'enfuirent ;
et les enchaça , et des greignevu's d'Angleterre à mort ac-
craventa bien cent ou environ ; et ilec fu pris Jehan de Saint-
Jehan , et Guillaume le jeune de Mortemer avec autres
nobles d'Angleterre ; et furent envoies ainsi comme chaitis
en France. Adont le conte de Lincole et Jehan de Bretai-
gne furent chaciés de la bataille , et là laissièrent et per-
dirent toute leur garnison avec leur appareil de bataille
que il menoient ; et pour certain se la nuit ne feust si tost
venue et les bois n'eussent esté si près, nul de ceste multi-
tude de gent n'en fust eschapé. Adont ne fu dès lors en
avant qui envers le conte d'Artois où les François osassent
en bataille aler né venir.
XVIII.
Du renoncement Robert fils au conte de Flandres à l'omagc le
roy de France.
En cest an ensement , Gui le conte de Flandres , par
Robert son fils déceu si comme l'en dit , appareilla apper-
tement à soi mouvoir et eslever contre son seigneur le roy
de France Phelippe, et luy manda par ses patentes lettres à
Paris que nulle chose il ne tenoit de luy en fié, né en autre
quelconque chose ou manière il ne se réputoit à luy estre
sougiet.
Et en cest au ensement, au moys de décendjrc, en la veille
Saint-Thomas apostre , avint aussi à Paris que le fleuve de
118 LES GRANDES CHRONIQUES.
Seine s'escrut en tele manière que de nul aage né remem-
biance de home ne treuve l'en en escript si grant croissance
né ravine d'iaue à Paris avoir ondoie : car toute la citéfu
si de toutes pars raemplie , ençainte et avironnée , que de
nulle part en la ville sans navie l'en ne pooit entrer , né
par un pou par toutes les rues ne pooit aucun aler sans
aide debatiaux. Et lors pour la pesanteur de l'yaue et la
grant ravine du fleuve , les deux pons de pierre , et avec ce
les moulins qui dessus estoient fondés et fais , et le Chas-
tellet de Petit pont, de tout en tout trébuchièrent et chéi-
rent ; et lors il convint par huit jours des viandes de hors
aporter es nefs et es batiaux , pour secourre à ceux de la
cité de Paris.
XIX.
Cornent Alfons d' Espaigne rendi tout pour deln'rcr son oncle
de la prison.
En l'an de grâce après ensuivant mil cent et quatre-vingt
et dix-sept , Alfons et Ferrant frères, et neveus le saint roy
Loys , viguereusement et forment envaissans Espaigne
embatirent paour à tous les ennemis de leur renom et de
leur advènement ; auxquiels vint lors leur oncle messire
Jehan qui escrut et enforça moult et eux et leur gent : car
par iceluy reçurent abandon villes et chastiaux pluseurs ;
lequel messire Jehan , comme follement après alast sur les
anemis, il fu pris : et Alfons le sien neveu noble et gentil ne
le pot autrement ravoir se toutes les choses qu'il avoit con-
quises ne rendist et restablist. Et lors, par la grant libéralité
et franchise de son cuer trait et démené , pour iceluy rendi
tout , estimant greigneurs estre les richesses d'amis que
de avoir des choses de ce monde muable copie né habon-
(1207.) PHELIPPE-LE-BEL. 119
dance (1). Lequel Jeliau , le vice d'ingratitude encou-
rant, s'en vint droit à ses ennemis et le royaume de Légions
qu'il avoit pris du don de son nepveu rendi aux aneniis d'ice-
luy Alfons. Adonques Alfons , quant il ot toutes ces choses
perdues , par son grant courage seurniontoit toutes choses
adverses , ramenant à mémoire le très haut lignage des rois
de France dont il estoit descendu. Comme il n'eust ville
né chastel où il trouvast refuge , lors , contre l'opinion
des siens qui conseil luy avoient donné de retourner en
France ou en Arragon, aux chams devant un chastel se mist
et arresta , et fist tendre ses très et fichier ses tentes ; mieux
voulant , pour droit et pour justice et son droit requérant,
mourir que retourner sans honneur et sans victoire. Duquel
Alfons le seigneur du chastel apercevant la sagesce, luy et sa
gent, par sa pitié, introduit et mena en son chastel, par l'aide
duquel Alfons après ce fist moult de dommages à ses ane-
mis. Et endementiers qu'il estrivoit à ses anemis et moult
forment les guerroioit. Ferrant son frère s'en vint en France
requerre aide ; et d'ilcc ala à la cour de Rome pour aide
et secours aussi querre , mais d'une part et d'autre pou de
profit en raporta.
XX.
Comcnl le conte de Bar entra en Champaigne à armes.
Enicestan, Henri conte de Bar qui avoit la fille au roy
Edouart d'Angleterre espousée , avec grant multitude de
(1) Piien de plus mauvais que ccUe traduction du continuateur de Nan-
gis. Il faut entendre ici : « Estimant plus grandes les richesses d'amis que
» l'abondance des choses de ce monde. » Cette pensée étoit alors une espèce
de proverbe; on la reconnoît dans les beaux vers de Gnrin le Lohcrain :
N'est pas richesse et de vair et de gris,
Mais est richesse de parens et d'amis :
Li cuers d'un home vaut tout l'or d'un pais.
120 LES GRANDES CHRONIQUES,
geut année en la terre de Clianipaigne , qui appartenoit par
droit héritage à tenir à Jelianne royne de France , comme
anemi entra et occist moult d'hommes, et meismement une
ville embrasa et ardi. Auquel fol efïorcement réprimer et
retargier fu envoie par Phehppe roy de France Gauchier
de Cressi , seigneur de Chatlllon , qui avoit en sa compai-
gnie les Champenois ; et par force et par feu, la terre au
conte de Bar dégasta ; et ainsi le fist retourner pour sa terre
garder.
XXI.
Coinenl le roj Phclippe assisl Lille en Flandres.
Et en icest an meisme, Phellppe le Bel roy de France,
contre Gui le conte de Flandres qui de sa féauté estoit
départi , assembla à Compiègne moult grant ost. Et ilec en
la feste de Penthecoste Loys sou frère conte de la ci lé
d'Evreux , et l'autre Loys ainsné fils Robert conte de Clei-
mont, avec six vings autres, fist nouviaux chevaliers. Et ce
fait , d'ilec s'en ala en Flandres , et maugi-é les ennemis
entra en la terre appertement et viguereusement , et assist
Lille , en la vigile monseigneur saint Jehan l'apostre. Et
lors fu détruite une abbaie de nonnains que l'en appelloit
Marqueté (1). Et environ Lille jusquesà quatre lieues, Fran-
çois par fer et par feu tout dégastèrent. Et lors Gui
conte de Saint-Paul , et Raoul seigneur de Neelle connes-
table de France , et Guy son frère mareschal , avec grant
foison d'autres , esloignèrent l'ost environ quatre lieues sur
le fleuve (2) de la ville de Commines , et se combatirent
(1) Mayqucie ou Wo)Yy«e, entre Bouvines et Mons en Pucllc.
(2) l,e fleuve. La Lys,
(1297.) PHELIPPE-LE-BEL. 12 J
à leur ennemis , et de eux cinq cens en vainquirent et
plus, et pluseurs en occistrent , et leur tentes retindrent ,
et pristrent pluseurs soudoiers du royaume d'Alemagne
chevaliers et escuiers de grant renom , lesquiels avec eux
amenèrent au roy de France présentement.
XXII.
Comenl Robert conte d* Artois se combati à Fumes contre les
Flamans.
En ce meisme temps, pape Boniface canonisa à Sienne la
vieille (1) le saint roy Loys de France. Et en icest an ensement,
comme le roy Phelippe-le-Biau fust devant Lille, Robert no-
ble conte d'Artois laissa Gascoigne à nobles et loyaux hom-
mes du royaume de France, et lors vers St-Omer , sa terre
propre, se reçut et revint, et appellaavecluy son filsPhelippe
avec grant plenté de chevaliers et nobles hommes. Lequel
conte Robert envahi Flandres de celle part. Contre lequel
Guy conte de Flandres envoia tant à cheval comme à pie
grant multitude de gens d'armes, et de costé la ville deFurnes
se combalirent contre le conte d'Artois. Lors ilec, les batailles
orclent'es de \ine part et d'autre fu moult la bataille aspre
et merveilleuse. Mais les Flamans , combien que il fussent
six cents à cheval , et seize mille à pié , de la gent au conte
d'Artois furent tous occis ; car le gentil conte noblement se
prouva, si que moult, tant chevaliers comme escuiers, avec
Guillaume de Juillers , et Henri conte d'Aubemont furent
pris. Lesquiels, conroiés à Paris en charctes, et ailleurs par
diverses prisons envoies, à la loenge et a. la victoire de noble
(1) Sienne la vieille. C'est la leçon du n» 218 ; les autres portent : A sa
viC; et le latin : « Apud urbeni vetercm. » Orvicto.
11
122 LES GRANDES CHRONIQUES,
homme monsieur Robert conte d'Artois, chevalier esmeré (1),
avoient mis devant lem- visage , la banière et l'enseigne au
bon conte. Et lors le conte d'Artois prist la ville de Furnes
l'endemain ; et après ce , occupa Cassel avec toute la vallée.
Adonc endementiers ceux de Lille qui moult estoient gre-
vés et traveilliés de divers assaus de la gent au roy de France ,
comme il véissent souventes fois leur murs rompre et quas-
serà pierres ; né Robert, l'ainsné fils au conte de Flandres
qui avec eux estoit au chastiau, n'osast contre les François
issir à batailles , si firent lors convenances au roy de France
que de leur biens né de leur vies ne fussent privés , né ne
fussent sousinis né malmenés né maumis ; et sousmistrent
eux et leur biens au roy de France. Mais Robert, cjui pou de
chevaliers avoit, issi de la ville et à Bruges où son père es-
toit tout oiseux se reçut. Adecerles , le roy d'Angleterre
Edouart qui estoit venu avec le conte de Flandres , fu dé-
ceu , si comme aucuns dient; car pour certain il luy avoit
mandé qu'd tenoit pris le conte Robert d'Artois et Charles
de Valois , le frère au roy de France ; lesquiels il devoit te-
nir à Bruges en prison , si comme il disoit, ou pour ce que
plus sauvement peust estre cru. Iceluy roy d'Angleterre es-
toit là venu pour aidier le conte de Flandres en sa guerre.
Et lors quant le roy de France o'i les nouvelles de l'ad-
vènement au roy d'Angleterre , si garni Lille de sa gent et
s'esmut pour aler vers le chastel de Courtray , lequel dès
maintenant il prist abandon : et d'ilec après se hasta pour
aler Bruges asseoir. Et endementiers, Edouart roy d'Angle-
terre et Gui le conte de Flandres laissièrent Bruges, et
avec leur gent alèrent à Gant pour la forteresse du lieu ,
où il furent receus ; de laquelle chose ceux de Bruges fu-
rent espoventéà , et au roy humbles et dévos coururent,
(1) Esmeré, Eprouvé.
(1297.) PHELIPPE-LE-BEL. 123
et eux et leur ville en sa puissance sousmistrent. En laquelle
ville le roy de France fist un pou son ost prendre récréa-
tion , et puis prist isnelement son erre pour aler vers Gant.
Mais si comme il s'en alast ainsi à une petite vilete , luy
vindrent messages de par le roy d'Angleterre requerans
trièves , auquel, pour cause de y ver prochain , et pour l'a-
mour du roy de Secile , qui pour ce venoit en France,
à paines, jusques à deux ans, à luy et au conte de Flandres
octroia trièves : et lors, ce fait, environ la feste de Tous-
sains , le noble roy de France Phelippe-le-Biau retourna
en France.
XXIII.
Cornent le pape Boniface envola au roy de France la régale.
Et en icest an ensement, quant les prélas du royaume de
France furent à Paris assemblés, sileurmonstra le roy Plie-
lippe lettres contenant cornent pape Boniface à luy et à son
premier Loir, successeur au royaume de France, avoit ot-
troié à prendre et à lever les dismes des églyses, toutes fois
cjue leur conscience les jugeroit et créroit estre nécessaire,
ou le vouldroient faire ; et derechief comme iceluy pape ,
en l'aide de ses despens qu'il avoit fait en sa guerre, toutes
les rentes lui concédoit de l'églyse que l'on appelle n'gale,
les escheoites et les obventions d'un an des prouvendcs, des
prévostés, des archidyaconés, des doiennés, des bénéfices,
des églyses, et de quelconc^ues dignités ecclésiastiques par
tout le royaume de France , la guerre durant et vacant ,
excepté les évescliiés, les moustiei's et les abbaïes. Après, en
icest an ensement, pape Boniface aucunes constitucions
nouvelles, lesquelles avec courage diligent et avecques grand
cure, pour Testât et pour le profist de l'universelle églyse
124 LES GRANDES CHROKIQUES.
avoit fait compiler et ordener par sages gens en droit canon
et en droit civil, au mois de niay le tiers jour, en plein con-
sistoire et devant tous cjui présens estoient, à lire bailla : et
lors c[uant ces constitucions furent parleues souventes fois
pargrant diligence, des cardiaals approuvées, fist son décret
iceluy pape, et ordenna que au cinquiesme livre des Dé-
crétales (si comme au tems présent le povez encore véoir),
ces constitutions fussent ajoustées.
Et eu icest an meisme, les deux devant dis cardinals de la
Columne, déposés par le pape Boniface se transportèrent en
une cité deTuscie (1), laquelle est appelée Nepesie , contre
les quiex pape Boniface fist croiserie et envoia un grant ost
de ceux de Italie, et escomenia les deux devant dis de la Co-
lumne et les réputa et les condampna comme scismatiques.
Et en ice meisme an, en la vieille cité (2) sainct Loys jadis
roy de France fu par le pape Boniface canonizé. En icest
an meisme, Aubert duc d'Austrie en bataille tua Adolphe
le roy d'Alemaigne, et fu roy d'Alemaigne après luy, et régna
douze ans ou environ.
XXIV.
Cornent pape Boniface voult que ceux qui se confessaient aux
frères Prcschenrs se reconfessassent à leur curés.
En l'an de grâce ensuivant mil deux cens quatre vingt et
dix-huit , le privilège donné aux frères Meneurs et aux
frères Prescheurs de confessions oïr, de pape Boniface fu
rapellé, et fist sou décret iceluy pape que celui qui se con-
(1) Tuscie. Toscane. — Nepesie. Nepi.
(2) La vieille ciié. C'est-à-dire en Orvieto. « Apud Lrbem velerem. » —
Rcpclilion.
(U08.) PHELIPPE-LE-BEL. 125
fesseroit à ces frères, se confessast derecliief et regehist ces
meismes péchiés à son propre prestre et curé.
XXV.
Cornent saincl Loys fu levé de terre.
Eu icest an euseuieut ci devant nommé , sainct Loys ,
jadis glorieux roy de France, qui en l'an devant prochain
avoit esté escript au catologue des Saincts et canonisié avec
ti'ès grant liesce et exaltacion du roy de France Plielippe-
le-Biau et des princes et prélas de tout le royaume , avec
grant multitude de peuple à Sainct-Denis en France assem-
blés, l'endemain de sainct Barthélemi l'apostre , de terre
fu eslevé , passé vingt-huit ans que au royaume de Tunes
dessous Cartage s'endormi en sa derrenière fin en Nostre-
Seigneur. Lequel sainct roy, glorieux confesseur de Nostre-
Seigneur, de come grant mérite il fu et eust esté envers
Dieu , les miracles pleinement fais le démonstrèrent ; et
toutes voies plus espéciaument après l'exaltacion de son
corps eslevé de terre, en diverses parties du monde est dé-
monstré. Car si grant grâce de curacion de malades s'escrut
que n'estoit nul qui de luy requerre eust fiance et loyau-
ment santé et aide luy requist, que, sans demeure, ne se
aperceust de la requeste qu'il avoit faite.
XXVL
De la mort Phelippe fils Robert le conte d' Artois.
En icest an ensement, moru Phelippe, le fils au noble
i:ontc Robert d'Artois qui plus de fils n'avoit ; et en l'é-
glysc des frères Prescheurs à Paris fu enterré et enseveli.
11.
Ue LES GRANDES CHRONIQUES.
Et icelui, de sa femme Blanche fille de Jehan duc de Bre-
taigne , laissa deux fils et deux filles : une en fu mariée
après à Loys conte de la cité d'Evreux , frère le roy de
France; et l'autre fille prist à mari Gasce (1) fils Raymon
Bernart conte de Fois. Et aussi en icest an, Robert conte
d'Artois prist la tierce femme à mariage, la fille Jehan conte
de Hainaut.
Et en cest an ensement, en la fête sainct Andri apostre,
avint en une cité d'Italie en laquelle le pape demeuroit
pour le temps, laquelle est appelée Reate (2), si grant et si
horrible mouvement de terre que l'en cuidoit que les murs
de la ville et les maisons deussent chéoir ; et s'en f uioient les
gens de la cité aux champs.
Et en ce meisme an , Raoul le fils aisné au roy d'Ale-
maigne Aubert , prist à femme madame Blanche seur
au roy de France Phelippe de par son père.
XXVII.
Cornent le fils au roy de Sccile ent'oia en Secile, et de la prise
au prince de Tarcntc.
Après, en l'an de grâce ensuivant mil deux cens quatre
vingt et dix-neuf, le duc de Calabre Robert, fils Charles le
roy de Secile, à galies et à gens armés et apparellliés, en Se-
cile entra; et ilec occupant plusieurs chastiaux , les gens
estant en iceux maintenant introduisit et mist à sa volonté.
Duquel la beneurée haultesce comme son frère , Phelippe
jnince de Tarente, attendist, endementicrs que icelui le
suivoit sans conseil, avec toute sa gent, en mer, des Seci-
liens fu pris.
(1) Gasce. Ou pliilôl Gaston. « Gaslo. »
(2) Reale. « Rcala, » Sans doute Rkli.
(1299.) PHELIPPE-LE-BEL. 127
XXVIII.
De la paix entre le roy Phe lippe de France et Edouart d'An-
gleterre,
En icest au cnsement, entre le roy Phelippe et le roy
Edouart d'Angleterre par aucunes condicions fu pais faite ;
et lors icekii roi d'Angleterre Marguerite seur au roy de
France à Cantorbie espousa : de laquelle il engendra un
fils qui ot nom Thomas.
XXIX.
Cornent le roy des Tar tarins fu crestiennc.
En icest an ensement, le l'oy des Tartarins Cassahan qui
grant Champ (1) estoit appelle, merveilleusement et par mi-
racle, si conime l'en dit, à la foi crestienne avec grant mul-
titude de sa gent fu converti par la fille le roy d'Arménie
qui estoit crestienne , qu'il avoit espousée. Lors avint que
un innombi-able ost et merveilleux assembla contre les Sarra-
sins , et ot son mareschal de tout son ost le roy d'Arménie
crestien; et premièrement vers Halappe se combati à eux,
et après à Camel , et non pas sans grant occision et abatéis
de sa gent , et en rapporta victoire. Et puis quant il ot
son ost rappareillié et rassemblé et ses forces reprises , i
ensuivi les Sarrasins jusques à Damas où le Soudan avoit
cueilli et amené grant ost : et lors icelui roy des Tartarins
(1) Grant Champ. Grant Kan. « Magnus canis. » Le bruit de la conver-
sion deCasan étoit gcnoralcnient répandu , et il faut avouer que son ar-
deur pour les intérêts du clirislianisnie justifioit parfaitement cette
opinion. (Voy. Uaijion, liistoirc de l'Orient, Cl M. Michaud, Histoire des
croisades, toni, v, p. 207 et suiv.)
128 LES GRANDES CHRONIQUES,
ot ilec encontre le souJan et ses Sarrasins moult merveil-
leuse bataille et aspre ; cent mille des Sarrasins et moult
plus furent détrenchiés et occis, et le Soudan chacié de la
bataille, avec pou de sa gent en Babiloine se receut. Et ainsi
les Sarrasins furent par la volenté de Dieu du règne de
Surie gettés, et icelle Sainte Terre fu sousmise en la main
des Tartarins et en leur subjection. Et à Pasques ensuivant, si
comme l'en dit, en Jérusalem le service de Dieu les crestiens
.avec exaltacion de grant joie célébrèrent.
XXX.
Du parlement le roj de France et de Aubcrt roy d' Alemaigne.
En celui an, Aubert le l'oy des Romains et Phelippe-le-
Biau roy de France, environ l'A vent Nostre- Seigneur, à
Yalcoulour assemblés avec les nobles de l'un et de l'autre
royaume, abances constituèrent; ilec, otroiant le roy Au-
bert et les barons et les prélas du royaume d' Alemaigne, fu
dit avoir esté ottroié que le royaume de France qui seule-
ment jusques au fleuve de Muese en icelles parties s'es-
tent, des ore en avant jusques au Rin esloignast les termes
de sa puissance. Et ilec ensement, à Henri conte de Bar fu-
rent ottroiées trêves du roy de Fj ance jusques à un an seu-
lement.
XXXI.
Cornent Charles conte de Valois prist Donay et Bcthunc, et
desconfit Robert fils du conte de Flandres.
En icest an ensement, quant le terme des trêves fu passé
qui estoit entre le roy de France et le conte de Flandres,
Ciiarles conte de Valois fu envoie de par sou frère le roy de
(1299.) PHELIPPE-LE-BEL. joy
France Phelippe en Flandres, après la Nativité Nostre-Sei-
gneur, à tout grant ost des François : et tost comme là en-
droit fust venu, il reçut Douay et Bt'tliune abandon. Et
après vers Bruges à toute sa gent, assés près de Dam un
port de mer, contre Robert fds au conte de Flandres ot
aspre et cruelle bataUle ; et comme d'une part et d'autre
pluseurs fussent navrés , toutes voies les Flamens fuirent
de bataille, et à Gant tantost se reçurent.
Et en ice tems, Ferri l'évesque d'Orliens fu occis d'un
chevalier, duquel il avoit la fille corrompue , si comme l'en
disoit , laquelle estoit par avant vierge. Auquel succéda
maistre Bertaut de Sainct-Denis, docteur en théologie, re-
nommé entre tous en son tems, lequel estoit par avant ar-
cédiacre de Reins.
XXXII.
Content le coule de Flandres cl ses deux fils se rendirent.
Après, en l'an de grâce ensuivant mil trois cens, Charles
de Valois, frère le roy Phelippe de France, quant il ot pris
le Dam, un port de Flandres, et comme il ordenast à asseoir
Gant, Gui le conte de Flandres lors apercevant son orgueil,
à celuy Charles avec ses deux fils, Robert et Guillaume, s'en
vint humblement, et le remenant de sa terre rendi en la
main de Charles conte de Valois, par aucunes convenances
entregettées. Lesquiex , amenés à Paris au roy de France ,
requistrent pardon de leurs meffais et miséricorde ; et il la
receurent très piteusement : mais jusques au tems d'avoir
jniséracion et pardon furent mis par divers lieux en prison
sous gardes.
130 LES GRANDES CHRONIQUES.
XXXIII.
Du grant pardon de R^ome.
Et adeceites en cest an, pape Boniface fist indulgence et
pardon général, et ottroia plénière indulgence de tous les
pécliiés à tous vrais repentans et confés, venans, par l'es-
pace de ce présent an et par chascun an centiesme à venir,
es églyses des benois apostres sainct Père et sainct Pol à
la cité de Rome, par veu de pèlerinage, humblement et dé-
votement.
XXXIV.
Cornent le duc d'Osferic/ie prist BlancJie , la seur au roy de
France^ et de V absolucion llogicr de Lor.
En icest an ensement, Raoul duc d'Ostericlie, fils Aubert
roy des Romains, espousa à Paris Blanche la seur au roy de
France Phelippe-le-Biau, Et aussi en icest an , Rogier de
Lor qui de piéça pour les Seciliens , envers le roy de Secile
et ses gens avoit guerroie, fu maintenant absout du pape, et
fu fait amirant de la navie au roy de Secile : et lors vingt
galies des Seciliens en mer assailli et débati, et cinq cens
de eux et jdIus occist.
XXXV.
Cornent Charles de Valois prist à femme Vcmpereris.
En icest an ensement, Charles de Valois, quant sa pre-
mière femme fu morte , prist, après, la seconde , c'est à sa-
voir Katherine fille Plielippe fils Baudoin , jadis empereur
de Grèce, essillié et débouté ; à laquelle Raterine atouchoit
le droit de l'empire de Constantinoble.
[1300.) PHELIPPE-LE-BEL. 131
XXXVI.
Cornent le<t Sarrasins de Lucerc furent occis.
Adecertes eu icest an, les Sarrasins de Lucere (1) une cité
de Puille, qui ilec du tenis de l'empereur de Rome Fédéric
assemblés, sous le treu des roys de Secile vivolent selon leur
lois, de Charles roy de Secile furent livrés à mort ceux qui
crestlens ne vouldient devenir.
XXXVII.
ConienL le soiulan de Bahiloine sousmit à luy toute la Saincte
Terre.
Et aussi en icest an, le soudan de Babiloine, quant il ot
repris son pooir et rassemblée sa gent , les Sarrasins , les
Crestlens et les Hermines (2) du royaume de Jliérusalem et
de Surie enchaça par force, et la terre sousmist en sa sei-
gneurie (3).
En icelui an meisme , le jour du vendredi aouré , les
Juis de la province de Madaburges firent tant par dons
et par promesses par devers une nourrice , que elle leur
(1) Lucere. « Luccriae civitalis Appuliœ. » Aujourd'liui Lucei-a.
(2) Hermines. Arméniens.
(3) Ici s'arrête la chronique de Guillaume de iVangis dont les continua-
lions sont anonymes. Nous indiquerons, par des parcnihèscs ou par
autant de notes, les passages de notre texte qu'on ne retrouve pas dans
CCS continuations latines publiées par Achery , Spicilege, tome m, in-folio,
page 54 et suivantes. — Ainsi , la fin de ce chapitre semble appartenir en
propre au chroniqueur françois de Saint-Denis; et l'on pourroit assez
bien démontrer combien on avoit peu l'Iiabilude de consulter ce fa-
meux travail on rappelant que la légende du Juif de Magdebourg a
dérouté l'attention si multiple de M Francisque Michel, quand dans son
introduction aux ballades d'ilugues de Lincoln il entreprit de citer toutes
les histoires analogues, racontées par les écrivains du moycn-ftgc.
132 LES GRANDES CHRONIQUES,
livra un petit enfant de l'aage de deux ans et demi ou en-
viron, à faire leur volenté ; et estoit le dit enfant fds d'un
chevalier puissant lioninie. Quant les Juis orent le petit
enfant receu de la dite nourrice pour en faire leur volenté,
si le crucifièrent et le firent mourir. Quant le père sot la
mort de son enfant , si fu moult courroucié et fist se-
mondre tous ses amis , pour vengier la mort de son fils :
dont il avint que le dit chevalier sot que les Juis estoient
assemblés : si s'en ala par nuit où il estoient à toute sa
compaignie , et fist garder que nul n'en escliapast de tous
ceux qui estoient assemblés, et tantost fist mettre le feu en
toutes les maisons là où il estoient assemblés, et ilec furent
ars trois cens Juis ou environ, et aucuns Crestiens avec eux,
les quiex il tenoient prisonniers en leur maisons pour
debtes. Si avint que le prince de celle région sot que l'en
avoit ainsi ars les Juis et aucuns Crestiens , si en fu cour-
roucié, et condamna le dit chevalier père du dit enfant et
tous ceux c|ui participans avoientesté de la mort des Juis,
par certain tenis à estre essilliés et povres et vivre d'au-
mosnes.
XXXVIII.
Comenl Charles de P'alois ala à Rome.
Après, en l'an de grâce ensuivant mil trois cens et un, le
frère le roy de France Loys, conte de la cité de Evreux, la
fille Plielippe fils au noble conte d'Artois qui Marguerite
avoit non espousa. Et en icest an ensement, Charles conte
de Valois avec moult de nobles, environ la Penthecoste, se
parti de France et vint à Rome, ordenant(l) après de l'em-
pire de Constantinoble gnerroier, qui à sa femme apparte-
noit, se le pape l'ottroioit. Lequel conte Charles du pape Bo-
(1) Ordenant. Se pr6i)arant ii.
(1301.) riIELirPE-LE-BEL. 133
nifacc et des cardinaux avec très grant lionncvir et révé-
rence fil reçu, vicaire et deffendeur de l'églyse fu establi ;
et par tout l'an les adversaires de l'églyse de Rome en
Touscane guerroia.
XXXIX.
Comcnl le roy de France reçut les hommages de ceux de Flandres.
En icest an aussi , Phelippe-le-Biau le roy de France
visita le conte de Flandres ; et de ceux des chastiaux et des
villes, et des nobles du pays reçut les feaultés et les hom-
mages, et puis Jaques de Sainct-Pol, chevetaine, laissa garde
de tout le pais; et ce fait, il s'en i-etourna en France. Et en
icest an, le conte de Bar Henry, quant il cognut et sot ce
que Plielippe-le-Biau , roy de France , oi'denoit pour en-
A'oier gi'ant ost en sa terre degaster, si s'en vint à luy hum-
blement et dévotement, requérant pardon de ses forfais.
(Et luy offri pour l'amende, se il la voulolt prendre, que il
iroit avec Charles de Valois en son voyage de Constantino-
ble , ou ailleurs en la terre d'Oultremer à tout deux cens
hommes , à ses despens , par l'espace de deux ans, ou en
terme tel comme la bénigne volenté du roy le rappelleroit.)
Et en icest an vraiment, une comète par pluseurs jours
au moys de septembre au royaume de France fu veùe droit
à l'anuitier, dresçant et estendant sa queue vers Orient.
Et en icest an, le roy d'Angleterre contre les Escos en
Escoce pou ou noient tout le tems d'esté profita ; si s'en
revint sans riens faire, inglorieux et sans honneur.
12
134 LES GRANDES CHRONIQUES.
XL.
Cornent l'éi'esqiic de P amies fa mis en prison.
Et aussi en icest an, le premier évesque de Pamiés (1) qui
du l'oy de France paroles contumelieuses et plaines de blasnie
et de diffame en moult de lieux avoit semé, et pluseurs,
si comme l'en disoit , avoit fait esmouvoir contre sa ma-
jesté, pour ce fu appelle à la court le roy, et jusquesà tant
que il se fust espurgié , sous le nom de l'archevesque de
Nerbonne, de sa volenté, fu en sa garde détenu (2). Et jasoit
que contre cel évesque les amis du roy de France fussent
griefment esmeus, toutes-voies le roy de sa bénignité ne
souffri pas icelui évesque en aucune chose estre molesté né
malmis, sachant et entendant de grant courage estre injurié
en la souveraine poesté et le souff'rir, né en seurquetout le
prince estre blescié, aucun estre blescié, glorieux (3). Et en
icest an ensement, au moys de février, l'aichédiacre de Ner-
bonne envoie de par le pape Boniface , vint en France dé-
nonçant de par ice pape au roy de France qu'il rendist icelui
évesque sans delay ; et luy monstra les lettres es quelles le
pape de Rome mandoit au roy de France que il vouloit
qu'il sceut tant es temporelles choses comme es spirituelles
estre soumis en la jurisdiction du pape de Rome, et ensement
au roy dist , si comme es lettres estoit contenu , que des
(1) Pointers. Bernard de Saisset.
(2) En sa garde détenu. « Dùm aliquandiu, subnomine Narbonncnsis Ar-
» ctiicpiscopifuisscl delentus, tandem, de mandate Régis, papx rcstilui-
» tur, ac de regno reccderc sub débita et indictà sibi ccleritate jubelur. »
Le reste de l'alinéa ne se retrouve pas dans le latin, et prouve que no-
tre moine de Saint-Denis n'avoit pas besoin de traduire, pour écrire
péniblement en francois.
(3) C'est-à-dire : Sachant et comprenant que c'étoil le fait d'un grand
cœur de souffrir des injures, quand on étoit tout puissant ; et que sur-
tout il éloil glorieux à un prince de ne laisser blesser nul autre que lui-
même.
(1301.) PHELIPPE-LE-BEL. 135
églyses des ore mais en avant né des provendes vacans en
son royaume, jasoit ce qu'il eust la garde de eux, les usu-
fruits, les profis ou les rentes à luy ne préist né présumast
détenir, et que tout ce gardast le roy aux successeurs des
mors ; et, avec tout ce, rappelloit celui souverain pape de
Rome toutes les faveurs , grâces et indulgences lesquelles
pour l'aide du royaume de France au roy avoit ottroié, pour
l;i raison de la guerre, en dénéant luy que aucune collacion de
provendes ou de bénéfices ne entrepris! à lui usurper, tenir
et poursuir ; laquelle chose des ore en avant se faisoit, le
pape tout ce vain et faux tenoit,et luy et ceux qui à ce se-
roient consentans hérites les réputoit. Et lors icelui arcé-
diacre devant dit, message du pape Boniface, semont tous
les prélas du royaume de France, avecques aucuns abbés
et maistres en théologie et de droit canon et civil, à venir
à Rome es kalendes de novembre prochain venant, perso-
nclment pour eux devant le pape comparoir. Et en icest
an ensement , au moys de janvier, l'éclipsé de la lune du
tout en tout horriblement fu faicte. Et après ce, Phellppe
roy de France rendi au message le pape l'évesque de Pamiés,
et leur commenda que hastivement de son royaume dépar-
tissent. Et après ce, en la mi-caresme ensuivant, icelui roy de
France Phelippe-le-Biau assembla à Paris tous les barons
chevaliers nobles , tous les prélas , les frères Meneurs , les
maistres et le clergié de tout le royaume de France, aux-
quels il commanda que il déissent et demandassent vraie-
ment et privéeinent aux personnes ecclésiastiques de qui
il tenoient leur temporel ecclésiastique, et aux barons et
chevaliers de qui leur fiés appelloient né disoient à tenir :
car adecertes la magesté royale doubtoit , pour ce que le
pape luy avoit mandé tant des temporels comme des espi-
riluels à luy cstre sousmis, que ne voulsist le pape de Rome
dire que le royaume de France fust tenu de l'églyse de
136 LES GUANDES CHRONIQUES.
Rome. Et comme tous les prélas et ecclésiastiques déisseut
avoir tenu du royaume de France, lors le roy leur en rendi
grâces , et promist que son corps et toutes les choses qu'il
avoit exposeroit et mettroit , pour la liberté et franchise
du royaume en toute manière garder. Les barons et les
chevaliers, par la bouche du noble conte d'Artois, après
ce respondirent , disans que de toutes leur forces estoient
près et appareilliés pour la couronne de France , encontre
tous adversaires, estriver et deffendre. Et ainsi c|uant
celui concile fu deslié et fine , fist lors crier la magesté
royale que or né argent né c|uelconquc marchandise du
royaume de France ne fussent transportés; et cil qui
contre ce feroit tout perclroit , et toutes-voies à tout le
moins, en grant amende ou en grant paine de corps seroit
puni. Et dès lors en avant fist le roy les issues et les pas
et les contrées du royaume de France très sagement garder.
Et en icest an ensement, quant les fils de Sancion, le roy
d'Espaigne pieça mors , furent légitimés par le pape Boni-
face, Ferrant l'aisné tint le royaume paternel. Mais Alfons
et Ferrant neveus au roy Loys de France de sa fille, deba-
tans vigueureusement leur droit , celui Ferrant laissièrent
petitement régner en repos né paisiblement, mais tous joiu-s
viguereusement contre luy guerroièrent.
En cest an meime resplendissoient en France deux
nobles dames veuves : c'est assavoir Blanche jadis fille
monseigneur saint Loys, laquelle habitoit et demouroit en
saincte conversacion à Saint-Marcel près Paris , ilec va-
cant au service de Dieu et en oroison : et à Tonnère en
Bou.rgoigne estoit Marguerite , seconde femme du premier
Charles roy de Secile , en l'hospital des povres , lequel elle
avoit fait faire ; et là faisoit service aux povres dudit bospi-
tal , et leur administroit partie de leur nécessaire, en pro-
pre personne , très dévotement et en grant humilité.
(1302.) • PHELIPPE-LE-BEL. 137
(Et en ce ineisnie au, le mardi après Noël devant le point
du jour, pluseurs maisons hautes, fortes et garnies de moult
de biens furent ars et gastées par mcschief , en la rue de
Saint-Germain-l'Anxerrois (1) à Paris.
De l'occisicii de Bruges et de Ici faite Jacques de Saint -Pvl.
En l'an après ensuivant mil trois cent et deux , Charles
conte de Yalois , par le commandement de pape Boniface ,
de Touscane s'en ala en Secile , et le chastel de Termes (2)
le jour d'un mardi devant l'Ascension INostre-Seigneur il
reçut abandon , endementiers qu'il appareilloit à luy
faire assaut.
Et en icest an ensement , à Courtray (3) un chastel en
Flandres, par les exactions non deues qu'il appellent male-
toute , les gens du pays , parle gardien de Flandres, Jac-
ques de Saint - Pol chevalier, contre le commandement
du roy et la coustume de ce pays , estoient contrains et
grevés. Et comme ne peust la clameur du peuple souventes
fois estre oie envers le roy de France , pour le très haut
linage du devant dit Jacques ; si en advint que le menu
peuple s'esmut pour celle cause envers les grans et esleva ,
dont il y ot grant plenté de sanc espandu ; et tant de povres
gens comme de riches furent occis les mis des autres. Des-
quic'ls aspretés et mouvemens fais , se il peust estre fait
apaisier , comme Phelippe-le-Biau roy de France eust
destiné et envoie nobles hommes mil et plus , appareilliés
(1) Saint-Germain. Le manuscrit 8380 porte : En la rue de l'Excole-
Sainl- Germain.
(2) Termes. Ce doit être Taormino.
(3) .1 Gourlrarj. Il seniblo qu'on dcvroil lire ici : .1 Brur/es , conimo
dauo la conlinualion lulinc de Kangis.
12.
138 LES GRANDES CHRONIQUES,
de toutes armes , avec Jacques de Sahit-Pol ; et fussent de
ceux de Bruges, à grant révérence, dedens la ville paisi-
blement introduis ; et disoient les Flamens de Bruges eux
vouloir de toutes choses au commandement du roy de
France pour bonne vclenté et courage obéir : hélas I en icelle
nuit du jour ensuivant que nos François estoient venus ,
comme il se reposassent et dormissent seurement , et ceux
qui leur armes avoient ostées , par un pou furent tous
traitreusement occis. Car adecertes , si comme l'en dit ,
ceux de Bruges , en ce soir avoient entendu Jacques de
Saint-Pol de Flandres soi avoir vanté que l'endemain il
devoit pluseurs de eux faire pendre au gibet Pour ceci
ainsi comme tous desespérés de très grant paour, pré-
sumèrent et enlrepristrent à faire telle desloyale felon-
nie : et toutes fois s'en eschapa le dit Jacques, par qui celle
rage estoit esmeue, avec pou de compaignie, céléement et
occultement , fuiant hors de la ville. Et lors ainsi ceux de
Bruges reprenant l'esprit du rebellement, la gent d'un port
de mer prochain (que l'en appelle Dam) à eux tantost s'accor-
dèrent , et de maintenant degastèrent et chacièrent d'avec
eux les gens du roy vilainement qui députés estoient et
establis à la garde du port. Et lors après ce fait, les Flamens
de Bruges et aucuns autres Flamens , Guy de Namur fils
Guy conte de Flandres qui en France tenoit prison appellè-
rent pour venir en leur aide , et icelui comme defFendeur
et seigneur receurent ; lequel enforcié de grant multitude
de soudoiers Alemens et Tyois venans à eux, les encouragea
à eux plus fort rebeller ; et en toutes les manières qu'il jwt
les esmut et atisa et donna conseil à eux esmouvoir.
(1303.) PHELIPPE-LE-BKL. l.'iO
XLII.
De la bataille de Courlray.
Adoncques endenientiers, comme ceux de Bruges s'ap-
paieilloient à deffendre,querans de toutes pars aides et sou-
doiei'S , Robert noble conte d'Artois fu envoie du roy de
France avec moult grant chevalerie des francs hommes et
grant multitude de gent à pie et vint en Flandres , et entre
Bruges et Courtray tendirent paveillons et très ; ( car ade-
certes il ne pooient passer, pour l'yaue du fleuve près d'ilec
courant , sur laquelle yaue les Flaniens avoient rompu un
pont. Et lors endenientiers comme les François entendis-
sent à appareillier le pont ) ceux de Bruges , souventes fois
à bataille ordenée encontre courans, à l'euvre, si comme il
pooient, destourbans tous les jours, les François appelloient
à bataille; et lors, voulsissent ou non, le pont après ce
rappareillié ( à un mercredi , septiesme jour du mois de
juillet), de l'accort de l'une partie et de l'autre, venir à
bataille deussent. Ceux de Bruges, si comme l'en dit,
estudians et cuidans mourir pour la justice, libéralité, et
franchise du pays ( premièrement confessèrent leur péchiés
humblement et dévotement , le corps de Nostre-Seigneur
Jhésucrist reçurent , portant avec eux ensement aucunes
reliques de sains , et à glaives , ta lances , espées bonnes,
haches et goudendars (1) , serréement et espessement or-
denés vindrent au champ à pié par un pou tous. Adonc-
ques les chevaliers françois , qui trop en leur force se fioient,
voiant contre eux iceux Flamens du tout en tout venir,
si les orent en despit , si comme (foulons, tisserans et)
(1) Goudendars. « Ciim lanccis adjunclis cl cx(iiiisiti gencris quod go-
llienclar vulgô nppellant. »
140 LES GRANDES CHRONIQUES,
liommes ouvraus d'aucuns autres mestiers ; et lors les de-
vant dis François chevaliers contredaignans , leur gent de
pie (1) cjui devant eux estoicnt et aloieut, et qui viguereu-
sement les assailloient et moult bien se contenoient ,
firent retraire, et es Flamens pompeusement et sans ordre
s'embatirent. Lesquiels chevaliers gentils François, ceux de
Bruges , à lances agues , forment empaignans et deboutans,
gettèrent et abatirent à terre du tout en tout ceux qui à
celle empointe furent à l'encontre. Desquels la ruine tant
soudaine voiant le noble conte d'Artois Robert qui onc-
ques n'avoit acoustumé à fuir , avec la compaignie des
nobles fors et viguereux , ainsi comme lyon rangent (2)
et esragié , se plonga es Flamens. Mais pour la multi-
tude des lances que les Flamens espessement et serrcement
tendent , ne le pot le gentil conte Robert tresforer né
Irespercier. Et lors adecertes ceux de Bruges , ainsi comme
s'il fussent convertis et mués en tigres , nulle ame n'espar-
gnièrent, né haut né bas ne déportèrent, mais aux lances
agues bien ancorées (3) que l'eli appelle bouteshaches et go-
dendars,les chevaliers des chevaux faisoient trébuchier ; et
ainsi comme il chéoient comme brebis, les acraventoient
sus la terre. Adonc le bon conte Robert d'Artois, vaillant
et enforcié de toutes gens, jasoit ce qu'il fust navré de moult
de plaies, toutes voies se combati-il forment et vigue-
reusement (4), (mieux voullant gésir mort avec les nobles
liommes qu'il voioit devant luy mourir que à ce vil et
(1) Leur geut de pié. L'infanterie françoise toujours chargée de com-
mencer le combat. C'est à cette retraite qu'il fallut s'en prendre de la
perte de la bataille.
(2) Ruitgeiit. Rugissant.
(3) Ancorées. Terminées en forme d'ancres, ii peu près comme des hal-
lebardes.
(i) Tout ce qui suit sur la défection du reste de l'armée n'est rem-
pli dans la continuation latine de Nnngis que par la phrase suivante :
(1302.) PHELIPPE-LE-BEL. 141
villain peuple rendre soy vif encliaitivé}. Et lors, quant
les autres compaignies qui estoient en l'ost des François ,
tant à cheval comme à pie , virent ce, à par un pou deux
mille liaubers avec le conte de Saint-Pol et le conte de
Bouloigne, et Loys fils Robert de Clermont pristrentla fuite
très laide et très honteuse, laissans le conte d'Artois avec les
autres honnorables et nobles batailleurs, Dieu quel dommage
et quel doleur ! es mains des villains estre détrenchiés mors
et acraventiés. Des quiels la fuie non espérée voians les
Flamens adversaires , lors pour ce leur courages enforciés
reculèrent , et ceus qui par un pou vaincus s'en vouloient
fuir, requerans et venansaux tentes des fuians, treslout ravi-
rent et pristrent. Et adecertes ilec avoit grant copie (1) d'ar-
mes et grant appareil batailleur. Par les quiels les Flamens
enrichis et des corps occis , quant il les orent tous desnués
de leur armes et de leur vestemens , et la bataille du tout
en tout vaincue , à grant joie à Bruges s'en revindrent. Et
ainsi à grant doleur tous les corps desnués, et tant de nobles
hommes demourans en la place du champ , comme il ne
fust qui les baillast à sépulture , les corps de eux les
testes des champs , les chiens et les oysiaux mengièrent ;
laquelle chose en dérision et escharnissement et moquerie
tourna au roy de France , et à tout le lignage des mors en
1 eproche perpétuel en tous les jours.) Et adecertes y gisoient
mors et acraventés moult de nobles hommes, dieux cjuel dom-
mage ; c'est à savoir : le gentil conte d'Artois Robert, et Go-
defroy de Breban son cousin avec son fils le seigneur de Vir-
son (2), Adam le conte de Aubemarle, Jehan fils au conte de
« Cœteris aciebus exercitus noslri iti niulto majori numéro tain nobi-
» liuin quam ignobilium lLiri)issimô Icrga verlcntibus , cursiiquc veloci
I) fugaiii arrii)ienlibus... »
(1) Copie. Abondance.
(2) Ici le lc\lc lalin ajoute : Coinile Augi. Le comte d'Eu.
142 LES GRANDES CHRONIQUES.
Haynaut, Raoul le seigneur de Neelle connestable de France,
et Guy son frère maresclial de l'ost , Re{i;naut de Trie che-
valier csmeré (1), le cliambellanc de Tancarville , Pierre
Flotte chevalier, et Jacques de Saint-Pol chevalier, monsei-
gneur Jean de Bruillas maistre de arbalestriers, et jusques au
nombre de deux cents et moult d'escuiers vaillans et preux.
Toutes voies au tiers jour après ce fait , à ice lieu vint le
gardien des frères Meneurs d'Arras , et recueilli le corps du
très noble conte d'Artois desnué de vesleures et navré de
trente plaies. Lequel gentil conte icelui gardien en une
chapelle prochaine d'ilecques de femmes de religion no-
nains , de petit édifiement (2) , si comme il pot , quant il
ot le service célébré , inist le corps en sépulture. Et vraic-
ment iceste instance et démollicion et maie aventure à
François à venir, icelle comète qui à la fin du moys de sep-
tembre devant passé à l'anuitier par pluseurs jours fu
veue par le royaume de France , et l'éclipsé au mois de
janvier faite , si comme dient aucuns , le segnifièrent et
demonstrèrent. Adonqucs Gui de Namur enhctié (3) de la
victoire des siens et lors son courage embrasé de l'orgueil
de occuper toute Flandres , s'efforça de tendre à greigneurs
choses ; car après il assist ceux de Lille : et maintenant par
tricherie et fraude, maintenant eux comme ceux de Tour-
nay , ceux d'Ypre , ceux de Gant, ceux de Douay, et les
autres villes de Flandres abandon venir efforça et ense-
ment atrait ; et lors vers Arras manda à ses coureurs et
fourriers à accueillir la proie. Les quiex comme il s'efforças-
sent à proier et rober l'abbaïe du mont Saint-Eloy , par la
gent de l'évesque d'Arras furent déboutés et déchaciés, si
C[ue il convint qu'il retournassent pour garder leur termes.
(1) Esmcré. Eprouvé, et emerito milite.
(2) Le latin met : Noiulum dcdicata.
(3) Enhetié. Réjoui.
(1302.) PHELIPPE-LE-BEL. 143
XLIII.
Des prc/as de France (ji/i cni-oicrciit à court de Rninc.
En ce meismc temps les pvclas du royaume de France
qui en l'an devant prochain estoient appelles et semons
de venir à court de Rome , si orent conseil ensemble et
regardèrent c|u'il n'i pooient aler, tant pour la guerre de
Flandres comme pour ce que ])ar les maistres du royaume
de France estoit dévée porter or et argent ; mais pour ce
qu'il ne peussent estre repris de désobéissance envolèrent
pour eux trois évescjues cjui denonclèrent pour eux au pape
Bonlface la cause de leur dcmourance. Et à ce pape en-
sement envoia le roy de France l'évesque d'Aucuerre Pierre,
et luy pria que pour s'amour il regardast de la besoigne
jiour lacjuelle les dis évesques vouloient assembler jusques
à un temps miex convenable.
XLIV.
De l'ost de France qui fa à Arras sans rien faire.
Après ce que le bon conte Robert d'Artois fu mort, Plie-
lippe- le-Biau roy de France, qui moult en estoit dolent,
après la feste de l'Assumpcion Nostre-Dame , mère de
nostre Seigneur , laquelle fcste on appelle la mi-aoust , à
la cité d'Arras assembla , pour aler contre les Flamens ,
si grant et si merveilleux ost cju'il peust estre nombre
jusc^ues à cent fois mille et quarante fois mille de gens
armes chascun selon son pouvoir. Et comme si très bel et
si grant ost eust cuidié de maintenant et de légicr toutes
Flandres et les Flamens destruire , je ne say par quel con-
seil des quiex, d'ilec jusques à deux lieues seulement avec
lii LES GRANDES CHRONIQUES,
jjrant et merveilleux ost , nostre roy Phellppe fist tendre
ses tentes , et f u veu tout le mois de septembre despendre
et dégaster. Et comme il eust les anemls Flamens assez
près de ses ieux par l'espace de tant de temps, qui leur tentes
y avoient fichices, et si estoient logiés au plus près, ne laissa
oncques à faire à eux un assaut né aucune ville de ses anemis
ne laissa onccjues né ne soulTri à assaillir. Mais de maintenant
donna congié de départir à icest noble ost qui légièrement
peust sousmettie tout le monde se il fust noblement et à
droit gouverné , et s'en revint sans riens l'aire et inglorieux
en France arrière. Laquelle chose fu honte aux chevaliers
et les esmut en pluseurs escharnissemens et meismement
les anemis de la gent au roy de France à moquier eux. Du-
quel ost le département cognoissans les Flamens adversaires,
de maintenant à eux les villes prochaines et les garnisons de
la conté d'Artois embrasèrent etardirent en feu ; toutes voies
dient aucuns cjue par la décevance et tricherie Edouart le roy
d'Angleteri'e qui la partie des Flamens nourissoit, le roy de
France avoit esté déceu , si s'en départi ainsi ; car devant
avoit faint ce gourpil (1) par tricherie Angloisienneluy avoir
très grant doleur dedens son cuer , estre malade et cnfirme
pour ce c|u'il avoit entendu, si comme il disoit, son serourge
et ami, le roy de France, estoit à estre baillié et livré de sa gent
meisme es mains de ses anemis, s'il avenolt cju'il eust bataille
contre eux; laquelle chose comme illeracontastainsi comme
à conseil à sa femme, comme cil c|ui bien savoit c[ue tantost
elle le manderoit à son frère : lors icelle qui cuidoit celle
chose estre vrai , tantost le manda à son frère le roy de
France. Et ainsi, pour celle chose, se départi le roy avec le
merveilleux et innombrable ost qu'il avoit assemblé (2). Mais
toutesvoies,ainsoisqueleroy s'esmeutnédépartist,ilenvesti
(1) Gourpil. Renard.
[2) Au lieu (Je toute cette parenllicse, la chronique latine porte :
(1302.) PHELIPPE-LE-BEL. 145
et saisi le conte de Bonrgoigne Othelin de la seigneurie de
la conté d'Artois, pour raison de Maheut sa femme, fdlc
seule du noble conte d'Artois Robert, occis des Flamens de
Bruges : sauf le droit que en ice l'equéroient les fils et les
enfans Phelippe frère de celle Maheut, c[ui par devant estoit
mort. Et ensement, le roy de France laissa pluseurs sergens
et chevaliers par divers lieux , bien ordenés et appareillés à ba-
taille, c|ui les eftbrcemens des Flamens et leur décours en la
terre d'Artois constrainsissent et débatissent. Et adecertes
iceux, api'ès ce , souventes fois à leur anemis orent assaut, et
moult repristrent et restraindrent leur efForcemens : tant
que en la veille de saint Nicolas d'yver, de ceux de Bruges
huit cens et plus, vers Ayre, en une bataille en occistrent.
XLV.
De Caccori entre le roy de Secile et Feclric Cocciipciir deSecile.
Et en ce temps ensement, Charles conte de Valois, frère
de Phelippe roy de France , qui en Secile un chastel qui
est appelle Termes avoit occupé sur les anemis du royaume
de Secile , tout le temps d'esté par la terre de Secile à
batailles ordenées çà et là aloit , mais nulle ame n'en-
contra cjui encontre luy courtist pour batailler. Et adecertes
les Seciliens se tenoient es chastiaux et es cités, (né ne vou-
loit Fedric l'occupeur de Secile , ou par aventure n'estoit
tant hardi envers le conte Charles, lequel estoit né de son
sanc, procréé et descendu, tant faire que il se osast contre
lui à bataille issir. Mais à la parfin furent trièves données ,
et vint icel Fedric à son parlement souplement et humble-
« malisnorum ut croditur consilio circuravcnlus. <> (Spicileg., l. m,
p. 55.)
TOM. V. 13
146 LES GRANDES CHRONIQUES,
ment, les choses qui sont de paix requérant.) Et lors mes-
sire Charles qui , si comme l'en dit , avoit jà oi nouvelles
de ses amis occis en Flandres ( et que par un pou avoit
perdu tous ses chevaux par maladie , si ot compassion du
royaume de France et de son frère le roy Phelippe ;) adonc,
par le conseil de sa gent , entre Fedric et les Seciliens
fist et ordena la pais en telle manière qui s'en suit , c'est à
savoir : cestui Fedric toute l'ile de Secile, toute sa vie, pai-
siblement et à repos , sans nom royal , tendroit et poursui-
vroit ; et tout ce qui estoit en Calabre et en la terre de
Puille , que luy ou son frèr« le roy d'Arragon jadis avoit
acquis, tout au roy de Secile laisseroit ; iioient-moins que
les chaitis, qui de lonc temps ou de petit estoient en pri-
son, seroient délivrés sans nulle riens donner, et délaissiées
toutes rancunes et injures d'une part et d'autre. Adecertes
avec ces choses, de leur consentement et accort, celui Fe-
dric devoit prendre à femme la fdle au roy de Secile qui
avoit nom Alienor. Et selon leur povoir estoient tenus
Charles conte d'Anjou et Robert duc de Calabre , fds le
roy de Secile qui lors y estoit présent avec Charles ,
labourer loyaument envers le roy d'Arragon et le conte de
Braine, que le droit du royaume de Sardaigne, ensement le
droit au conte de Braine , ou le droit du royaume de
Chypre qui à iceux , si comme l'en dit , apartenoit ,
donroient et délaisseroient du tout en tout à Fedric ,
c'est assavoir les royaumes dessus nommés ou l'équipol-
lent : cest otroiement dessus ces choses le pape approu-
vant. Et se celle chose ne povoient faire , si seroient tenus
iceux Chailes et Robert , selon leur povoir, un autre
royaume à Fedric acquerre , à im d'iceux royaumes des-
sus nommés équipollent ; et se ensement ne povoient
ces choses acompUr , Cliarles le roy de Secile seroit tenu à
cent mille onces d'or donner après la mort de Fedric en
(1302.) PHELIPPE-LE-BEL. 147
amende de sa rente , pour les enfans procréés de sa fille
Aliénor ; et ainsi à la parfiu la terre de. Secile à luy paisi-
blement revendroit. Et lors de la pais et les autres choses
loyaument garder , tant les barons de Secile comme Fed-
ric et les maistres du Temple sur les sains évangiles jurè-
rent. Et y ainsi ce fait , si les fist Charles , conte de Valois ,
par son chapelain assoudre , à qui le pape avoit commis
s'auctorité : et puis, ce fait, icelui Charles, conte de Valois,
repairant de Secile vint à Rome, et au pape et aux cardi-
naux raconta tout ce qu'il avoit fait , et s'en retourna eu
France environ la purificacion de la benoicte vierge Marie
que l'en dist la chandeleur. ( Mais à celle manière de pais
d'entre Charles et Fedric dient aucuns le pape Boniface
avoir donné petit ottroiement né assenteuient.)
XL VI.
Du cardinal le Moine qui vint en France en message.
Et adecertes en cest an ensement, les prélas du royaume
de France, delès le mandement en l'an devant passé, aux ka-
lendes de novembre non comparans né venans, Boniface
riens n'ordena de ce qu'il avoit empensé à faire : et pour ce
que à profit venir ne povoient , si comme devant avoient
segnefié et mandé, lors à eux le pape, de Rome Jehan le
Moine, prestre et cardinal de l'églyse de Rome, en France
envoia et destina , qui à Paris au commencement du inois
de quaresme vint. Quant le concile fu assemblé , il orent
secret conseil avec eux , et au pape par lettres closes ce qu'il
avoit o'i de eux manda ; et tant longuement demoura en
France jusques à tant que sur ces choses le pape luy
mandast sa volenté et son plaisir.
Et en cest an ensement, enGascoigne, ceux de Bourdiaux
148 LES GRANDES CHRONIQUES,
qui jusques à maintenant sous le povoir du voy de France
paisiblement et à l'epos s'estoient tenus , quant il oïient son
repaire de Flandres sans riens faire , tous ses gens et les
François déboutèrent et chacièrent hors de Bourdiaux , la
seigneurie d'icelle cité à eux, par folle présompcion, usur-
pans et prenans. Car adecertes il doubtoient, si comme plu-
seurs affermoient , que se la paix du roy de France et du
roy d'Angleterre estoit du tout en tout faite, que il de main-
tenant au povoir du roy d'Angleterre ne fussent sousmis ,
et que tantost après il ne leur fist ainsi comme il avoit fait
jadis à la cité de Londres. (Car l'en dit luy avoir fait pendre
les bourgois à leur portes. )
XL VII
De ht batailla Je Sainl-Omer.
En cest an ensement, Otheliu le conte de Bourgoigne et
d'Artois clost sou derrenier jour. Et en cest an ensement, en
Flandres, le jeudi absolu, quinze mille Flamens par lagent
au roy de France furent occis en bataille (1): et quant les au-
tres compaignies virent ce , qui , un pou devant, la terre
Jehan conte de Hainaut, laquelle il tenoit du roy de France
en fié, dégastoient et uu sien chastel très fort que on appelle
Boucliain avoient jà acraventé, si donnèrent trièves à ceux
de Hainaut et s'en retournèrent pour leur termes deffendre.
(1) « Ajmd Sancliiiii-Audomarum. «
(1:303.) PHELIPPE-LE-BEL. 149
XL VIII.
Des messages aitx Tartarins.
Après, en l'an ensuivant mil trois cens et trois , en la sep-
maine de Pasques , vindrent à Paris au roy de France les
messages aux Tartarins, disans que se le roy de France et
les barons du peuple crestien leur gens en aide de la Sainte
Terre envoioient , le seigneur de eux, le sire de Tartarie,
aux Sarrasins à toutes ses forces se combatroit , et seroient
fait tant luy comme son peuple de bonne volenté cres-
tiens.
XLIX.
De la bataille de Lille et de V accusement le pape de Rome.
En cest an ensement, à Lille un chastel en Flandres, le
jour d'un jeudi après les octaves de Pasques , deux cens
hommes de cheval armés et trois cens hommes de pie des
Flamens, furent tant occis comme pris de ceux de Tournay
et de Fourquent de Melle ( I ) mareschal au roy de France. Et
en cest an ensement, Phelippe-le-Bel cjui longuement avoit
tenue et occupée la terre de Gascoigne , au roy d'Angleterre
Edoviart la restabli, et fu réformée amiablement la paix, de
la quelle pour icelle terre s'estoient desjoins. Et en ce temps,
les barons et les prélas du royaume de France, par le com-
mandement du roy, à Paris au concile se assemblèrent , et
ilec fu traitié devant tous : c'est assavoir d'aucuns agravemens
du royaume et du roy et des prélas que à eux, si comme l'o-
(1) Fourquent de Melle. « Fiilcando de Mala. » Variantes : du Melle t
seiieaclial (luss. 8208, et 218 sup. fr.), Fourquault de râtelle (nisc. 'JC50J.
13.
150 LES GRANDES CHRONIQUES,
pinion de moult de gens estoit veu affirmer, le pape de Rome
en prochain entendoit faiie (1). Et fu ensement icelui pape
d'aucuns chevaliers devant les prélas et la royale majesté
de moult de crimes blasmé, diffamé et accusé : c'est assavoir
de hérésie, de symonie et d'omicide, et de moidt d'autres vi-
lains mesfais droitement sur luy mis et tous vrais , si comme
aucuns disoient. Et pom- ce que à pape et à prélas hérites (2)
selon ce que l'en treuve es sains canons , ne doit pas estre
paiée obédience, f u ilec du commun conseil de tous appelle
jusques à tant que le pape de ces crimes et de ces cas que l'en
luy avoit mis sus s'espurgast , et qu'il en fust de tout en
tout purgié. Et ainsi à la parfin, ce parlement deslié, l'abbé
de Cistiaux seul à eux non assentant avec indignacion et
desdaing de moult tant du roy comme des prélas, s'en revint
à son propre lieu (3). Et lors le cardinal de Rome Jehan le
(1) C'est-à-dire : De beaucoup d'injures graves que le pape , si comme
on voyoit beaucoup de gens l'affirmer, se proposoil de leur faire pro^
chainenient.
(2) Ueriles. Hérétiques.
(3) On ne peut douter, d'après le texte latin de Nangis, abrégé peut-
être avec réflexion par le chroniqueur de Saint -Denis, que cette
décision d'une violence inouie et toujours excusée bien qu'inexcusable,
n'ait été prise dans une assemblée générale et représentative de la nation.
M. Sismondi ne voit rien ici de commun avec les Eiais généraux , et ,
suivant lui , ce qui prouve évidemment que les Etats généraux n'ont
pas une origine aussi ancienne , c'est que nul liisioricn contemporain
n'a fait la remarque d'une innovation qui pourtant auroit dû sembler de
la plus haute importance. Ce raisonnement, tendroit plutôt à démontrer
que les Etals généraux sont de plus ancienne date ; mais écoutuns , en
tout cas, Nangis : « In publico parlamento Parisius , Prœlalls , Uaronibus ,
» capitulis, convenlibus, coUegiis , communitaiibus et universilatibus villa-
» rum regni sut , necnon magistris in tlieologiâ et professoribus juris
» ulriusque aliisque sapientibus et gravibus personis diversarum partium
» ac rcgnorum pr.xsentibus, importunis denonciatorum clamoribus at-
» que frcquentibus pulsatus inslanliis, rex ad concilium générale... appel-
» lavit, appellalionesque suas, die nativiiatis bcati Johannis Baptislœ ,
>) in horto rcgalis palalii , Parisius , coram ornni cicro et populo palàni
» et publiée Icgi fccit, » Etc., etc.
Est-ce clair';' ei sinon «ju'on ne trouve pas ici la mention dn
(1303.) PHELIPPE-LE-BEL, 151
Moine qui un pou devant ce avoit esté envoie en France, et
lors en pèlerinage estoit allé à Saint-Martin-de-Tours ,
quant il oï nouvelles du pape , au plus tost qu'il pot issir du
royaume de France s'en issi. Et en cest an ensement, Robert
fds le conte de Bouloigne et d'Auvergne , Blanche la fdle
Robert de Clermont fils du saint roy de France Loys,
espousa.
V élirjibililé sous condition de 500 francs d'impôts, ne reconnaîtrons-
nous pas une chambre représentative dans ces assemblées dont se
servit le roi Phi:ippc-le Bel, une fois pour excommunier \(i pape, les
autres fois pour fonder la dette consolidée de la nation envers la cou-
ronne? On me permettra d'opposer encore à l'opinion de M. Sismondi
un passage très curieux de la vie de Philippe-le-Bel publiée sous le nom
de Godefroide Paris par M. Buclion. Après avoir parlé de la défense faite
au clergé gallican de se rendre à Piome :
Lors commencièrent leur sermons
A faire chevaliers, en France.
Si perdirent leur audience
Clers , si furent mis avant lais ,
Et sus divinité les lais;
Les bons derrière la charrue ....
Et ce fu de par Pierre Flotte
Qui dedcns Paris commença^
A sermonner; ainsois tença,
Car son sermon tence sembla ;
Je ne sais où son tieste enibla
Car en Bible ne fu pas pris.
Toutes voies , assés appris
Avoit de sens et d'escripture
Et bon sens avoit de nature.
Mais l'ordre de chevalerie
Ne requiert pas prescherie ;
Et le monde si se bistourne,
Qu'il convient que clergié se tourne
Du tout à fere le fet d'armes...
Pourquoi la statue de Pierre Flotte ne décore-l-elle pas notre Chmnbrc
des députés? Du reste, vous voyez d'après ces vers que les contempo-
rains ont fait la remarque d'une innovation aussi importante .
152 LES GRANDES CHRONIQUES.
L.
Comenl le message de pape Boniface fu mis en la prison
le rof.
En icest an ensement , un archédiacre de Constance
nommé Nicole de Bonnefaite (I), message du pape Boni-
face et de luy en France envoyé pour ce que le royaume
supposas! à entredit , si comme pluseurs l'estlmoient , à
Troies vme cité de Champagne , au royaume de France ,
fu pris et mis en la prison le roy de France. En cest an
ensement, Plielippe, fils le conte de Flandres Gui, qui par
pluseurs ans , avec le roy de Secile Chailes le secont avoit
demouré, et de maintenant usant, si comme l'en disoit, de
la pecune pape Boniface et de son aide, avec grant comi^ai-
gnie de Tyois et d'Alemans soudoieis, environ la saint Jean-
Baptiste , appliqua en Flandres ; duquel le peuple des Fla-
mens accréu moult et enorgueilli, la terre du roy de
France prist plus aigrement à envair que devant, et lors
le cliastel de Saint-Omer en la conté d'Artois dès mainte-
nant vouUurent asseoir. Et comme non pas sagement pas-
soient et aloient entour le cliastel, dès leur en occistrent
ceux du cliastel trois mille : de la quelle chose les Flamens
trop iriés et courrouciés, comme il ne peussent ilec profiter
j)0ur la forteresse du lieu, vei's Terouanne, une cité du
(I) De Bonnefaile. Variante : VaularU sotj de bien faire {msc. 9C50). —
Je n'ai pas trouvé la mention de ce fait dans la continuation de Nangis.
La Mer des Histoires cl Nicolas Gilles après elle, ayant suivi un mauvais
manuscrit des Chroniques de Sainl-Denis, ont fait deux individus de Nicolas
de Beuefraci et de l'archidiacre de Constance. Dupuy, Baillet et Vely ont
fait de l'arcliidiacre de Coulaiice en Normandie, un certain Nicolas Bene-
fraclo , domestique du cardinal Lemoine. Nicolas éloit plutôt de Cons-
tance, en Suisse, si l'on fait attention à la route qu'il prenoit pour arriver
à Paris.
(1303.) PHELIPPE-LE-BEL. 153
royaume de France, menèrent leur ost ; laquelle au mois
de juillet assistrent et consommèrent par embrasement.
LI.
De l'ost qui fii à Péronne et retourna sans riens faire .
Et adecertes en icest an , Edouart, le voy d'Angleterre ,
des Escos à luy conticstans ot victoire ; et lors prist toute
Escoce et la mist en sa seigneurie , exceptés aucunes gar-
nisons assises en palus et sur hautesces de montaignes , en-
viron la confinité de la mer. Et en cest an ensement, Phe-
lippe-le-Biau roy de France, environ le commencement du
mois de septembre , proposant de rechief en sa propre per-
sonne aler contre les Flamens et ses armes prendre et
guerroier-les avec un grant ost et innombrable , prist son
erre, et à Péroné, un cliastel de Vermendois en la confinité
d'icelui (1), l'expédicion de son ost assembla : mais ilec , si
comme l'en dit , environné de parlement et par l'amoneste-
ment du conte de Savoie (2), jusques à la Pentecoste ensui-
vant trièves donnant et prenant des Flamens seconde fois,
sans gloire et sans honneur des Flamens se parti.
LU.
De la mort le pape Boniface.
Et en icest an ensement, quant le pape Boniface entendi
les félonnies et les crimes de luy dit au concile des Fran-
çois, et l'appel qui fu proposé et fait des prélas, si proposa
(1) D'icelui. Du Vcrmandois.
(2) Avironné de parlement , etc. « Sabaudia; coniilis maligno consilio
» circumvenlus. »
154 LES GRANDES CHRONIQUES,
à faire un concile pour remédier à ces choses. Et pour ce
qu'il ne luy fust fait injure de pluseius qu'il avoit cour-
rouciés et nieismement des cardinals de la Colonipne qu'il
avoit déposés, si se douta et lors s'en ala à la cité d'A-
naigne (1) dont traioit origine (2) et naissance, et sous la
garde de ceux de la cité se reçut , en atraiant à lui par jour
les cardinals dehors les murs , et au vespre revenant , les
portes de la cité closes. Cliascun jour pourchaçoit et déli-
béroit quelle chose seroit mieux à faire en si grant tourbe
de choses : mais comme il cuidast ilec trouver seur refuge
et reconfort , si fu ilee de ses adversaires maintenant
assis. Et quant ceux de la cité virent ce , si mandèrent
aux Romains que iî receussent leur pape, aux quiels quant
il furent venus, il fu tantost rendu et pris (3) : et eust été d'un
des chevaliers de la Colonipne deux fois parmi le corps féru
d'un glaive , se un autre chevalier de France ne l'eust con-
tresté : mais toutes fois de ce chevalier de la Colonipne en
retraiant fu féru au visage , si que il en fu ensanglanté. Et
comme il fu mené à Rome d'un chevalier le roy de France
nommé monseigneur Guillaume de Nogaret (4), il le suivi
humblement el dévotement , auquiel pape l'en dit lui avoir
reprouvé et dit en telle manière : » O tu chaitif pape , voy
» et considère et regarde de monseigneur le roy de France
(1) D'Anaigne. Agnani,
(2) Doni traioit origine. « Unde extrahebat origincm. » Voici comment
cette phrase est rendue dans les précédentes éditions : La cité d'Araiiies
où Origenes priitst naissance.
(3) On voit que le vieux liistoriographe françois essaie de colorer la
violence faite au pape par les satellites de Philippe-le-Bel. Mais pour
Vely, il va jusqu'à nommer en cette occasion Nogaret : « Le généreux
» françois. » On pourroit en dire presque autant des assassins de Tliomas
Becquet. Il faut voir le piquant et véridique récit de tout cela dans la
chronique métrique attribuée à Godefroy de Paris.
(4) La maison de La Valette prétend descendre en ligne droite de ce
Nogaret, dont l'aieul avoit été brûlé vif, comme hérétique albigeois; mais
les preuves ont toujours semblé insuffisantes.
(1303.) PHELIPPE-LEBEL. 165
» la bonté, qui tant loing de son royaume te garde par moi
» et deffent. » Duquiel les paroles ice pape après ce rame-
nant à mémoire , comme il fii à Rome establi en son con-
sistoire, la besoigne du roy de France et de son royaume
commist à Mahy-le-Rous diacre-cai'dinalqiii, selon ce qu'il
seroit expédient et avenant , de la devant dite besoigne à sa
pleine volenté ordeneroit. Et quant il ot ce dit, au chastel
de Saint-Ange dedens Rome s'en ala et se reçut ; et par le
flux de venti-e, si comme l'en dit , cliéi en frenaisie , si qu'il
mengoit ses mains , et furent oies de toutes pars par le
cliastel les tonnerres et veues les foudres non acoustumées
et non apparans es contrées voisines. Celui pape Boniface
sans devocion et profession de foy (1) mourut. Après laquelle
chose, fu pape en l'églyse de Rome le cent quatre-vingt et
dix-huitiesme (2), Benedic l'onziesme, de la nacion de Lom-
bardie, de l'ordre des frères Prescheurs que l'en appelle Ja-
cobins.
LUI.
Cornent le roy visita la terre d' Aquitaine et le pais eiwiron.
En cest an , quant Hue le conte de la Marche fu mort ,
Phelippe le roy de France par son don reçut la cité d'An-
goult'sme avec la conté (3). Et en cest an ensement , Phe-
(1) Cette opinion est mal fondée. Boniface dicta avant de mourir une
profession de foi très orthodoxe. Mais l'église gallicane qui l'avoit con-
damné comme hérétique avoit intérêt à dire le contraire.
(2) Varl de vérijier les dates, plus croyable ici, compte le cent quatre-
vingt-neuvième.
(•3) Par son don. C'est-à-dire par l'effet d'une interprétation fort arbi-
traire donnée aux anciennes dispositions du précédent comte de la
Marche, Hugues XIII de Lusignan. Nos historiens ne manquent jamais
de colorer de motifs plausibles les usurpations de nos rois sur les grands
vassaux de leur couronne.
166 LES GRANDES CHRONIQUES.
lippe-le-Biau, roy de France, tout le temps d'iver visita la
terre d'Aquitaine et les provinces de Thoulouse et d'Al-
bigois, et avironna le pais jusques à tant qu'il venist aux
contrées des Narbonnois ; et les courages de moult de
gens tant du menu peuple comme des nobles et des barons,
qui jà estoient esmeus par le conseil des mauvais , et a
par un pou vouloient le roy deffier, referma en la
grâce de s'amour. Et pour ce que il se monstra à tous
libéral , large , favorable et bénigne , fu-il de eux grande-
ment et honorablement receu, et de moult de gransdons,
se il les voulsist avoir receus , rémunéré ; et attrait à luy
merveilleusement les cuers de tous. Et adecertes en pou
de temps en amour furent envers luy trestous attrais, si que
il luy promistrent loyaument en effect luy faire aide de
toute leur vertu à leur propres despens contre tous les
adversaires du royaume de France et meismement contre
les Flamens, les quiels le roy proposoit au temps d'esté
ensuivant de rechief guerroicr. Et après ce que le roy fust
venu à la noble cité de Thoulouse, envers aucuns frères de
l'ordre des Prescbeurs c|ui ilec estoient envoies pour encer-
chier les hérites , s'éleva et esmut une complainte détes-
table et diffamable : car , si comme l'en disoit moult, les
devant dis frères, tant nobles comme non nobles accusoient
de hérésie sans cause, et les faisoient, par les seneschaux
et baillis le roy ou par leur sergens, par paines en prison
détenir, dont moult de fois avenoit que ceux qui don-
noient pécune aux frères s'en eschapoient tantost sans estrc
mal mis Des quielles félonnies faites , jasoit ce que le roy
par devant ce en eust cogneu, par un noble homme appelle
le Vidame de Picjuegni, chevalier sage et loyal et très gentil
lequel en l'an devant passé avoit ilec envoie, la vengeance
à dissimulacion proloigna , jusques à tant que de plus
sage et de plus sain conseil fust après ce infoimé. Et pour
(130!.) PHELIPPE- LE-BEL. 167
ce que le dit chevalier aucuns de prison sans la volenté des
frères délivra , comme il usast de l'auclorité et légacion
royal en ces parties , ces frères , en ce point non repo-
sans(l), dénoncièrent le dit chevalier par toute la terre
publiquement , et manifestement pour escommenié. En-
contre la sentence des quiels , cil chevalier feit appel,
et lors, labesoijjnede son appel maintenant jusques à Rome
ensuivi. En la persécucion d'icelle besoigne comme moult
entend ist , près de Ferreuse où lors la court de Rome es-
toit fu mort (2). Et ceste besoigne fu puis menée devant
le pape Benedic, et fu trouvé que les dis frères enquisiteurs
des bougres et hérites , estoient faussement encusés de la
procuracion des dis bougres, et fu trouvé que le dit Vidame
de Picjuegni , en donnant faveur aux dis bougres contre
droit et contre les ordenances de l'églyse de Rome , avoit
Lrisié les prisons et délivré pluseurs bougres , pour quoy il
fu dénoncié pour escommenié par le commandement du
pape.
LIV.
De la bataille du coiwers cl du diable.
(3) En cest an meisme , le samedi devant Noël , un
convers du val de Sarnay , de l'ordre de Cistiaux, lequiel
avoit nom Adam et estoit gouverneur d'une grandie qui
est appellée Croches assez près de Chevreuse ; le qviiel Adam
se leva devant le jour, le devant dit samedi, nonobstant qu'il
(1) E() ce point non reposons. « Inquisiloribus pra^fatis, id indigné
» l'ercnlibus. n
(2) La fin de cet alinéa n'est pas traduite delà continuation de Nangis.
(3) Ce chapitre n'est pas dans la continuation du Nangis. Le Val de Ser-
nay est entre Rambouillet et Chevreuse. — On remarquera d'ailleurs, à
compter d Ici, que noire chronique prend une autre allure, et révèle,
non-seiileniont un meilleur écrivain, mais un écrivain original.
M
168 LES GRANDES CHRONIQUES,
culdast vraiemeiît qu'il fust jour, et commença à chevau-
chier et estoit avec luy un varlet à pie. Et quant il ot un
pou clievauchié , il vit le diable visiblement en quatre ou
cinq formes, assez loing de la dite grandie. Et ainsi comme
il chevauclioit en disant ses oroisons acoustumées en lieu
de matines et de heures , il vit devant soy ainsi comme un
grant arbre au chemin par le quiel il aloit ; et luy senibloit
que le dit arbre venoit bien hastivement à l'encontre de
luy. Adonc commença son cheval à frémir et estre ainsi
comme demi forsené , par telle manière cjue à paine le
povoit-il mener droite voie : et d'autre part son varlet com-
mença à frémir et à héricier , et avoit très grant horreur ,
en telle manière que à paine se povoit-il soustenir sur ses
pies né après son maistre aler. Si commença le dit arbre
à approuchier du dit convers , et , quant il fu un pou près
de luy , il luy sembla qu'il estoit brun et ainsi comme cou-
vert de gelée blanche. Comme il le regardoit, il va cheolr
empiès luy en telle manière que oncques ne toucha à luy :
mais très grant puantise et corrupcion du dit arbre issi.
Loi's aperçut le dit couvers que ce estoit le diable qui luy
vouloit nuire ; adonc commença à appeller la benoicte
vierge Marie le plus dévotement qu'il pot. Si avint, assez
tost après qu'il se fust recommendé à Nostre-Dame, qu'il
commença à chevauchier moult lentement comme homme
espoventé ; si vit de rechief le diable qui chevauclioit après
luy à son destre costé , et estoit environ deux pies près du
dit convers en forme de homme, et ne parla oncques à luy.
Adonc ledit convers prit en soy hardiesce, et parla au diable
et dist en celle manière : « Meschant , coment es-tu si
» hardi de moy faire assaut eu ceste heure, que mes frères
») chantent matines et loenges (1) , et prient, pour moy et
(I) Loenges. Laudes.
(1303.) PHELIPPE-LE-BEL. 169
» pour les autres frères qui ne sont pas présens , Dieu et
» la benoicte vierge Marie , à la quielle caste benoicte
» journée de samedi est appropriée ? Dépars toi , car nulle
» partie n'as en moy, pour ce que à la Vierge sergent me
» suis voué. » Lors le diable en pou d'espace se désapparu.
Tiercement luy apparu le diable en forme d'un bomme
de très grant estature , mais il avoit le col gresle et menu ,
et estoit emprès luy : et lors le convers qui moult se cour-
rouça de ce qu'il luy faisoit tant de molestes et empesche-
nrens, prist un petit glaive qu'il portoit, et le commença à
fcrir forment ; mais son cop fu aussi vain comme s'il eust
féru un drapel pendu en l'air. De recliief et quartement
apparu le diable au dit frèi'e Adam, en liabit d'un homme
noir né trop grant né trop petit , ainsi comme se ce fust
un moine noir , ses ieux gros et resplandissans ainsi
comme deux cliauderons de cuivre nouvellement esclaircis,
ou nouvellement dorés : adonqueà le dit convers cjui jà
estoit moult lassé et troublé de l'ennui que le diable luy
faisoit , si se pensa qu'il le ferioit en l'un de ses ieux ; adonc
il esma (1) son cop pour le férir ; mais le chaperon luy chéi
devant ses ieux , si perdi son cop.
De rechief luy apparu le diable en forme d'une diverse
beste et avoit les oreilles larges comme un asne. Adont dit le
varlet du convers à son maîstre : « Sire , j'ai oï dire que
» qui feroit un grant cercle , et mettroit au milieu et tout
» environ le signe delà croix, le diable n'i oseroit approchiér.
» Ce meschant ci vous fait trop de moleste : si vous conseille
» que vous faciez ce que je vous dis. » Adonc le convers prist
son petit glaive qu'il portoit à son costé, au quiel glaive avoit
un fer taillant de deux costés et fist un cercle , et fist au mi-
lieu et entour le dit cercle le signe de la croix; et dedens le dit
(1) Esma. Mesura.
160 LES GRANDES CHRONIQUES,
cercle fist entrer son cheval et son varlet, et se mist le dit
convers à pie encontre le diable , et luy commença à dire
moult de laides parolles et de reproches , et en la fin il luy
cracha au visage. Lors le diable mua ses grans oreilles en
cornes , et sembloit que ce fust un asne cornu. Quant le
convers ot ce apperceu , si luy voult copèr une de ses cor-
nes et le féri , mais son cop rebondi ainsi comme s'il eust
féru contre une pierre de marbre , et ne luy fist nul mal.
Lors le varlet du convers dit à son maistre : « Sire, faites en
» vous le signe de la croix. » Et adonc se signa ledit convers,
et tantost le diable en semblance d'un gros tonniau roullant,
vers une ville qui estoit appellée Mollières (1) qui assez près
estoit d'ilec , s'en ala ; et ne le vit plus le dit convers. Lors
se prist le dit convei-s à cheminer , car il estoit jà jour cler ,
et s'en vint à son abbé au mieux qu'il pot , le quiel estoit à
l'une des granches avecques autres abbés de leur ordre ; et
là estoit mandé le dit convers de son abbé pour disner avec
luy. Et là vint le dit convers assez matin , et leur conta l'a-
venture qui leur estoit avenue. Si raconte cestui qui fist
ceste cronique et qui fu présent quant le dit convers fist foy
et serement devant les abbés de son ordre , que ce qui par
avant est escript luy estoit avenu en la forme et manière
que il le dénonçoit. Et si tesmoigne cestui qui fist ceste
cronique qu'il scet bien le lieu et qu'il vit le cheval qui par
avant estoit paisible et débonnaire , et depuis il estoit ainsi
comme tout impétueux et demi forsené. Toutes les quielles
choses furent confessées et tesmoigniées par le serement
du dit varlet qui estoit avec le dit convers quant ces choses
luy avindrent. Et fallut que le dit commis fust despouillié
de la robe qu'il avoit vestue, tant puoit, et qu'il fust revestu
de l'une des robes aux autres frères (2).
(1) Mollières. Aujourd'hui Les Mollières, a. deux lieues de Chevrcuse.
(2) Celle légende bizarre et précieuse , surtout par la mention exacte
(1303.) PHELIPPE-LE-BEL. 101
Et en ce melsme an, Giilllaume le fils au conte de Hay-
naut et Gui évesque de Trajette (1), son aïeul (2), furent
desconfis des Flamens ; les quiels avoient occupé une grande
partie de Gerlande : et fu le dit évesque pris , et le dit Guil-
laume se sauva en un chastel.
LV.
Du conte de Flandres et de son fils qui furent menés en
Flandres.
Et en cest an ensement, Gui le conte de Flandres et Guil-
laume son fils des lieux où il estoient en garde furent déli-
vrés et furent envoies en Flandres pour le peuple apaisier ;
mais il ne le pot estre fait. Et pour ce que tousjours en la
haine des François montoit le fol orgueil des Flamens ,
s'en revindrent arrière aux lieux de leur garde le devant dit
Gui et son fils sans riens faire. Et en ccst an ensement, envi-
ron la purification de la benoicte vierge Marie, la fille Gui
conte de Flandres , qui k Paris estoit tenue noblement en
garde , mourut.
En cest an ensement, Régnant GifFartabbé de Saint-Denis
en France , en la veille de la saint Grégoire (3) mourut :
après lequel le prieur d'icelui lieu de la nacion de Pontoise
fu abbé.
qu'il nous donne du lieu de la scène , a de plus le mérite de nous prou-
ver d'une façon irrécusable que celte partie des Chroniques de Saint-
Denis est l'ouvrage d'un écrivain contemporain.
(1) Trajelte. Maeslricht. « Trajeclensis episcopus. » — Gerlande pour
Zélande.
(2) Son aïeul. « Patruus. »
(3) Le 12 février 1304. — Son successeur fut Gilles de Pontoise.
li.
162 LES GRANDP:S CHRONIQUES.
LYI.
De la fausse heguine qui se faîgnoit estre de saincte vie.
L'an mil trois cent et quatre rassembla le duc Guillaume
de Ilaynaut tout son povoir et se combati contre les Flamens
en la terre de Gcrlande et les vainqui , et si en mist à mort
grant multitude. Et en ce meisme an habitoit en Flandres
une femme fausse propbète , la quielle estoit en habit de
béguine , et faignoit estre femme de saincte vie , et demou-
roit avec les béguines et faignoit aucunes révélacions fictives
et plaines de mensonges par les quielles le roy, la royne et
meismement les nobles de France elle trompa; et especiau-
ment en ce temps que le roy de France avoit einpensé d'aler
combatre les Flamens. Et encore fist-elle tant que , à la
requeste des Flamens , Charles conte de Valois , le quiel
retournoit de Secile, voult faire empoisonner par un jeune
homme que elle luy envoia malicieusement. Mais quant
Charles o'i parler de celle femme , il la fist prendre et
mettre en géhenne , et lui fist faire du feu es plentes des
pies , et adonc confessa sa mauvaistié si comme l'en disoit.
Et lors la fist ledit messire Charles mener en prison à Crespi
en A'^alois , et là fu une pièce de temps ; mais en la fin il
la laissa aler
Et en cest an , Jehan de Pontoise abbé de Citiaux se
démist du gouvernement de ladite ordre, pour ce que l'en
disoit que il ne s'estoit voulu consentir aux appiaux (1) les-
quiex avoient esté fais à Paris contre le pape. Car il luy
sambloit véritablement et se doubtoit moult que parle roy
(1) Aux appiaux. <■ Âppellalionibus. » On ne peut donner trop d'éloges
à la conduite de ce digne abbé de Citeaux.
(1304.) PHELIPPE-LE-BEL. 1G3
OU ses menistres dommage ne fust fait à ses fières en la
temporalité, et pour ceste cause il se démist.
Et en ce mesme an, le dimenche devant la Nativité mon-
seigneur sainct Jehan Baptiste, furent mises seurs de l'ordre
des frères Presclieurs à Poissi , en la dyocèse de Chartres,
en une églyse (1) nouvellement édifiée du roy Phelippe en
l'onneur du glorievix confesseur monseigneur sainct Loys
jadis roy de France.
Et en cestan, mut une très grant dissencion entre l'Uni-
versité et le prévost de Paris. Car le dit prévost avoit fait
prendre par commandement un clerc et le fist mettre en
prison, et puis tantost pendre au gibet : adonc cessa la lec-
ture de toutes les facultés à Paris jusques à tant que par
commandement du roy, le dist prévost l'amendast à l'Uni-
versité et que il leur eust fait satisfaction ; et fallut que
le dit prévost alast à Avignon pour soy faire absoudre ; et
environ la feste de Toussains recommencièrent les lec-
tures (2).
Et en ce mesme an, en la veille des apostx-es sainct Pierre
et sainct Pol, furent assemblés en l'églyse Nostre-Dame de
Paris grant qviantité de prél.as et de clergié tout de par le
roy mandés. Et là furent leues, de par le roy, lettres pa-
pales es quelles , entre les autres choses, estoit contenu :
que le pape Bénédic , jà soit ce que sur ce de par le roy
u'eust esté requis, absolvoit le roy, la royne, les enfans,
(1) En une église. « Alonaslcrio. »
(2) Cet événement qui fait si bien connoî're la sage étendue des privi-
lèges de l'ancienne Université ne nous est connu que par les chroni-
queurs de Saint-Denis. Fleury et Vely, d'après du Boulay, nomment l'é-
colier pendu Philippe Barbier, et le font natif de Rouen. Cependant je
lis dans une chronique manuscrite conservée à la B.R. sous le n° 4G41-B.,
et présentant l'histoire des années 1270 à 1363, le passage suivant :
« Pou avant l'an 1304, furent pendus les enfans de ta bourfjeoise de
n Paris , et , celle heure , fu tué Gervaisot Pidoe , et autres. Si fist le
» prévost , bien pou après, despcndrc un des enfans qui estoit clerc. »
164 LES GRANDES CHRONIQUES,
les nobles , le royaume, et tous les adhérens, de toute seii
tence de escomeniement et d'entredit, se aucune, en eux
ou en l'un de eux, avoit estégettée par le pape Boniface en
quelque manière; et avec ce il donnoit au roy les dismes des
églyses du royaume jusques à deux ans; et encore luy
donna-il les annuelles jusques à trois ans au royaume de
France pour ses guerres soustenir : et avec ce luy donna-il
l'auctorité que le chancelier de Paris peust licencier les
maistres en théologie et en décret ; laquelle auctorité le
pape avoit réservée par devers soy, si comme l'en disoit.
Et en ce meisme an, le pape Bénédic moru à Peruse es
nones de juillet. Si avint que les cardinals n'entendirent pas
à l'eslection, mais la targièrent au plus qu'il porent : mais
ou les fist enclorre, selon la décrétale du pape Grégoire X.
Si procurèrent frauduleusement tant que l'en leur adminis-
troit vivres occultement et ainsi targa l'élection du pape
jusques près d'un an. Et en ce meisme an, Gui de Namur,
fils de Gui conte de Flandres, fu pris en bataille de navires
par Guillaume fils du conte de Haynau et par la gent le
roy de France qui députés estoient à la garde des voies de
la mer et des pors d'icelle.
LVII.
De la bataille de Mons en Pcurc{\) : cornent les Flamens furent
desconfis.
En ce meisme an ensuivant, Phelippe-le-Biau, roy de
France, tierce fois après le rebellementde ceux de Flandres,
à Mons en Peure au moys d'aoust assemlîla contre eux
(1) Mons en Peure. « Apud Monlcm qui dicilur in Pabiilla. » Toutes les
anciennes leçons nomment ainsi Mons-en-Pm'lti.
(1304.) PHELIPPE-LE-BEL. 165
grant ost. Adonc, comme à un jour du moys dessus dit, de
convenance et d'acort fait de l'une partie à l'autre (1) déus-
sent venir à bataille, ceux de Bruges et les autres Flamens,
dès maintenant leur armes prises, toutes leur charrètes ,
leur charios et leur autre appareil batailleureux tout entour
eux espessement et ordenéement mistrent , pour ce que
nul ne les peust trespercier né envaïr sans grant péril.
Et lors de toute pars les François comme il deusseut
entrer en bataille , je ne sai par quel parlement , eux
ainsi avironnés, sans bataille et sans aucun assaut jusques
vers vespres se tindrent. Et adecertes pluseurs cuidoient,
pour les messages d'une part et d'autre entrevenans ,
que paix fust du tout faicte et fermée ; et pour ce se dé-
partirent et espandirent çà et là en aucune manière , non
cuidans en ce jour plus avoir bataille (2). Lors les Flamens
ce apercevans soudainement s'esmurent , et vindrent jus-
ques aux tentes du roy; et fu le roy si près pi'is que à paines
pot-il estre armé à point ; et ainsois que il peust estre
monté sur son cheval, pot-il véoir occirre devant luy mes-
sire Hue de Bouville chevalier (3), et deux Bourgois de Paris,
(1) C'est-à-dire : D'un commun accord.
(2) Le msc. du Suppl.Fr., no 218, offre ici de précieuses variantes : « Et
» comme adoncques, toute jour, jusques vers l'eure des vespres nos
«François ainsi feussent , les Flamens connurent par leur espieurs
» que le roy de France feust en un lieu avec pou des siens, atendant eux
» venir humbles et bienvcillans, lequiel n'estoit du tout armé, et encore
« n'avoit son cliief armé... Lors à une grant multitude de compagnies
» de Flamens vindrent au roy isnclement et l'assaillirent. Et ilec Pierre
» Gencien et Jaques Gencien bourgois de Paris, armés des armes royaux,
» qui avoient aidié à armorie corps le roy, et monseigneur Hue de Bou-
» ville chevalier, à mort du tout en tout aux pies le roy accraventèrent ,
» et pluseurs autres ensement occisrent , cuidans le roy occire... Adonc
» le roy ce aperceut : si monta tantost en son cheval et son chief arma
» isnclement, et es Flamens viguereusement et asprcment du tôt en tôt
» s'embati; et quanques à ycellc erapointe, à s'encontre , des Flamens
» venoient, yceux à mort de toute part acraventoit. »
(3) Chevalier. « Militem suum sccretarium. »
1G6 LES GRANDES CHRONIQUES.
Pierre et Jaques Gencien, les qulels pour le bien qui estoit
en eux estoient prochains du roy (1); mais quant il fu monté,
très fier et très hardi semblant monstra à ses anemis.
Adonc le roy ainsi noblement soy contenant , François
ce aprenans qui jà ainsi comme d'une paour se vouloient
dessambler et départir, pour le roy secourre isnelement se
hastèrent, et du tout en tout à la bataille s'abandonnèrent,
et crièrent ensamble : Le roy se combat! le roy se combat!
et ainsi la bataille constraingnant et de toutes pars crois-
sant, Charles conte de Valois, Loys conte d'Evreux frères
Plielippe le roy de France, Gui conte de Sainct-Pol, Jehan
conte de Dammartin, nobles chevaliers et autres grans mais-
tres, pluseurs contes, ducs et barons et chevaliers, avec les
autres nobles compaignies à pié et à cheval, es Flamens
lors isnelement se plungièrent et embatirent , et vers le roy
se traistrent. Lors adonc iceux nobles , estant avec leur
noble et forte compaignie à pié et à cheval , la bataille
entre eux merveilleuse , forte et aspre f u faicte ; mais les
Flamens du tout en tout furent rués jus et acraventés, et de
euxfu faicte ijrant occision et mortalité, et si grant abatéis
qu'il ne porent plus arrester. Mais la fuite commencièrent
très laide et très honteuse , délaissans charrètes et charios
et tout leur appareil bataillereux. Et adecertes, pour voir,
se la nuit oscure venant n'eust la bataille empeschiée, pou
de si grant nombre de Flamens en fust eschapé que mors
du tout en tout ne fussent. Et ainsi , la bataille parfaicte
et fenie , nostre roy Phelippe, noble batailleur, à torches
de cire alumées, de la bataille s'en revint aux tentes avec
sa noble chevalerie. Et ainsi comme il fu dit pour voir, se
cil roy de France Phelippe-le-Biau ne se fust contenu si
noblement ou si vertueusement , ou se en aucune manière
(I) « Fratres ,qui pro suœ fidelitalis industriel, régi sempcr adstabanl.»
(1304.) PHRLIPPE-LE-BEL. IG7
il eust montré la queue de son cheval aux Flamens pour soy
en retourner, tout l'ost des François eust ramené ainsi
comme à néant, ou, par aventure, desconfit. Adecertes en
celle bataille des Flamens fu occis un noble chevalier et
le chief ot copé Guillaume de Juilliers (1), noble chevalier,
et luy copa Jehan de Dammartin, et pluseurs autres grans
Flamens, et de menu peuple grant multitude y furent oc-
cis, à par un pou jusques à trente six mille (2). Et aussi
en celle bataille, le conte d'Aucuerre, noble chevalier Fran-
çois, par la très grant chaleur qui ilec estoit, fu estaint de
soif (3). Et ainsi Phelippe-le-Biau roy de France en l'an
de son règne dix-huit, à Mons en Peure en Flandres, usant
de l'aide de Dieu, de ces Flamens, sans grant péril de luy
meisme, loable victoire en rapporta ; et à Paris environ la
Sainct-Denis, à grant joie et inestimable revint.
Et en cest an, au moys de décembre , les os de Robert,
jadis conte d'Artois , lequel avoit esté tué en Flandres ,
furent aportés à Pontoise, et en l'églyse de Maubuisson
près Pontoise furent enterrés.
Et en ce meisme an, après Noël, l'en commença à traic-
tier en parlement à Paris de la paix des Flamens, mais il
n'i ot rien consommé né parfait.
(1) Guillaume de Julliers. « Comitis Flandrensis ncpos ex filiâ, tolius
» cxcrcilùs dux et capitaneus priiicipalis. » Le continuateur de Nangis
ne dit pas qu'il ait eu la tête coupée.
(2) Trente-six mille. Ainsi portent le plus grand nombre des manuscrits.
Cependant le n° 218 porte deux mille; c'est trop peu sans doute.
(3) Estaint de soif. « Illic autem de noslris Guillcrmus cornes Autis-
» siodorcnsis et Ancellus cornes, dominus Caprusia; (seigneur de
» Clievrcuse), vir fidelis ac strenuus, probat.-B militiœ, régis vcxillifer seu
H déferons auriflammam , extincli , ut crcdilur , calore nimio vcl etiam
• pressura. »
168 I.ES GRANDES CHRONIQUES.
LYIII.
De la mort la royne Jehanne,jcmme PhcUppe le roy de France.
En cest an ensement , au moys de févriei' , le conte
Gui de Flandres , en la prison le roy de France détenu ,
moru à Complègne , et par le congié du roy fu son corps
porté en Flandres, et en Marqueté (1) avec ses ancesseux'S fu
enterré. Et en ce nieisme an, Blanclie, duchesse d'Austrie,
seur du roy de par son père, laquelle avoit un fds du duc,
fu empoisonnée par le dit duc, si comme l'en disoit, et
moru au moys de mars. Et en cest an ensement, moru
Jehanne royue de France et de Navarre , femme de Plie-
lippe-le-Biau , et en l'églyse des frères Meneurs fu hon-
noiablement enterrée. Et fu vraiement si cliière année et
si chier marcliié de blé que le sextier de froment valoit
cent sols parisis , de la foible monnoie decourrant lors à
Paris et ailleurs ; et dura la cliierté près d'un an. Et en cest
an ensement, Edouart le viel roy d'Angleterre moru, après
lequel fu couronné en roy Edouart son fds le jeune, lequel,
après un pou de tems passé, prist à femme Tsabel la fille
le roy Phelippe de France.
LIX.
Du couronnement le pape Clinieiit.
L'an de grâce après ensuivant mil trois cens et cinq ,
entre le roy de France et les Flamcns fu faicte une compo-
M) Marqueie. » Marqiictœ. » Ou Marque, \>yc& de Lille.
(I.IO:..) PHELIPPE-LE-BEL. «09
sicion de paix , laquelle toutes fois dura petit : et lors
Robert de Béthune et Guillaume sou frère , fils le
conte de Flandres en l'an précédent trespassé , de la pri-
son le roy furent délivrés. Et après pape Bénédic , le cent
quatre vingt et dix-neuviesme pape Climent le Quint ,
présent le roy de France Phelippe-le-Biau et ses deux
frères Charles conte de Valois et Loys conte d'Evreux
et moult d'autres contes, princes, dux et barons, cheva-
liers, abbés, évesques , arcevesques et cardinals, à la
cité de Lyon sur le Rosne fu sacré et couronné de dya-
dème papal. Et lors pour la très grant multitude de gent
qui sus un viex mur estoient assemblés pour le dit pape
véoir chevauchier par la cité, le viel mur chéi, dont le bon
duc de Bretaigne la mort l'acraventa, dont ce fu pitié, do-
leur et dommage. Et en cest an ensement, Loys, l'aisné fils
le roy Phelippe-le-Biau , espousa Marguerite l'aisnée fille
au duc de Bourgoigne. Et en cest meisme an, le l'oy si fist
cesser et apaisier une très grant dissencion qui estoit me-
née entre le duc de Brebant et le conte de Lucembourc,
pour cause de la terre de Louvain. Et en cest an ensement,
mut une très grant dissencion à Biauvais entre l'évesque
Symon et le peuple de la cité, eu telle manière que le dit
évesque n'osoit seurement entrer en la cité. Pour laquelle
cause le dit évosque fist aliauces à nobles hommes, car il
estoit noble homme, contre ceux de la cité, et fist tant c|u'il
prist aucuns bourgois par aguet. Quant le roy sot ce, si
manda l'une partie et l'autre , et leur fist commandement
qu'il se cessassent , et les fist le roy punir, car il avoient
moult excédé l'une partie contre l'autre. En ce meisme an
fu très grant sécheresce en France.
En ce meisme an, avant que le roy se partist de la court
pape Clément, le dit pape luy ottroia le chief de monsei-
gneur sainct Loys son aieul, pour mettre en sa chapelle, et
15
170 LES GRANDES CHRONIQUES,
une de ses costes pour mettre en la principale églyse de
Paris : et avec ce, le pape luy ottroia q_ue Jaques et Pierre
de la Colonipne frères et jadis cardinals , les quiex le pape
Boniface avoit dégradés de leur cardinalité , fussent en
leur premiers estas restitués ; et encore luy ottroia-il , en
récompensacion des despens qu'il avoit fait en la guerre de
Flandres, le disiesme des églyses et les annuels jusques à
trois ans. Et encore ottroia le dit pape au roy et à ses frères
que des bénéfices premiers vacans au royaume de France,
il en péussent pourveoir leur chapelains et leur clers.
Et le roy promist que la monnoie qui estoit foible, il la
nietroit en bon estât et convenable au miex que bon-
nement le pourroit faire. Et en cest an, le pape Climent
fist dix cardinals nouviaux, outre le nombre qui par avant
estoit; des quiex il en envoia les deux à Rome de par luy,
pour garder la dignité sénatoire. Il déposa l'évesque d'Ar-
ras, et si déposa l'évesque de Poitiers , et si donna à l'é-
vescjue d'Imelin la patriarche de Jérusalem : et si fist
plaine grâce aux povres clers , et les pourvoia de béné-
fices, selon ce que le mérite de la personne le requéroit. Et
le roy de France s'en retourna de Lyon , après Noël , en
France. Et cest an meisme le pape se parti de Lyon, envi-
ron la purification Nostre-Dame, et s'en ala vers Bourdiaux ;
et là furent faictes moult de maux et de loberies aux
églyses tant layes comme de religion, par luy et par ses me-
nistres ; dont il avint, si comme l'en disoit, que frère Gile
l'Augustin arcevesque de Bourges, fu mis à si grant povi-eté
que il par nécessité fu contraint à prendre les distribucions
cotidiennes si comme un des simples chanoines, et hantoit
les heures de l'églyse. Et en ce meisme an, Robert duc de
Bourgoigne moru à Yernon au moys de mars , duquel le
corps fu porté en Bourgoigne, si comme il l'avoit ordenné
en son vivant . et fu enterré à (]istiaux.
[1306.) PHELIPPE-LE-BEL. 171
LX.
Cornent le chicf monseigneur sainct Loys fu aporté à la ville
de Paris.
En l'ail de grâce après ensuivant mil trois cent six , le
cliief de sainct Loys , jadis roy de France, sans les gen-
cives et le menton et une de ses costes, du roy de France
Phelippe-le-Biau et de pluseurs évesques et arcevesques,
de l'ottroy du souverain évesque pape Climent , en biaux
vaissiaux d'or aornés de pierres précieuses , furent de
Sainct-Denis transportés à Paris : et la coste en la mère
églyse Nostre-Dame de Paris , et le cliief en la chapelle
du palais du roy, à grant joie et à grant feste de la gent de
Paris démenée, le jour d'un mardi devant la feste de la Pen-
tliecouste , furent lionnorablenient et noblement mis.
Et en cest an meisme, tous les Juis du commandement du
roy Plielippe furent du royaume de France , environ la
Magdalalne , cliaciés , déboutés et essiliés ; et tout le leur
pr.s et mis en la main le roy. Et en cest an, Plielippe le se-
cond fds du roy de France , qui puis après fu conte de
Poitiers , Jehanne l'aisnée fille au duc de Bourgoigne es-
pousa.
LXI.
Cornent le commun de Paris s'esmut.
Et adecertes en cest au nieisme à Paris, pour les louages
des maisons des bourgois de Paris qui vouloient prendre du
peuple bonne monnoie et forte qui alors estoit appellée (1)
(1) Qui alors estoii appellée. Ainsi portent tous les manuscrits, excepté
172 LES GRANDES CHRONIQUES,
grant dissencion et descort mut et esleva. Et lors s'esinu-
rent pluseurs du menu peuple, (si comme espoir (1) foulons
et tisserans , taverniers et pluseurs autres ouvriers d'autres
niestiers) ; et firent aliance ensemble, et alèrent et couru-
rent sus un bourgois de Paris appelle Estienne Barbète (2)
duquel conseil, si comme il estoit dit, les louages des dites
maisons estoient pris à la bonne et forte monnoie , pour
laquelle chose le peuple estoit esineu et grevé. Et lors le
premier jeudi devant la Tiphaine envairent et assaillirent
un manoir du devant dit bourgois Estienne qui estoit nommé
la Courtille Barbète (3), et, par feu mis , le dégastèrent
et destruireut ; et les arbres du jardin du tout en tout cor-
rompirent, froissièrent et débrisièrent. Et après eux dépar-
tans, à tout grant multitude d'alans à fusts et à bastons, re-
vindrent en la rue Sainct-Martin et rompirent l'ostel du
devant dit bourgois (4), et entrèrent eus efforciement, et tan-
le no duSup. fr. 218, où on lit : Qui alo esloitappellée. Et je crois que c'est
la seule bonne. Alo pour a loi, monnoie d'aloi. Il faut savoir que Pliilippe-
le-Bel avoit depuis onze ans laissé déprécier les monnoies, el permis à
ceux qui en afTermoient l'entreprise d'en altérer le litre. L'abus devint si
grand, qu'il fallut songer à y remédier : il fit donc rétablir l'ancien titre
de la monnoie publique, qu'il appellad'w/o/, mais sans retirer de la circu-
lation la monnoie altérée. Dés lors on conçoit que les créanciers voulussent
tous être payés en forte monnoie, et que les débiteurs réclamassent
le droit d'acquitter en mauvaises pièces les obligations qu'ils avoient con-
tractées sous l'influence de ces mauvaises pièces. De là la querelle.
(1) Espoir. Je suppose. — Ce récit est bien plus complet que celui de
Nangis.
(2) Estienne Barbète. « Civem Parisius divilem ac potentem, civilalisquc
1 viarium. »
(3) La Courtille Barbète. Située dans la rue Vieille-du-Tcmplc, et bornée
alors d'un côté par la Porte-Barbette, de l'autre par la rue de la Perle. Le
chemin qui faisoit suite à la rue Vieille-du-Temple, au-delà de la Porte-
Barbette , se nomma plus tard, du nom de cette maison, rite de la Cour-
tille-Barbelte.
(4) Il étoit situé près de l'église de Saint-Martin-des-Champs, suivant
le texte du continuateur de Nangis qui passe sous silence le pillage de la
Courtille-Barbette : « Primitus domum suam quam extra porlas liabebat
» civitalis suburbio juxta S.-Martinum de Campis depredari festinanl. »
(i;iOG.) PHELIPPE-LE-BEL. 173
tost les tonniaiix de vin qui au celier estoient froissièrent,
et le vin espandirent par places : et aucuns d'eux d'icclui
vin tant burent qu'il furent enyvrés. Et après ce, les biens
ineubles de la dite maison , c'est asavoir coûtes, coissins,
coffres, huches, et autres biens froissièrent et débrisans par
la rue en la boue les espandirent , et aux coutiaux
ouvrirent les coûtes , et les orilliers traiant contre le vent
despilenient getèrent, et la maison en aucuns lieux descou-
vrirent, et moult d'autres dommages y firent. Et ice fait,
d'ilec se partirent et retournèrent traiant vers le Temple
au manoir des Templiers où le roy de France estoit lors
avec aucuns de ses barons , et ilec le roy assistrent si que
nul n'osoit seurement entrer né issir hors du Temple ; et
les viandes que l'en aportoit pour le roy getèrent en la
boue, laquelle chose leur tourna au derrenier à honte et à
dommage et à destruiment de corps. Après ce, par le pré-
vost de Paris, si comme l'en dist, et par aucuns barons, par
soueves paroles et blandissemens apaisiés , à leur maisons
paisiblement retournèrent ; des quiex par le commandement
le roy pluseurs, le jour ensuivant, furent jîris et mis en
diverses prisons. Et en la vigile de la Tiphaine , par le
commandement du roy, espcciaument pour sa viande que
il luy avoient espandue et gettée en la boe , et pour le fait
du dit Estienne, vingt-huit hommes, aux quatre entrées de
Paris (1), c'est assavoir: à l'Orme par devers Sainct-Denis
faisant entrée, furent sept pendus ; et sept devers la porte
Sainct-Antoine faisant entrée, et six à l'entrée devers le
Roule vers les quinze vint Aveugles faisant entrée , et
huit en la partie de Nostre-Dame-des-Champs faisant en-
trée , furent pendus. Les quiex , un pou après ce , des
(I) Aux nuaire entrées de la ville. Variantes du 11° 218 Sii|). l'r. : Aux
quatre ormeaux des quatre entrées de la ville.
15.
17'»' LES GRANDES CHRONIQUES,
ormes (l) remués et ostés, en gibés nouviaux fais, en
cliascune partie et entrée, de rechief furent tous pendus
et moi's ; laquelle chose envers le menu peuple de Paris
cliei en grant doleur.
Et en ce meisme an, Edouart fils Edouart roy d'Angle-
terre, si ala contre les Escos qui avoient institué sur eux
Piobert de Brus à estre leur roy ; si fu vaincu , et y ot
moult grant quantité de ses gens pris et mors. Et en ce
meisme an, le roy Phelippe voult muer sa monnoie en fort,
qui longuement avoit esté foible par l'espace de onze ans :
et valoit le petit flourin trente six sols de la foible
monnoie. Si fist crier par tout son royaume, environ la
Nativité sainct Jelian-Baptiste, que toutes réceptes de re-
venues et tous paiemens de contras , depuis la Nativité
Nostre-Dame ensuivant, se féissent à forte monnoie selon
ce que elle couroit au lems de monseigneur sainct Loys;
pour laquelle chose pluseurs du peuple furent moult for-
ment troublés.
Et en ce meisme an, au tems d'iver, il ot si grant habon-
dance d'iaues es fleuves , et avant qu'il peussent des-
croistre il furent si forment gelés , que quant ce vint au
(1) Des ormes. De cet usage de pendre aux ormes qui ombrageoient
l'entrée des portes, ne peut-on pas tirer l'origine du proverbe : Aiiendez-
moi sous l'orme? Pour moi, je n'en fais aucun doute. Nangis , ici plus
clair et peul-élre plus exact , dit : » Plurcs ctiam ex ipsis qui in facto
» magis culpabiles fuerant , foris portis civitatis ad vicinas eis arbores,
» necnon patibula ad hoc de novo specialiter illic facta , prœcipuè ad
» majores et insigniorcs introilus suspendi fecit. » Une vieille chro-
nique de 1270 à 1353 déjà citée porte : « Pluseurs gens de Paris
» alérent rompre les portes de la maison dudict Estienne , à force de
» charetes aculées etautremeni, et dcffonçoii l'en les tonniaus et lesquelles
» tout plains de vin, et getloil l'en en la rue à val ses monnoics d'or et
» d'argent et de vaisselle d'or et d'argent... Mais tout ce fait fu vengié; car
» de tous les mesliers de Paris, il ut pendu , à nouviaus gibets que le roy
» list fère aux quatre portes de Paris, plus do qualre-vins personnes... »
(Msc.4C')l-B.)
(1306.) PHELIPPE-LE-BEL. 175
desgeler tant maisons, pons, comme moulins trébuschièrent
et despecièrent : et adouques au port de Grève (1) à Paris
moult de nefs chai'giées de diverses marchéandises péri-
rent et tout ce que dedens estoit. Et en ce meisme an, le
pape Climent au moys de mars ou environ s'en ala à Poitiers
et les cardinals avec luy ; et là fu la court par l'espace de
seize moys ou environ. Et en ce tems fu un faux prophète
qui avoit non Dulcinus , lequel faignoit mener saincte vie
en habit de béguin, mais il estoit très faux prophète : car
il maintenolt que si comme le père au tems de la loy de
nature ou de Moyse régnoit par puissance qui à luy est ap
proprié ; et le fils, au tems de l'advènement Jhésuchrist par
sapience jusques à l'advènement du Sainct-Esperit ; ainsi
de l'advènement du Sainct-Esperit jusques en la fin, celuy
meisme Sainct-Esperit qvii est amour par débonnaireté
règne et régnera pardurablement : et en telle manière que
la première loy fu de justice et de rigor ; la seconde loy de
sapience ; la tierce maintenant est d'amour et de dé-
bonnaireté et de charité. Et quelconque chose est de-
mandée au non de charité, melsmement de demander à une
femme au non de charité qu'on habite à elle charnelment,
elle ne me le puet refuser sans péchié, mais le me doit
otti'oier , et si ne fera point de péchié. Laquelle chose
samble très mauvaise à tout catholique : et autrefois fu
ceste hérésie semée par Amauri de Levé, einprèsMonforl,
au temps de Phelippe le Conquérant, l'an mil deux cent
douze , duquel parle une décrétale qui se commence :
Nous condamnons et y etc.
Cestui Dulcinus se mist en une montaigne vers Verseilles,
et là cuida avoir trouvé moult seur refuge : mais il fu pris
(I) Port dp Grève. « In portu Gravire. » Ce port n'est pas menlionnc
dans l'importante publication de M. Géraud , Varh som l'hilippc-le-Bel,
ni dans la carte qui y esl jointe.
176 LES GRANDES CHRONIQUES,
de l'cvesque de la cité et des crestieiis, et fu mis en prison,
et puis fu baillié au pape pour le punir ; et lors y ot trouvé
de ses complices environ deux cens, les quiex furent tous
misa mort. Et en cestan, Edouart roy d'Angleterre lequel
estoit jà moult d'aage, prince caut et sage, et en ses batailles
moult fortuné , le trente-cinquiesme an de son règne moru ;
auquel succéda au royaume d'Angleterre et en la seigneurie
de Ybernie son fils de la contesse de Pontieu (1), qui avoit
à non Edouart : et toutes voies avoit-il trois enfans de
Marguerite sa femme seur du loy de France, laquelle le
seurvesqui ; desquiex le prenùer avoit non Thomas de Cor-
nubie (2), et il en ot la contée.
LXII.
Du couronnement le roy de Nai^arre.
L'an de grâce ensuivant mil trois cent et sept , Loys
l'ainsné fils du roy Phelippe-le-Bel , en roy de Navarre fu
couronné à Pampelune.
LXIII.
Des Templiers qui furent pris par tout le royaume de France i
En cest an ensement, tous les Templiers du royaume de
France, du commandement de celui meisme roy de France
Phelippe-le-Eel , et de l'ottroi et assentement du souverain
évesque pape Climent , le jour d'un vendredi après la feste
(1) Ponlieu. " Ex comitissâ Ponlivi. » Eléonore, première femme d'E-
douard, infante de Caslillc et comtesse de Ponthicu.
(3) Cornubie, ou Norfollv
(1307.) PHELIPPE-LE-BEL. 177
saint Denis, ainsi comme sus le mouvement d'une heure (1),
soupjîeçonnés de détestaljles et horribles et difïamables cri-
mes , furent pris par tout le royaume de France , et en di-
verses prisons mis et emprisonnés.
Et en cest an, Charles le mainsné fds Phelippe le roy de
France, qui puis fu conte de la Marche, Blanche l'autre
fdle du conte de Bourgoigne espousa.
L'an de grâce mil trois cent et sept dessus dit ensuivant ,
le roy de France Phelippe se parti environ la Penthecouste
pour aler à Poitiers parler au pape et aux cardinals : et li
furent moult de choses ordenées par le pape et par le roy ,
et especiaument de la prise des Templiers. Et manda le pape
aux maistres de l'Ospital et du Temple qui souverains es-
toient en la terre d'Oultre-mer, expressément , qu'il se
comparussent personnellement à certain temps à Poitiers
devant luy. Lequiel mandement le maistre du Temple
accompli : mais le maistre de l'Ospital fu empeschié en
l'isle de Rodes des Sarrasins , si ne pot venir au terme qui
luy estoit mandé ; mais il envoia certains messages pour luy
excuser. Si a vint assez tost après que la dite isle de Rodes
fu recouvrée , et adonc le maistre de l'Ospital vint à Poi-
tiers parler au pape.
Et en ce meisme an, maistre Bernart de Saint- Denis,
docteur en théologie , lequel fu moult en son temps en
France rénommé et estoit évesque d'Orliens, trespassa.
Et en ce meisme an, Loys dit Hutin, ainsné ûls du roy de
France et roy de Navarre, quant il vint à sa cognoissance que
un chevalier que on appeloit Fortin , le quiel il avoit ins-
titué et ordené garde de son royaume , luy voulsist oster et
usurper frautluleusement son dit royaume de Navarre ; si
assembla une belle compagnie de nobles hommes et puis-
(I) « Quasi sub ejusdem liorœ momenlo. »
178 LES GRANDES CHRONIQUES,
sans entre lesquels furent le conte de Bouloigne et mes-
sire Gauchier de Chastillon , connestable de France , et s'en
ala en Navarre et y arriva au moys de juillet , et là fit tant
avec sa compagnie que le dit Fortin et tous ses aliés il mit
en subjection ; et visita son loyaunie et appaisa. Depuis s'en
vint à Pampelune et là se fist couronner en roy de Navarre.
Et en cpst an Katherine , seconde femme Charles conte de
Valois et héritière de l'empire de Constantinople , trespassa
le jeudi après la feste monseigneur Saint-Denis , et fu en-
terrée aux frères Prescheurs à Paris ; auquel enterrement
le roy de France et les nobles furent présens , et le maistre
du Temple d'Oultre-mer, le quiel aidoit à porter le corps en
terre avec les autres nobles.
Et en ce meisme an , au moys de janvier , Edouart le roy
d'Angleterre prist à femme la fille au roy Phelippe , la-
quielle avoit non Ysabel, et estoit en l'aage de douze ans ou
environ ; et n'avoit plus le dit roy de France de filles. Et la
convoia le roy et ses fils avec les barons jusques à Bouloigne
sur la nier ; et d'ilec jusques en Angleterre des nobles de
France fu convoiée , et avant que il partissent , elle fu en
royne d'Angleterre couronnée.
Et cest an, Marguerite royne de Secile , de très noble et
très honnorable renommée , et jadis femme du premier
Charles roy de Secile, frère du roy saint Loys , trespassa.
Et en ce meisme an, Jehan de Namur, fils Gui jadis conte
de Flandres , prist à femme la fille Robert , conte de Cler-
mont.
(1308.) PHELirrE LE BEL. 179
LXIV.
Cornent Henri de Lucembour fa roy des Romains.
En l'an de grâce ensuivant mil trois cent et huit, Henri
conte de Lucembour fu esleu roy des Romains : et lors il
envoia ses messages à court de Rome pour requerre de la
main au souverain évesquc pape Climent la consécracion
et le couronnement de l'empire.
En ce meisme an, le roy de France s'ordena pour aler
à Poitiers et principaument pour le fait des Templiers ; car
là tenoit le pape sa court. Et fist le roy une semonse par
tout son royaume à pluseurs noblçs et non nobles qu'il fus-
sent à Pasques à Tours; et avec luy eninena-il unegrant mul-
titude (1). Et quant le roy fu par devant le pape, si ot moult
de parlement entre eux deux , et en après, au mandement
du pape, fu le maistre général de toute l'ordre du Temple
amené, et avec luy aucuns autres, les quiels sembloient
estre les plus notables en la dite ordre du Temple. En la fin
fu délibéré et assez ordené que le roy détendroit tous les
profés de la dite ordre , et cliascun par soy emprisonnés ,
dès maintenant et en après, au non de l'églyse et en la main
du siège de Rome ; et qu'il ne procéderoit à leur relaxacion
né à leur délivrance né à leur punicion , en aucune ma-
nière , sans le mandement ou l'ordenance du siège de l'a-
postole : mais de leur biens , des quiels la dispensacion en
bonne loyauté estoit au roy laissiée , leur administreroit
(1) Une (jranl multitude. ■< Ab hoc quoqun pUirimis peiié de onini ci-
viialc sivc Caslellania regni.... convocalis, copiosam tàin nobilium quàm
igiiubiliuin sccum duxil illùc lurmaio. » Voilà bien encore, je suiiposc,
les assemblées rcprcsenlalivcs.
180 LES GRANDES CHRONIQUES,
leur nécessités, pour vivre competament jusques au con-
cile général.
Et en cest an que le pape Climent estoit à Poitiers, par le
conseil des cardinals, pour le subside de la Terre Sainctc et
pour la réformacion de toute saincte églyse, et nieisnienient
pour le fait des Templiers qui niovdt estoit énorme (1), le
concile qui devoit estre général es kalendes d'octobre à Poi-
tiers (2) fu rappelle, et des dites kalendes d'octobre jusques à
deux ans passés, précisément ordené : et par tout le royaume
de France , par ses lettres patentes à archevesques et éves-
ques et aux inquisiteurs des hérites fit mandement que
diligemment il missent leur entente , et , en tant comme il
povoit toucher leur personnes, que il se hastassent selon le
conseil des sages , et que ces choses il missent à fin par le
dit conseil. Mais toutes-voies le général maistre de l'ordre
et aucuns autres grans il réserva à temps à la correction et
examinacion du siège de Rome , et de certaine science. Et
adecertes, en ce meismean, Charles deYalois prist la tierce
femme , c'est assavoir la fille Gni, conte de Saint-Pol.
Et en icest an, Gui jadis premier né du conte de Blois
espousa la seconde fille de Charles conte de Valois et de
Katherine sa femme, et estoit la dite fille de moult petit
aage, si comme l'en dit.
Et en ce meisme an , le samedi après l'Ascension Nostre-
Seigneur , une tempeste moult dommageuse et moult im-
pétueuse, tant de gresle comme de vent, avint , et meis-
mement environ Chevreuse (3) et à heure de vespres, car les
(1) Enorme." Quorum ctiam sexaginta vcl circiter supra dicta eisdem
imposila crimina... »
(2) Le continualcur de Nantis dit : « Yicnnac. »
(3) Cette mention de Ciicvreuse, fréquente dans nos chroniques fran-
çoiscs, semble accuser les lieux habités par le chroniqueur. Remarquez
surtout plus haut les détails de la légende du moine auquel le diable
apparut.
(1308.) PIIELIPPE-LE-BEL. 181
blés qui encore estoient es champs et les vins qui estoient
es vignes furent péris et perclus , et pluseurs grans arbres
tombés à terre , et le clochier de la dite églyse de Chevreuso
ce meisme jour fu trébuchié du vent. Et en cest an, le pape
et les cardinals se départirent de la cité de Poitiers là oii il
avoient longuement esté , mais l'esté fu avant passé ; et s'en
ala le pape là où il avoit esté né, c'est assavoir à Bourdiaux,
et retint avec luy bien pou de cardinals , et donna congié
aux autres de eux en aler juscjues à temps ; si d- inoura là
une pièce de temps.
Et en ce meisme an, Guicliart l'évesque de Troie fu
moult souspeçonné qu'il n'eust procuré par aucuns maléfices
ou par venin la mort de Jeanne, jadis royne de France et de
Navarre : pour la quielle chose aucuns tesmoins furent ois,
jasoit ce qu'il fussent faux. Si fu raporté au pape leur dé-
jîosicion, nonobstant que elle fust fausse; et manda le pape
que le dit évesque fust mis en prison (1).
Et en ce meisme an, une grande dissencion mut entre
deux nobles hommes de Bourgoigne , c'est assavoir Erart de
Saint-Verain et Oudart de Montagu : adonc en la conté de
Nevers , le jour de la feste monseigneur saint Denis , furent
assemblés avec le dit Erart , le conte de Cherebourc (2) ,
messire Dreue de Mello , messire Miles de Noyers et plu-
seurs autres nobles avec eux ; et de la partie du dit Oudart
fu le dalphin d'Auvergne , messire Beraut de Marcueil , fils
(1) La Chronique métrique attribuée à Godefroi do Paris raconte la
même cliosc. Il paroit que l'évéque voulut ètre'jugé dans toutes les for-
mes : il demeura quatre ans incarcéré avant d'obtenir complèle
justice.
(2) Cherebourc. « Sacri-Cxsaris. » C'est plutôt Sancerre. C'étoil Jean,
deuxième du nom. Dreux de Mello. Le lalin porte : Mellento, Meu-
Icnlj mais le françois semble plus exact. (Voyez le P. Anselme, t. \\,
p. 63.) — Le dauphin d' Auvergne , Piobcrt III.
Tf(M. V. 10
182 LES GRANDES CHRONIQUES,
du conte de Bouloigne (I), avec plusevirs autres, et les trois
frères qui communément de Tienne sont appelles. Entre
les quielles parties ot moult aigre bataille , mais elle fu
tantost finée : et ot le dit Erart la victoire , et se rendi le
dit Beraut au conte de Cliicrebourc pris avec aucuns
autres. Et après, le roy de France fist prendre le dit Erart,
et pluseurs autres avec luy, et mettre en diverses prisons.
Et en cest an, Aubert roy des Romains mourut et fu tué
de un sien neveu , si comuie l'en dist : et après luy fu roy
Henri conte de Lucembourt.
Et en'ce meisme an mourut la fejunie (2) Jelian de Namur,
environ la purificacion Nostre-Danie , la quielle il avoit
espousée l'an précédent ; et l'an ensuivant il espousa la fille
madame Blanche de Bretaigne.
Et en cest an, la grant indulgence que le pape avoit donnée
l'an passé au temps qu'il estoit à Poitiers à tous ceux qui
donroient de leur avoir à ceux cjui aloient Oultre-mer pour
la subside de la Terre saincte, fu publiée par le royaume de
France; de lacjuielle lecepte avoit esté establi receveur le
maistre de l'Ospital d'Outre-mer. Si fu ainsi ordené : cpie à
bien près par toutes les églyses, il y auroit un tronc , ou un
certain lieu auquiel chascune personne melroit du sien ,
selon sa dévocion ; et dura ceste chose par cinq ans ou en-
viron autant que le pardon dura.
L'an de grâce ensuivant mil trois cent et neuf , environ
la Pentecouste, le fils du roy d'Arragon se combati encontre
e roy de Garnate (3), le quiel estoit Sarrasin ; et ot le dit fils
(1) Fils. Il faudroit, je crois, et le fils du conte de Bouloigne. Berfiud
de Marnieil, ou plutôt de Ulercœur , ciant le beau-père de Robert m ,
dauphin d'Auvergne, et non le fils de Robert VI, comte d'Auvergne et de
Boulogne.
(2) La femme. C'éioit Marguerite, fille de Robert de Clermont, fils de
saint Louis et chef de la branche de Bourbon.
(3) Garuate. Grenade.
(I30y.) PHELIPPE-LE-BEL. 18}
d'Arragon glorieuse victoiie , et luist à mort une très giaut
quantité de Sarrasins.
En ce meisme an, environ la fin de juillet fu l'eslectiou de
Henri de Lucenibourc du pape et des cardinals approuvée :
et luy fu ottroié sa consécration et la couronne de l'empire,
la quielle il dut prendre, à certain temps cpie le pape luy
mist , en l'églyse Saint-Pierre en la cité, où il luy
plairoit (1). Quant le dit messire Henri ot ainsi esté eslcu, et
qu'il ot eu congié et auctorité du pape , si comme dit est ,
si vindrent à luy le conte de Flandres Robert , et le conte
Jehan de Namur qui estoient ses cousins germains, et le
conte Guillaume de Haynaut , son cousin germain qu
nouvellement avoit pris à femme la fdle messire Charles de
France, et la greigneur partie des haus barons d'Alemaigne.
Et avoit jà conunencié ledit messire Henri sa quarantaine ù
Ais : et quant il ot paxfait sa quarantaine, si le menèrnit
les barons en la chapelle d'Ais et ilec le couronnèrent à roy
d'Alemaigne. Quant le vaillant roy de Lucembourc ot porté
couronneà Ais en la Chapelle, le conte de Flandres et le conte
de Haynaut pristrent congic à luy, en luy offrant leur ser-
vices , et depuis fist le roy soa appareil moult grant pour
aler à Rome. Si avint, une pièce de temps après qu'il ot son
arroy assemblé, cjue il fist assembler grant foison de chevaliers
lesquiels il mena avec luy, et passèrent Alemaigne ; et puis
entra le dit roy eu la duchié de Quarentaine (2) , et là luy f u
ofTerle toute obéissance, et puis passa, les nions et entra en
Lombardie. Tantost ceux de Pade se rendirent à luy , et
ilcc séjourna et attendi ses gens. Mais tantost que ceux de
(1) où il luy plairoit. Cela est de trop, et le latin dit seulement : « in
» basilicû principum aposlolorum in urbe. » — Le reste de l'alinéa n'est
reproduit que dans la Chronique de Flandres.
(2) Quarentaine. Ce mot doit être un lapsus du premier copisie, re-
produit dans tous les manuscrits. Il faudroit Savoie, sans cfoute, comniu
plus bas au chapitre Lxvi.
IS4 LES GRANDES CHRONIQUES
IMilan le soient, il y envolèrent leur ambassadeurs en
luy pn'sentant la ville de Milan du tout à son comniande-
nient ; les quiels il reçut moult benignement à sa grâce.
Puis se départirent de luy , et leur donna grans dons, et
leur commanda que il déissent à ceux de Milan que brief-
nient les iroit veoir pour estre couronné. Après un peu de
teins assembla son ost , et fist messire Gui de Namur so»
mareschal , et envoia ses messages devant pour faire son
arroy à IMilan. Quant ceux de Milan sorent sa venue , si
issii'ent tous à pié et à cbeval contre luy , et à grant joie
le menèrent à la souveraine églyse , et le couronnèrent à
roy de Lombardie, et l'ai^pellèrent Auguste. Puis après se
départi de Milan à tout son ost et ala asségier la cité de
Cremoigne , et tant y tist que elle luy fu rendue. Après
ala asségier la cité de Bresse qui moult estoit fort ,
et ilec fust une grant pièce de temps , et y fist-on maint
grant assaut. Et à ce siège vindrent à luy ceux de Pise , à
tout leur povoir en son aide ; et en la parfui ceux de Bresse
firent traitié à luy. Et à ce traitié mourut le conte Gui de
Namur qui estoit son mareschal, pour quoy l'empereur fu si
destorbé qu'il ne les voult onc{ues recevoir à merci. Quant
ceux de la ville virent que autrement ne povoit estre , si se
rendirent tout à sa volonté, et luy apportèrent les clefs de
la ville. Mais oncques l'empereur ne voult entrer par porte
en la cité, né teurdre (1) son chemin pour aler à son palais ;
ains tist emplir le fossé qui devant son tref estoit et des-
pecier le mur à l'encontre; et puis fist abatre toutes les
maisons qui en sa voie estoient juscjues à son palais , et
ainsi entra en la ville de Bresse. Quant il ot ilec séjourné
une pièce de temps , si piist hostages de eux et les envoia
à Pise ; et prist conseil avec les Guibelins d'aler couquerre
(1) Tetirdrc. Se dclournor de.
((309.) PHELIPPE-LE-BEL. 185
la cité de Rome : et avoit tant fait au pape Cliinent qu'il
luy avoit euvoié un légat à Bouloigne-la-crasse ; et d'ilec se
trait vers Rome , et mena le légat avec luy ; et en sa voie
conquist moult tle cités et de villes et de chastiaux.
Et en ce meisme an le pape Climent fist publiquement
affichier en son palais à Avignon une intimacion en la cjuielle
il estoit contenu que généralement il intimoit à tous ceux
qui vouldroient procéder en fait d'appellacion contre le
pape Boniface , tant pour luy comme contre luy par quel-
que manière, qu'il fussent pourveus dedens le dimenche
que l'en cliante oculi mci, et devant le pape se présentassent,
ou autrement sur ce d'ore en avant il n'i seroient receus ;
mais dès ore en avant il leur dénioit toute audience
et leur imposoit silence quant en ceste partie. Entre
les quiels Guillaume de Nogaret chevalier devant dit, et
Guillaume du Plessier chevalier avec lui , s'apparut à l'a-
journer par le pape assigné, accompagnié de moult puis-
sant compaignie ; lequel renouvela tant l'appellacion con-
tre le pape comme les cas de crime , les quiels par avant
avoient été proposés contre le dit pape Boniface , et se offri
à les prouver ; et requist à grant instance que les os du
dit pape fussent deslerrés tant comme hérite et qu'il fus-
sent ars. Mais la partie adverse, tant d'aucuns cardinals
comme d'autres deffendans la partie du pape , s'opposa
appertement tant environ la sustance du fait comme con-
tre la personne du dit Guillaume proposant moult de
enormités. Adonc fu mise ceste besoigne en suspens jus-
ques à tant cjue l'en eust plus plaine délibéracion. Et en ce
meisme an , en la tierce kalende de novembre , il vint un
vent soudain , le c|uiel dura par une heure et plus , et
trébucha moult d'arbres et de édifices , et meismement le
clochier de Saint-Maclou de Pontoise, et les grans arches
de pierre qui sont environ le ehevcz de l'églyse monseigneur
tG.
186 LES GRANDES CHRONIQUES.
Saint-Denis, jasoit ce que il ne chéirent pas , si les vit-l'en
en telle manière chanceler que l'en cuidoit qu'il déussent
chéoir à terre.
Et en cest an , le derrenier jour de jan vier , après midi ,
fu veue l'éclipsé de soleil par une heure et vingt-quatre
minutes, et est assavoir que le centre de la lune fu emprès
le centre du soleil ; et dura la dite éclipse par deux heures
naturelles et plus; et estoit la couleur de l'air ainsi comme
la couleur de safFran : et la cause estoit, selon les astrono-
miens , car (1) Jupiter, au point de l'éclipsé, avoit la sei-
gneurie entre les cinq planètes.
En ce meisme an fu vue très griève et aspre dissencion
entre le roy d'Angleterre et ses barons, pour l'occasion d'un
chevalier qui estoit appelle Pierre de Gavastonne , le quiel
Pierre avoit pieça esté bani du royaume d'Angleterre , si
comme l'en disoit : mais le roy l'avoit pris en si grant
amour qu'il luy avoit donné la conté de Lincolne à droit
héritage. Et à la suggestion du dit Pierre s'efforçolt le roy
de faille moult de nouvelletés contre la volenté de tous et
contre la coustume du pays et au préjudice du royaume.
Si avint tant que pour l'occasion des choses devant dites ,
comme pour sa siniplesce et fatuité , qu'il le pristi'ent en
telle haine non pas seulement pour le guerroier , mais le priver
de l'administracion du royaume , se ce n'eust esté pour
l'amour du roy de France duquiel il avoit espousé la fdle ;
et aussi pour l'amour de la royne la quielle estoit moult
amée des barons et des nobles du pays.
Et en cest an , les Hospitaliers avec grant compaignie de
crestiens passèrent en l'isle de Rodes de la quielle les cres-
tiens avoient esté enchaciés par les Sarrasins : en la quielle
(1) Car. Parce que. Qtiarè.
(CJIO.) PHEHPPE-I,E-BEL. 187
isle il se portèrent à leur très grant loenge, et y Oreiit moult
de bons fais contre les Sarrasins.
LXV.
De la condanipnacion des remplà/'s.
En l'an de Nostre- Seigneur mil trois cent et dix,
pluseurs Templiers (1) à Paris vers le moulin Saint-
Antoine (2) comme à Senlis , après les conciles provin-
ciaux sur ces choses ilec célébrées et faites, furent ars , et
les chars et les os en poudre ramenés : des quiels Templiers
dessus dis cinquante-quatre , le mardi après la feste de la
saint Nicolas en may, vers le dit moidin à vent , si comme
il est dessus dit, furent ars. Mais iceux , tant eussent à
souffrir de douleur , oncques eu leur destruction ne voul-
drent aucune chose recognoistre. Pour la quielle chose leur
âmes , si comme on disoit , en porent avoir perpétuel
dampnenient , car il mistrent le menu peuple en très grant
erreur. Et pour voir après ce ensuivant , la veille de l'Asccn-
cion Nostre-Sfeigneur Jhésucrist, les autres Templiers en
ce lieu meisme furent ars , et les chars et les os ramenés
en poudre; des quiels l'un estoit l'aumosnier du roy de
France qui tant de honneur avoit en ce monde ; mais
(1) Pluseurs. Varianic : Soixante. — Cinquante-neuf.
f2) Vers le moulin saint Antoine. Le lalin dit : « Qiiin(]uagiala novom
» Teniplarii, foras civitalcni l'arisius, in campis vidclicel ai> abbaiiA nio-
» nialiiim, qux dicitur S. Antonii non longé dislaniiljus, incendio fiic-
B runt cxtincti. Qui tamen omnes, nullo exceplo, nil omnino finaliter de
» imposiiis sibi criminibus cognoveriint, scd conslanlcr et pcrscveranlcr
» in abnegalione commiini perstitcrunt, diccntes semper sine causa aiorii
» se tradilos et injuste : quod quidem mulli de populo non absquc mullà
» admiralionc stupoicquc vcliemenli conspiccrc nullatenùs poluerunt.
1) Circà idem tcmpus, ai)ud Silvanectum... novcni Templarii concrciuaii-
» lur. '.
1S8 LES GRANDES CHUOMQUES.
oncques de ses foifais ii'ot aucune recognoissance.- Et le
lundi ensuivant, fu arse, au lieu devant dit (1), une béguine
clergesse qui estoit appellce Marguerite la Porete, qui avoit
trespassée et transcendée l'escripture devine, et es articles
de la foy avoit erré ; et du sacrement de l'autel avoit dit
paroles contraires et préjudiciables; et, pour ce, des maistres
expers de tbéologie avoit esté condampnée.
(2) Les cas et forfais pour quoy les Templiers furent pris
et condampnés à morir et encontre eux aprouvés, si comme
l'en dit, et d'aucuns en prison recogneus ensuivent ci-apiès :
Le premier article du forfait est tel : Car en Dieu
ne créoient pas fermement, et quant il faisoient un nouvel
Templier, si n'estoit-il de nulluy sceu coment il le sacroient,
mais bien estoit veu que il luy donnoient les draps (3).
Le secont article : Car quant icelui nouvel Templier
avoit vestu les draps de l'ordre, tantost estoit mené en
une chambre oscvu'e ; adecertes le nouvel Templier renioit
Dieu par sa maie aventure , et aloit et passoit par-dessus la
croix, et en sa douce figure crachoit.
Le tiers article est tel : Après ce, il aloient tantost aou-
rer une fausse ydole. Adecertes icelle ydole estoit un viel pel
d'omme embasmée et de toile polie (4), et certes ilec le Tem-
plier nouveau mettoit sa très vile foy et créance, et en luy
très fermement croioit : en en icelle avoit es fosses des ieux
escharboucles reluisans ainsi comme la clarté du ciel ; et
pour voir, toute leur foy estoit en icelle, et estoit leur dieu
souverain , et chascun en icelle s'affioit et meismement de
bon cuer. Et en celle pel avoit moitié barbe au visage
et l'autre moitié au cul, dont c'estoit contraire chose ; et
(1) Au lieu devant dit. « In communi plateâ Gravise. »
(2) Tout le reste du chapitre n'est iias dans le latin.
(3) Les draps. L'habit.
(4) C'étoil sans doute une momie égyptienne recueillie par les Teni-
1 liers, et qu'on les accusa d'adorer.
(1310.) PHELIPPE- LE-BEL. 189
pour certain ilec convenoit le nouvel Templier faire hom-
mage ainsi comme à Dieu , et tout ce estoit pour despit de
Nostre-Seigneur Jhésucrist , nostre sauveur.
Le quart : Car il cognurent ensement la traïson
que saint Loys ot es parties d'Oultre-mer, quant il fu pris
et mis en prison : Acre une cité d'Oultre-mer traïsrent-il
aussi par leur grant mesprison (1).
Le quint article est tel : Que se le peuple crestien
en ce temps fust prochainement aie es parties d'Oultre-
mer, il avoient fait telles convenances et telle ordenance au
Soudan de Babiloine qu'il leur avoient par leur mauvaistié
appertement les crestiens vendus.
Le sixième ai'ticle est tel : Qu'il cognurent eux du
trésor le roy à aucun avoir donné cjui au roy avoit fait
contraire, laquelle chose estoit domageuse au royaume de
France.
Le septième est tel : Que , si comme l'en dit , il
congnurent le péchié de hérésie; et, par leur ipocrisie ,
habitoient l'un à l'autre charnellement; pour quoy c'estoit
merveilles que Dieu souffroit tels crimes et félonnies détes-
tables estre fais ! mais Dieu , par sa pitié , souffre moult de
félonnies esti'e faites '.
Le huitième est tel : Se nul Templier, en leur ydola-
trie bien affermé , mouroit en son malice , aucune fois
il le faisoient ardolr , et de la poudre de luy en donnoient
à mengierauxnouviauxTempliers; et ainsi plus fermement
leur créance et leur ydolatrie tenoient : et du tout en tout
despisoient le vray corps Nostre-Seigneur Jhésucrist.
Le neuviesme est tel : Se nul Templier eust en-
tour luy çainte ou liée une corroie , laquelle estoit en leur
(1) Cet article accuse l'injustice des autres. Comment les Templiers,
en 1310, pouvolcnt-ils se justifier des événcmens passés en 1250! — Autant
en dire du suivant.
lao LES GRANDES CHRONIQUES.
laalioninierie, après ce jamais leur loy par luy pour morir
ne fust recognue ; tant avoit ilec sa foy afFermce et affichiée.
Le disiesme est tel : Car encore faisoient-il pis , car
lin enfant nouvel engendré d'un Templier en une pii-
celle, estoit cuit et rosti au feu, et toute la gresse ostée; et
de celle estoit sacrée et ointe leur ydole.
Le onziesme est tel : Que leur ordre ne doit aucun en-
fant baptisier né lever des saincts-fons, tant comme il s'en
puisse abstenir; né sur femme gisant d'enfant (1) seurvenir
ne doivent, se du tout en tout ne se veiillent issir à reculons,
laquelle chose est détestable à raconter. Et ainsi pour
iceux forfais , crimes et félonnies détestables furent du
souverain évesque pape Climent et de pluseurs évesques,
et arcevesques et cardinaux condampnés.
LXVI.
Cornent le roy de France envoia contre Varcei'esque de Lyon.
(2) En cest an ensement, Phelippe-lc-Biau, roy de France,
contre l'arcevesque de Lyon sur le Rosne, qui de luy pa-
roles contumélieuses avoit sen>ées, et injures aucunes dites
à sa gent, Loys son ainsné fils , roy de Navarre , à Lyon ù
grant ost envoia. Lequel Loys, roy de Navarre, comme ilec
avec son noble ost parvenist, tantost avec ses François as-
sist la cité. Mais comme ilec par huit jours ou environ avec
sa noble compaignie fust ainsi pour la cité isnelment as-
saillir , et en brief l'eiist détruite se il peust, lors l'arce-
vesque de Lyon, son fol orgueil appercevant et la force du
(1) Gisant d'enfant. C'est-à-dire : Etant en couches.
(2) On va voir, dans ce chapitre, deux récits du môme événement. Le
premier, le plus mal écrit des deux, n'est pas reproduit dans la continua-
tion latine de Nancis.
(CUO.) PHELIPPE-LE-BEL. 191
roy doubtant, souple et bien veullant au roy Loys se trans-
porta. Lequel Loys icelui artevesque à son père le roy de
France à Paris amena. Lequelarcevesque, après ce, fu détenu
en garde jusques au tenis après ce convenable auquel par
le conseil de ses barons de la besoigne pourtraiteroit. Lequel
arcevesque, non petit de tems après ce passé, l'amende de
ses forfais par son bon plaisir envers le roy pourtraitiée et
faite, à son propre lieu s'en revint. En cest an, Loys, fils du
conte de Clermont Robert, prist à femme la seur du conte
de Hainaut ; et Jehan sou frère prist à femme la contessc
de Soissons.
Et en ce melsme an, un juif c]ui, n'avoit gaires de tems,
s'estoit converti à la foy , un pou de tems après renia la foy, cl
fu pire qu'il n'avoit esté devant. Car en despit de Nostre-
Dame, il craclioit sus ses ymages, partout où il les trouvoit ;
lequel fu jugié à estre ars : et fu ars le jour que Marguerite
la Porète devant dite fu arse. Et en ce meisme an, ceux de
Lyon se rebellèrent contre le roy de France, et s'en alèrent
à un chastel qui est appelle Sainct-Just, et le destruirent.
Quant le roy le sot il y envoia son fds Loys Hutin et ses
deux frères avec luy, et moult grant ost, et fu environ la
feste monseigneur sainct Jehan-Baptiste. Quant il vindrent
là où les anemis estoient, si commencièrent à grever le plus
c|u'il porent. Et là se porta le dit fils du roy premier né,
Loys Hutin, moult noblement, et par telle manière qu'il
estoit amé de tous ceux de l'ost. Quant les anemis virent
C|ue les nos se portoient si noblement et si hardiement, si se
rendirent et la cité à la seigneurie du roy de France : adonc
fu pris l'arcevesque de la cité lequel estoit leur principal
capitaine qui avoit à non Pierre de Savoie , et fu près du
conte de Savoie lequel l'amena au roy de France ; mais à
la requpste de pluseurs il ot en la fin sa paix et retourna en
son arceveschié.
192 LES GRANDES CHRONIQUES.
Et en ce lemsles os d'iinTemplier qui ja pieça estoit mort,
lequel avoit non Jelian de Tur, furent desterrés ; car il fu
trouvé par les inquisiteurs que le dit Jehan en son tems
avoit esté héritée , et pour ceste cause furent ses os ars et
mis en poudre : le dit Jehan estoit commandeur (1) du Tem-
ple, et en son tems fist édifier la tour du Temple.
En ce meisme an, Henri roy des Romains et le duc d'Os-
teriche, et l'arcevesque de Lyon et moult d'autres princes,
avec très grant ost , par le conté de Savoie entrèrent en
Ytalje. Et premièrement fu receu en la cité d'Astence (2) ; et
eu après en la cité de Milan fu coronné moult honnorable-
ment et sa femme avec luy, de l'arcevesque de ladite cité,
en la présence des prélas. Quant ce fu fait, le dit roy ot un
assaut de son adverse partie eu ladite cité. Mais tantost et
hastivement il les mist en subjeccion, et par telle manière
qu'il donna exenjple à ses autres adversaires de eux non re-
beller.
En ce meisme an fu faicte une j>ermutacion entre l'arce-
vesque de Roen et l'arcevesque de Narbonne ; car l'arce-
vesque de Roen lequel avoit non Bei-nart et estoit neveu du
pape Climent, ne pooit avoir bonnement paix avec les nobles
de Normendie , pour la cause que il estoit trop jeune et
trop joli (3) en aucuns de ses fais : si fu permué l'arceves-
que de Narbonne, lequel avoit à non Gile et estoit jjour le
tems principal conseiller du roy, en arcevesque de Roen.
Et en ce nif^isme an, dopuis que le pape Climent ot ab-
sous le roy de France avec les habitans de son royaume de
la sentence que le pape Boniface avoit gcttéc sur luy et sur
(!) Commandeur. <t Quondam thcsaurarius Templi. » Le latin ne contient
pas la précieuse mention qui se rapporte à l'ércciion ilc la tour du Temple.
Nos historiens de Paris ont donc eu probablement tort de nommer llu-
bcrl le Templier qui l'avoil fait construire.
(2) Asleuce. Asti.
(3) Joli. Gai.
(1310.) PHELIPPE-LE-BEL. 103
ses adliérens, et du consentemeut de ceux qui estoient de la
partie le pape Boniface , le dit pape réserva certaines per-
sonnes; entre lesquelles fu Guillaume de Nogaret, chevalier,
Regnaut de Suppin chevalier, et environ dix autres ; et si
réserva ceux de la cité d'Agnanede l'absolucion au roy don-
née, comme dessus est dit, et furent tous les devant dis pre-
només exceptés.
LXYII.
Des fais le pape Boniface non coupables.
En l'an de grâce ensuivant mil trois cent et onze, le roy de
France Phelippe et les adhérens à luy, sus le fait de Boni-
face, touchant pape Climent, avoir esté et estre du tout en
tout non coupables furent desclairiés (1) ; et se en aucune
partie fussent coupables, du tout fussent absous à cautelle.
En cest an, Henri le roy des Romains passa par une cité
d'Ytalie laquelle est appellée Crémonne : car de celle cité
s'estoient partis les Guelphes et en a voient amené leur
femmes et leur enfans et tous leur biens en une autre
cité que l'on appelle Brixe laquelle estoit moult fort. Quant
le dit roy sot que les Guelphes s'estoient ainsi pour luy dé-
partis de leur cité, si fist destruire toutes les maisons des
Guelphes , et si fist abatre les murs de la cité et les forte-
resces, et par espécial les portes de la cité qui estoient moult
nobles, et si fist emplir tous les fossés en telle manière que
les murs et les fossés estoient tout à égal. Et après, se trans-
porta le dit roy Henri en la cité de Brixe , et ilec tint son
siège depuis l'ascension Nostre-Seigneur jusques à la Nati-
vité Nostre-Dame. Si avint cjue ceux de la cité se combati-
(1) C'est-à-dire que le roi fut tlcclaïc, par Clément, innocent de la vio-
lence commise sur Boniface. Ce ciiapilre est fort néglige; on y rc\ient
d'ailleurs sur des faits déjà mieux racontés plus haut.
17
101 LES GRANDES CHRONIQUES,
rcnt contre le dit voy des Romains Henri : si fu pris en celle
bataille Tybaut de Brisacli tout vif, lequel estoit capitaine
de la dite cité de Brixe , lequel fu adniené à l'empereur
Henri. Quant il vit que il ne pooit eschaper de mort, si con-
fessa publiquen;ent que il et des greigneurs de la cité de
Milan avoient fait moult de mauvaises conspiracions contre
luy et contre les siens pour luy mètre à mort.
Quant l'empereur ot ce oi, si le fist traisner parmi l'ost,
et puis le fist pendre par deux heures, et puis le fist oster
du gibet et le fist décoler, et fist mettre sa teste sus ime
grant lance, et la fist porter au plus solempnel lieu de son
ost, afin que chascun le peust veoir, et le corps fist despecier
en quatre parties, et en quatre parties de son ost en fist
porter en chascune partie un quartier : et lors ot le dit em-
peieur victoire de la cité ; et fist destruire tous les murs de
la cité. Mais endemen tiers que l'empereur tenoit siège à
la cité de Brixe, Waleran son frère s'en aloit par devant la
dite cité , lequel fu féru soudainement d'une sajete et
moru.
Au tems meisme du siège durant, vindrent à l'empe-
reur de toutes les cités d'Ytalie, et luy offrirent foy et
loyauté ainsi comme à leur seigneur. Et en ce tems, trois
cardinals furent envoies du pape, c'est assavoir : le cardinal
d'Ostie et deux autres, pour le coronement de l'empereur ;
lesquiels vindrent par Ylalie juscjues à Rome. Si avint de-
puis que la cité de Bi ixe ot esté sousmise à l'empereur Henri,
il se départi par Cerdonne (1) et s'en ala à Gennes, et là fu
reçu très lionnorablement : et endementiers qu'il se
reposoit en la cité de Gennes, sa femme trespassa en la dite
cité.
En ce meisme tems, en Flandres, une commocion de re-
(1) Cerdonne. « Terdonani. n — Brixe. Brcscia.
{1:}11.) PHELIPPE LE-BEL. 195
belUon de guerre se renouvela, laquelle n'avoit guères par
avant esté accoisie (1), pour laquelle chose le conte de Flan-
dres Robert fu grandement souppeçonné. Lequel fu de par
le roy appelle à Paris pour soy espurger ; lequel y vint, mais
Loys fils du dit conte , lequel estoit conte de Nevers , fu
trouvé coupable ; lequel fu mené premièrement à Moret
en prison, et depuis fu ramené à Paris, et là fu mis en
prison ; de laquelle prison il s'eschappa , car il se doub-
toit pour laquelle chose du conseil des nobles du royaume^
et fu dit par arrest en plain parlement qu'il estoit de sa
conté privé (2).
Et en ce tems, le roy Phelippe fist faire nouvelle monnoie,
c'est assavoir doubles de deux deniers ; laquelle monnoie
fu moult agréable au peuple , et aux nobles , et aux égly-
ses (3).
Et en ce meisme an, le pape ottroia et envoia privilèges
aux clers estudians à Orliens pour establir université, sup-
posé que le roy de France s'i voulsist acorder ; si ne s'i voult
le roy acorder pour le tems. Adonques s'assemblèrent tous
les clers estudians à Orliens, et firent foy les uns aux autres
que il se partiroient, et ainsi le firent ; mais avant que l'an
fust fine , il furent en aucune manière apaisiés par le roy ,
et retournèrent à Orliens.
Et en ce uïeisme an, ot concile en la cité de Tienne, et
(1) Accoisie. Apaisée.
(2) L'histoire de la cnptivité et de la fuite du comle de Nevers est ra-
contée au long et d'une manière très-intéressante dans la Chronique
métrique attribuée à Godefroi de Paris.
(3) Ce récit difl'cre complètement de celui de la continuation latine de
Nangis. « Philippus.... simplicium ac duplicium Burgcnsium ûeri fccit
M monetam , pro simplicibus duplicibus Parisius dcnariis concurrenlcm.
» Hx'c moncta ralionc indebiii valoris et pondcris, et ralione novitatis
«cursus, capi refulabalur ; quia ab omnibus alqiie rectè sapienlibus
» rcdundare non minime diceretur in exaclionem indebitam reique pu-
» blicic dclrimcntum; quod ctiam nonnuUi nobilcs et magnâtes... graviter
,» conquerendo orctenus et expresse e.Kposuerunt eidem. »
19G LES GRANDES CHRONIQUES,
là furent assamblés cent et quatorze prélas mitres, sans les
autres qui n'estoient pas mitres , et sans ceux qui furent
excusés par procuracions : et là furent deux patriarches,
c'est assavoir : celuy d'Antioche et d'Alixandre; aux quiels
deux patriarches l'en fist deux sièges propres au milieu de
tous. Et avant que le premier siège séist, le pape enjoint à
chascun prélat et aux autres de dire leur messes privées,
et de trois jours jeune. Si comença le premier le samedi es
octaves de monseigneur sainct Denis, et comença le pape, si
comme il est dit de coustume : T^cni Creator spirùns, et prist
son tlieume : In consitiojustoriim et congregatione, etc. , c'est-à-
dire : « au conseil et à l'assemblée des justes les euvres de
Nostre-Seigneur sont grans. » Et puis leur exposa le pape
trois causes pour lesquelles il avoit fait assembler concile
général : la première fu pour cause du fait énorme desTeni-
pliers, la seconde pour le secours de la Saincte Terre, la tierce
pour la réformacion de toute universele églyse , et puis
donna sa bénéiçon sus le peuple, et chascun s'en retourna en
son lieu.
L'an mil trois cent douze, le lundi après Quasimodo , fu
le secont siège du concile, en la grant églyse de Tienne, cé-
lébré. Et là vint le roy Phelippe avec ses frères et ses fds
environ la Mi-Caresme, et avoit moult grant compaignie de
barons et de nobles hommes ; et se sist le roy à la destre du
pape plus haut que les autres, mais il estoit plus bas que le
pape ; et prist le pape son theume : Non resurgunt inipii
in judicio y c'est-à-dire : « les mauvais ne se relèvent point
en jugement. » Adonc le pape Climent, au concile général,
l'ordre du Temple, non par voie de diffinitive sentence,
comme il ne fu pas vaincu (1), mais par voie de provision
onde pourvoiancedu siège de l'apostoile, quassa du tout en
(1) Vaincu. Convaincu.
(1312.) PHELIPPE-LE-BEL. 197
tout et anuUa. Ensement eu faveur et en l'aide de la Saincte
Terre fut ottroiée du dit pape Clijnent au roy de France le
diziesnie des églyses jusques à six ans.
En cestui aa Henri, roy des Romains, en la cité de Rome
et en l'églyse Sainct-Jean de Latran , de monseigneur Ni-
cliole Dupin cardinal d'Ostie , et de deux autres cardinals
du pape Climent à ce envoies, de diadème impérial fu co-
ronné. Et en ce tems, avant que le conseil se partist, le siège
de Rome pourveust, le roy et les prélas à ce consentans,
que les biens des Templiers feussent dévolus aux frères de
rOspital afin qu'il feussent plus fors à la Saincte Terre
recouvrer.
En ce meisme an, Pierre de Gavestonne, duquel l'en a
parlé par devant, fu pris du conte de Lencastre en un chas-
tel et ses complices avec luy, et luy fist-l'en coper la teste
honteusement ; dont le roy d'Angleterre fu moult courrou-
cié, mais la paix en fu faicte par deux cardinals qui avoient
esté envoies du pape en Angleterre.
Et en ce tems, environ Noël, nasqui un fils au roy d'An-
gleterre de Ysabel sa femme fille du roy de France, lequel
f u appelle Edouart.
Et en cestan, Simon qui premièrement avoit esté évesque
de Noyon et de Biauvais , moru , auquel succéda Jehan de
Marigni, frère Enguerran de Marigni, et chantre de Paris.
LXVIII.
Coinenl les etifans le roy furent fais chevaliers.
En l'an de grâce ensuivant niil trois cent treize , Phe-
lippe-le-Biau roy de France Loys , son ainsné fils, roy de
Navarre avec ses deux autres fils, c'est assavoir Phclippe
17.
108 LES GRANDES CHROiNIQUES.
conte de Poitiers et Charles conte de la Marche (1), et ])lu-
seurs gvans niaisties et nobles, le jour de la Penthecouste,
en la mère églyse de Nostre-Dame de Paris, fist chevaliers.
Et ice roy, ensenientle jour du mercredi ensuivant, avec
ses devant dis fils, enseurquetout son gendre le roy d'An-
gleterre Edouart qui lors estoit présent , avec les nobles
chevaliers de l'un royaume et de l'autre, à passer la mer de
la Saincte Terre, de la main au cardinal à ce député et es-
tabli, en l'isle Notre-Dame qui est au fleuve de Saine au
preschement du dit cardinal ilec assemblés , pristrent la
croix qui est le seing de la sainte enseigne Nostre-Seigneur
Jhésucrist (2j. Et lors à celle feste de la Penthecouste ,
pour l'onneur de la dite cheval rie, fu Paris encourtiné
solempnelment et noblement, et fu faicte la plus sollempnel
feste et belle qui grant tems devant fu veue : car adecertes
le jeudi ensuivant d'icelle sepmaine de la Penthecouste ,
tous les bourgois et mestiers de la ville de Paris (3) firent
très belle feste, et vindrent, les uns en paremens riches et
de noble euvre fais, les autres en robes neuves, à pie et à
cheval , chascun mestier par soy ordené, au dessusdit isle
Nostre-Dame, à trompes, tabours , buisines , timbres et
(1) <. Unà cuni Hugone, duce Burgundise, Guidone Blescnsi , aliisque
» quampluribus regni nobilibus. »
(2) Tous les détails suivants de celte fcte sont originaux. La continua-
lion de Nangis n'en dit pas un mot. La Chronique métrique aUribuée à Go-
defroi de Paris raconte les létes bien plus au long et d'une manière plus
curieuse encore. Cependant on n'y trouve pas la mention aussi claire des
métiers de Paris et des corporations bourgeoises. Au reste, on a bien
mauvaise grâce à parler de la misère et des malheurs de la dusse moyenne
dans l'ancienne France, quand on lit des descriptions de ce genre sous
la date de 1313.
[3] A cheval bien furent vint mille,
Et à pié furent trente mille ;
Tant ou plus ensi les trouvèrent,
Ci'b qui de là les estimèrent.
[chronique iKéirique.)
(1313.) PHELIPPE-LE-BEL. l99
nacaires , à grant joie et grant noise démenant et de très
biaux jeux jouant. Et lors du dit isle, par dessus un pont
fut fait sur nefs et bateaux nouvellement ordenés deux
et deux (1) l'un mestier après l'autre , et les bourgois en
telle guise ordenés vindrent en la court le roy par devant
son palais qu'il avoit fait faire nouvellement de très belle
et noble euvre par Enguerran de Marigni son coadjuteur et
gouverneur du royaume de France principal. Auquel pa-
lais les troys voys, c'est assavoir : Plielippe-le-Biau roy de
France, Edouart son gendre roy d'Angleterre et Loys son
ainsné fils roy de Navarie, avec contes, dux, barons et princes
des dessus dis l'oyaumes, estoient assemblés pour veoir la
dite feste des bourgois et mestiers qui aussi ordenéement et
gentement venoient, et tout pour le roy et ses enfans lion-
iiorer. Et ensement après disner, en la manière dessus dite
ordenés, revindrent à Sainct-Germain-des-Prés, au Prés-
aux-Clers, là où estoit Ysabel royne d'Angleterre, fille le roy
de France, montée en une tournelle avec son seigneur le roy
d'Angleterre Edouart , et pluseurs dames et damoiselles,
pour veoir la dite feste des dits bourgois dessus dis et des
mestiers, et les vist et regarda, et moult luy plurent : la-
quelle feste tourna, envers le roy de France et aux siens,
à très grans honneurs et louables, et aussi aux gens de Paris.
Et en cest an meisme, le prince de Tarente, environ la feste
de la Magdalaine, espousa la fille de Charles conte de Valois
er de Katherine sa femme, héritière de Constantinoble.
(1) Seignor por eniror en celle ille, (l'ile Noire-Dame)
Cols de Paris la noble ville
Firent li pont par dcsus Saine
En deiis jors de celle semaine.
Ce fu par devers Nostrc-Damc
Où fu fait et drcsciô ce pont.
I.c lundi et mardi fu fct
Col pont; huit vint pics ot de Irait ,
Kl de larsccn ol il quaranlc. [ni-)
200 LES GRANDES CHRONIQUES.
Et en ce nieisme an , le mercredi après la feste de la
Magdelaine , furent appelles du mandement le roy à Cour-
trai les barons et les prélas ; et là fu paix faite entre le roy
et les Flamens , par telle manière que les Flamens satisfe-
roient au roy de la somme d'argent qui pieça avoit esté or-
denée , et leur forteresces dès maintenant juscjues à certain
tems qui leur fu dit, et selon ce que les députés du roy
ordeneroient , feroient abatre à leur propres cous et
despens, et commenceroient à Bruges et puis à Gant : item
il rendroient à messire Robert, fds au conte de Flandres,
toute la chastellerie de Courtrai avec les appartenances ; et
de ces clioses tenir il rendroient hostages, à greigneur seiu'té.
En cest an, Henry roy des Romains priva publiquejuent
le roy Robert de Secile de sa couronne et de son royaume,
pour la cause de ce qu'il avoit failli de comparoir par devant
luy à certain temps Laquielle privacion le pape Climent
répuita estre pour nulle, et se aucu.ne estoit, du tout il l'an-
nicliiloit pour moult de causes , lesquielles sont en ses
constitucions alléguées, et seroient moult longues à mettre
en escript.
Et en cest an , au mois de juillet , un ost fu ordené par
l'empereur contre le roy de Secile, et là ot l'empereur moult
de belles victoires.
LXIX.
De la iiiorl Henri empereur de Ruine.
Et en cest an ensemcnt, Henri empereur des Romains en-
tra en la voie de l'université de cliar humaine et fu mort, et
en la cité de Pise fu honnorablement enterré : le cjuiel
preu , hardi , chevalereux , et en ses fais très noble empe-
reur de Rome Henri fu enipoisouné d'un Jacobin qui luy
(1313.) PHELIPPE-LE BEL, 201
donna à boire (1), selon ce que aucuns veullent dire. Et bien
dient dont ce fu duel et pitié; car sa bonté et sa valeur crois-
soient de jour en jour de mieux en mieux ; et , si comme
l'en dit , se il eust guères plus vescu il eust conquis toute
Italie et mise toute sous sa puissance et seigneurie. Mais de
ce fait de l'empereur Henri dient aucuns qu'il fu prouvé
devant le pape Climent par phisiciens que l'empereur fu
mort d'apostume ; et combien qu'il fust malade, il se fist
mettre en sa chapelle pour luy acommunier , et assez tost
après il trespassa : et bien sachent tous que c'estoit le
prince du monde que Jacobins amoient plus; et pour ce
semble-il bien que son confesseur ne peust (2) avoir tant de
loysir qu'il mist poisons en son vin que l'en ne s'en apper-
ceust.
Et en cest an, le roy Phellppe mua sa monnoie envii'on
la nativité Nostre-Seigneur. Et commença à faire florins à
l'aignel. Le quiel florin valut au commencement vingt-deux
sols de pctis bourgois : et en ce tems ot moult de mutacions
de monnoie , laqulelle greva moult le peuple.
Et en cest an, l'églyse de Nostre-Dame-des-Escos, que
Enguerran de Marigui avoit nouvellement faite édifier ,
et en icelle avoit mis chanoines, fu noblement dédiée.
Et en cest an, le cardinal Nicolas deff"endi sus paine de
escommeniement que nul n'usast de constitucions nou-
velles en jugement né en escolles ; car de la conscience
du pape elle n'estoient pas issues, jà soit ce que sur ce
il entendoit à pourveoir. Et environ la feste de nronsei-
gneur saint Denis, le dit cardinal deffendi tous les tournoie-
(1) A boire. Le latin est plus exact. « Vol, ut dicebant aliqui, cucharis-
» tiam sumcndo de manu sacerdotis et proprii confessoris de ordine E.
» prœdK^atorum. »
(2) Ne pemi. Il semble qu'on devroit seulement Wrc péu'ii ; mais tous
les manuscrits portent le ne.
202 LES GRANDES CHRONIQUES,
mens , et dainpiia tant les tournoians comme les soiifFians et
aidans : et meismement les princes qui en leur terres les
souffroient. Si geta grant sentence contre eux , et avec ce
sousmetoit leur terres à l'entredit de l'églyse. Mais après
le pajîe, à la requcste des fils dvi roy et de pluseurs autres
nobles , dispensa avec eux , pour ce qu'il estoient nouviaux
chevaliers, que par trois jours devant karesme (1 j il peussent
aux dis jeux jouer tant seulement et non plus.
Et en ce meisme an, Guicliart l'évesque de Troies , le-
quiel avoit esté souppeçonné d'avoir procuré la mort de la
royne Jehanne , si comme par avant est escript , fu trouvé
innocent par la confession d'un Lombart qui avoit à nom
Noffle , lequiel estoit jugié à Paris à estre pendu au gibet.
Et en cestui an, mut une ti'ès grant dissencion entre le
duc de Lorraine et l'évesque de Mez pour très petite achoi-
son , la quielle eust esté tost apaisiée qui y eust voulu met-
tre un pou de paine. Mais en la fin les deux os s'assemblèrent
emprès un chastel que on appelle Freve (2), et là ot moult
aspre bataille entre eux. Toutes fois ot le duc victoire par
sa cautelle et industrie : car l'évesque avoit plus de gent
que le duc. Si s'en commencièrent à fuir , et en y ot bien
deux cens que mors que noies : ilec le conte de Bar neveu
de l'évesque, le conte de Salins et son fils, furent pris
et pluseurs autres nobles qui estoient de la partie à l'éves-
que ; mais il furent assez briefnient délivres de prison en
paiant une grant somme d'argent.
(1) C'esl-à-dire durant les jours gras. Les cavalcades du carnaval n'ont
peut-être pas d'autre origine, et l'on peut du moins admettre que l'usage
de se masquer reçut une nouvelle consécration du souvenir des Tour-
noyans, armés de toutes pièces, les uns bien les autres mal , tous bario-
lés ae couleurs et de blasons, tous se réunissant à la même époque de
l'année.
(2) Freve ou Frouard. L'évêque s'appeloit Renaud de Bar.
(13(/i.) PHELIPPE-LE-BEL. 203
LXX.
De ht mort le maislre du Temple.
En cest an aussi, an moys de mars au tcms de karesme,
le général mai!=lre du Teniple , et un autre grant niaistre
après luy, en l'ordre si comme l'en dlst visiteur, à Paris en
l'isle devant les Augustins (1), furent ars : et les os de eux
furent ramenés en poudre , mais oncques de leur forfais
n'orent nulle r( cognoissance.
L'an de grâce après ensuivant mil trois cent quatorze , le
pape Cllment mourut au tenis de Pasques , et fu le siège
moult longuement vacant. Et y ot très grant dissencion
entre les cardinals, c'est assavoir : entre ceux de Gascoigne
d'une part , et ceux d'Italie et de France d'autre part. Car
ceux d'Italie et de France mettoient paine d'avoir l'eslection
par devers eux et y ot deffiailles de l'une partie contre l'au-
tre , et meismement pour la cause du feu qui avoit esté mis
en la ville de Carpentras par le marcjuis de Antonne (2) neveu
du pape Climent derrenièrenient mort ; car il y estoient
tous assemblés pour l'eslection faire de un pape ; et disoit
l'en fjue le feu y avoit esté mis du dit marquis en la faveur
des cardinals qui estoient de la partie des Gascoins. Et en
cest an fu prise une occasion, pour les guerres qui avoient
(1] Prudenli consilio, circà vespertinam hornm, in parvA qu'idam insull
» Secana;, intcr hortuni regalem et ecclesiani fratrum Hcremilariim po-
» siià, ambos, pari incendio concremari mandavit. » C'est à peu près où
sont aujourd'Imi Ifs bains Viijier du l'onl-Neuf. — Variante du manuscrit
218, sup. fr. : Ville des Jtiis. La Chronique mdriquc porte : En l'ille des
luiaus. Pour tous ces renseignemens , le Plan de Paris sous Philippe-le-
liel, dressé par M. Albert Le Noir, laisse beaucoup à désirer.
(2) De Antonne. « Per marchisium. » Variantes : D'Amptonne. (No 9660.)
Flcury le nomme : Bertrand de Gol, comte de Lomagne.
204 LES GRANDES CHRONIQUES,
esté faites en Flandres , de lever nne exaction laquielle
n'avoit esté oie de mémoire d'homme. Et commença ceste
exaction à Paris premièrement , et après elle fii espandue
par tout le pays, et estoit la dite exaction ou extorcion telle
que tout vendeur et acheteur paioit six deniers pour livre :
laquielle exaction quant elle fu ainsi publiée et par tous
pays , ceux de Normeudie , et de Picardie , et Champaigne
s'assemblèrent et jurèrent les uns aux autres (1 ) que chascun
defFendroit ceste exaction en son pays , et en nulle manière
ne la lairoit tenir (2). Finalement quant le roy sot ce, il com-
manda que telle exaction cessast par tout son royaume , car
on disoit tout communément que ceste chose n'estoit pas
venue de la conscience du roy , mais estoit venue par ses
très mauvais conseilleurs.
Encestan, versPontoise, (au lieu que l'en dit IMaubuissoii
abbaïe de femmes , nonnains de l'ordre de Cistiaux , le jour
d'un mardi en la sepmaine de Pasques), Marguerite royne
de Navarre , fdle du duc de Bourgoigne et femme Loys roy
de Navarre , fds Phelippc roy de France ; et Jehanne fille
le conte de Bourgoigne, femme Phelippe le conte de Poi-
tiers , fils du roy de France , et Blanclie la seconde fille du
devant dit conte de Bourgoigne , femme Charles conte de la
Marche fils au roy de France , pour fornicacion et avou-
tire sur eux mis , et meismement es deux , c'est assavoir :
Marguerite royne de Navarre et Blanche femme Charles
devant dit ; vraiement approuvées (4) furent prises, et du
commandement du roy cjui lors estoit à Manbuisson , en
(1) Les uns aux autres. « Per juramentum ad inviccrn confcderali pro
» suâ el patriaî liberlale. »
(2] De là le plan de conjuralion dit des Alliés, dont Godefroi de Paris,
dans le manuscrit du Roi G812, nous a fait connoitrc les vues, le but el
l'importance.
(t'i) AvoutifC. Adultère. — Meismement, Surtout.
(4) Approuvées. Convaincues.
(!3J4.) PHELIPPE-LE BEL. 205
diverses prisons mises les deux, (c'est assavoir : Marguerite
et Blanche du tout en tout par essil et en chartres perpétuels
mises et encloses , au cliastel de Gaillart en Normandie
furent détenues et emprisonnées, et ilec à morir condamp-
nées) : et l'autre dame, la contesse de Poitiers, qui fu au
chastel de Dourdan emprisonnée , examinacion d'elle faite
et expurgement, du tout en tout fu aprouvé que en celuy
forfait ne fu pas coupable. Après ce, de prison fu délivrée,
et en la compagnie le conte de Poitiers son mari fu de recliief
rassemblée : et adecertes pour voir, Phelippe d'Aunoy ami
bienveillant (1) de la dite royne, et Gaultier d'Aunoy son
frère , ami de la dite Blanche , chevaliers , le jour d'un
vendredi , en icelle sepmaine meisme de Pasques , à Pon-
toise , du commandement du roy , furent escorchiés et les
vits et génitoircs coupés (2) ; et après ce incontinent , à un
gibet dePontoise pour eux nouvellement fait furent trahies,
et en celuy gibet pendus et encroés (3) : et pour certain, l'uis-
sier de la dite royne , sachant et consentant de devant dit
forfait , en ce jour à Pontoise au commun gibet des larrons
fu pendu ; lequiel cas fortunable les barons et le roy de
France et ensement ses fils courrouça moult et troubla.
(1) B/eHm//a"t. Variante du manuscrit 218 : Malveillant.
(2) Coupés. « Eisque virilibus unà cuni genitaMbus amputatis. » La Chro-
nique luélrique, dont le récit est ici plein d'inlércl et de vivacité, ajoute
une circonstance qui aurait dû frapper, entre vingt autres, nos auteurs
dramatiques .
Tel jugement lor fu rendu
De par lor père, et de plusor :
Ainsi morurent en doulor.
De tel jugement fu retrait,
Qui trop tosttrop cruel fu fait....
(;î) Encroés. Abandonnés.
IH
206 LES GRANDES CHRONIQUES.
LXXI.
De la taille et maleloule faite en France par Engncrran de
Marigny.
(!)Et en test an, le jour de la feste saint Pierre, le premier
jour d'aoust, Phelippe-lc-Biau, roy de France, assembla à
Paris pluseurs barons et évesques , et en seur que tout (2) il
fist venir pluseurs bourgois de chascune cité du royaume
qui semons y estoient à venir. Adoncques iceux au palais
de Paris venus et assemblés, le jour dessus dit , Enguerran
de IMarigny chevalier, coadjuteur le roy de France Phe-
lippe et gouverneur de tout le royaume , monta de son
commandement en un escliafaut , avec le roy et les prélas
et les barons qui ilec estoient ; sur le dit escliafaut séant
en estant , monstra et manifesta , ainsi comme en pres-
chant au peuple cjui ilec estoit devant l'escliafaut , oïans
tous les prélas dessus dis, la complainte le roy, et pour quoy
il les avoit fait ilec venir et assembler ; et fist son tiexte de
nature et de norriture en descendant sur les royaux et sur
la ville de Paris, où les devant dis royaux, au temps ancien,
de leur nature avoient acoustumé de avoir leur nourre-
ture : et pour ce appeloit-il Paris, chambre royal ; et que
le roy s'y devoit plus fier pour avoir bon conseil et pour
avoir aide, que en nulle autre ville. Et si dit et monstra au-
tres pluseurs choses dont je ne fais pas mencion, pour la pro-
lixité qui y est et seroit à raconter. Si descendi sur Ferrant
jadis conte de Flandres , cornent il s'estoit forfait envers le
roy de France qui lovs estoit dit Auguste, qui conquist
(1) Tout ce chapitre si curieux n'est pas dans le texte latin.
(2) En seur que tout. Surtout.
(1314.) PHELIPPE-LE-BEL. ■ 207
Norniendie , et cornent icelui roy Phelippe en vint à cliief,
et cornent il conquist Flandres et la niist en sa puissance :
et dit lors icelui Enguerran que, combien que après Fer-
rant , pluseurs vassaux eussent tenu la conté de Flandres ,
si ne la tenoient-il que comme gardiens et en subjection de
féauté et hommage du roy de France. Et après ce, il des-
cend! sur Gui conte de Flandres , coment il se forfist envers
le roy, et coment la guerre avoit esté menée, et le coustenient
et despens que le roy avoit fait , qui bien montoient à si
grant nombre d'argent que c'estoit merveilles du raconter,
de quoy le royaume avoit esté trop malement grevé. Et,
après ce, nionstra coment la paix avoit esté faite du conte
de Flandres Robert de Béthune et des Flamens eschevins
de Flandres , par leur seaux en lettres pendans accordée et
affermée ; laquielle paix et convenances les devant dis contes
et Flamens ne vouloient obéir né tenir, si comme il avoient
plevi et juré , et par leur seaux affirmé. Pour laqviielle
chose ycelui Enguerran requist, pour le roy, aux bourgois
des communes qui ilec estoient assemblés , qu'il vouloit
savoir lesquiels luy feroient aide ou non à aler encontre les
Flamens à ost en Flandres. Et lors icelui Enguerran ce dit,
si fist lever son seigneur le roy de France de là où il séoit
pour veoir ceux qui luy vouldroient faii-e aide. Adonc Es-
lienne Barbete , bourgeois de Paris, se leva et parla pour la
dite ville ; et se présenta pour eux et dist qu'il estoient tous
près de faire luy aide, chascun à son povoir, et selon ce
qu'il leur seroit avenant , et à aler là où il les voul-
dra mener à leur propre coux et despens contre les dis
Flamens. Et adonc le roy les en mercia- Et, après le dit
Estienne , tous les bourgois qui ilecques estoient venus
pour les communes respondirent en autelle manière que
volentiers luy feroient aide ; et le roy si les en mercia. Et
lors après ycelui parlement, par le conseil du dit Enguer-
208 LES GRANDES CHRONIQUES,
ran, une subjection et une taille trop maie et trop grevable
à Paris et au royaume de France fu alevée, de quoy le menu
peuple fu trop grevé : pour laqulelle aclioison le dit En-
guerran chéi en la haine et maleiçon du menu peuple trop
malement.
LXXII.
De l'osl de France qui s'en vint sans riens faire.
Adecertes, en celui an, au moys de septembre ensement,
de recbief après le rebellement quatre fois du conte de
Flandres Robert de Bétbune , et les Flamens qui les conve-
nances de paix avec le roy de France et de leur seaux scel-
lées et accordées en nulle manière ne vouloient tenir, si
comme nous avons dit ci devant ; Phelippe-le-Biau roy
de Fi'ance , Loys sou ainsné fils , roy de Navarre, et ses
deux autres fils Pbelippe conte de Poitiers , et Charles conte
de la Marche , avec eux Charles conte de Valois et Loys son
frère conte de Evreux, Gui conte de Saint-Pol, et Enguer-
ran de Marigni, un ost très grant à pié et à cheval, à noble
compaingnie , en Flandres destina et cnvoia. Et lors jus-
ques à Lille à tout leur noble ost parvindrent , qui toute
Flandres peust avoir conquis et occis , s'il fust à droit
gouverné. Et comme ilec fussent proposans et ordenans
Flandres et les Flamens assaillir, par le conseil de Enguer-
ran coadjuteur et gouverneur du royaume de France et du
roy Plielippe avec , et du conte de Ne vers fils au conte de
Flandres, parle fait du dit Enguerran, environnés et tenus
sans rien faire furent déboutés à revenir sans honneur eu
France.
(1314.) PUELIPPE-LE-BEL. 20»
LXXIII.
De la mort P liclippe-le-Biau roy de France.
Adecertes (1) en cest an, Phelippe-le-Biau roy de Fiance,
au nioys de novembre à Fontainebliau , au terroir de
Gastinois , clost son derrenier jour. Lequlel son corps delès
son père le roy Phelippe et sa mère la royne d'Arragon , au
lieu que il vivant avoit esleu en l'églyse Saint-Denis en
France lionnorablement fu enterre. Et, pour voir, son
cuer , en l'églyse des nonnains qu'il avoit fondées n'avoit
guaires à Poissi , fu porté , et ilec lionnorablement enterré.
Adecertes ycelui roy de France Plielippe-le-Biau régna
vingt-huit ans ; et fist faire à Paris par Enguen-an son coadju-
teur et gouverneur de son royaume un neuf palais (2) de
merveilleuse et coustable euvre, le plus très bel que nul, si
comme nous créons en France , oncques véist. Et pour
voir icelui roy Phelippe engendra de sa femme Jehanne
royne de France et de Navarre pluseurs enfans , c'est assa-
voir : Loys son ainsné fils roy de Navarre , qui après luy fu
son successeur au royaume de France ; Phelippe le conte de
Poitiers, et Charles conte de la Marche, et un autre fils qui
mouru en s'enfance ; et une fille très belle dame qui ot non
Ysabel, et fu femme le roy Edouart d'Angleterre laquelle,
lonc tems devant ce que celui roy Phelippe mourut, il avoit
espousée.
(1) On chercheroit vainement encore la substance de ce chapitre clans
la conliiiualion de Nangis.
(2) Un neuf palais. Aujourd'hui le palais de justice. On a vu plus haut
que les travauv furent dirigés par Enguerrand do Marigny. Ces passages
n'ont pas été relevés avec assez de soin par les historiens de Paris.
18.
510 LES GRANDES CHRONIQUES.
LXXIV.
Cornent Enguerraii de Marigni fa pris et mis en prison.
(1) Et adeceites en icest an, au temps de karesme, le mer-
credi devant Pasques fleuries , Enguerran de Marigni ,
chambellanc , coadjuteur et gouverneur du roy de
France Phelippe nouvellement trespassé au temps dessus
dit , par l'amonnestement et enditement Charles le conte
de Valois , et si comme l'en dit , par l'esmouvenient d'au-
cuns des barons de Picardie et de Normendie et espéciau-
ment de messire Ferri de Pequlgni chevalier et du conte de
Saint-Pol , par le commandement du roy de Navarre,
après ce, roy couronné de France Loys , en sa maison de
Paris , en la rue que on appelle le Fossé-St-Germain (2), fu
pris ; et au Louvre, en la tour où Ferrant jadis conte de
Flandres fu emprisonné, mis et posé. Car adecertes un pou
après la mort du devant dit roy de France Phelippe, Loys
roy de Navarre et ses deux frères conte de Poitiers Phelippe
et Charles conte de la Marche , et espéciaument Charles
conte de Valois , ensemble avoient eu parlement et di-
soient : Qu'il vouldroient savoir d'Enguerran qu'il avoit
fait du trésor et des richesses du roy de France Phe-
lippe qu'il avoit en garde. Et pour ce l'avoient mandé pour
luy comparoir devant eux. Adoncques icelui Enguerran
devant eux venu , si luy demandèrent où estoit le trésor du
roy de France , car il avoient trouvé le trésor tout desnué.
Adonc quant Enguerran vit qu'il luy convendroit rendre
(1) Toute riiistoire de la condamnation et de la mort d'Engucrrand de
Marigny n'est connue que par notre chronique. Ce procès n'est pas attri-
bué au r^gne de Louis- Hutin, parce qu'alors ce prince n'étoit pas encore
sacré.
(2) Saint- Germain. L'Auxerrois.
(1314.) PHELIPPE-LE-BEL. 211
cause , ou se ce non très grant honte en pourroit avoir, si
respondit en celle manière ; c'est assavoir qu'il en respon-
droit et feroit bon conte et loyal. Et lors adecertes le conte
de Valois respondantluy dist ainsi : « Rendez-le donc tout
» maintenant. » Lors luy respondi Enguerran, et dist ainsi :
« Sire volentiers, je vous en ay bail lié la plus grant partie,
» et le remanant j'ay mis en paiement pour les debtes de
« monseigneur le roy vostre frère. »
Et quant Charles de Valois oï le conte Enguerran, et que
premièrement il luy faisoit honte, lors fu moult courroucié
et irié, si luy dist :« Certes de ce mentez-vous, Enguerran?»
Et lors Enguerran respondant dit : « Par Dieu, sire, mais
» vous mentez. » Adonc Charles conte deTalois, ce entendu,
si sailli d'autre part et le cuida prendre : mais pluseurs fi-
rent cestui Enguerran de ses ieux trestourner et disparoir ;
car s'il le peust avoir tenu en celle heure , il l'eust occis ou
fait mourir de cruel mort ; et lors pour ceste devant
dite cause et pour autres fais , aucuns pou de jours tres-
passés , fu Enguerran de Marigni pris et mené en prison au
Louvre si comme je vous ai dit ci-devant.
Et après ce, le conte de Valois fist assavoir et manda à
tous , tant povres comme riches , auxquiels Enguerran de
IMarigni auroit forfait, que il venissent à la court le roy, et
féissent leur complaintes, et que de luy il auroient très bon
droit. Adonc Enguerran de Marigni au Louvre emprisonné,
Charles conte de Valois en ce point ne reposant , vint au
roy de Navarre son neveu Loys et lui dit : « Siie , que avez
» fait? Adecertes vous avez mis ce larron Enguerran en sa
» maison en la tour du Louvre emprisonné, car il est chas-
» telain du Louvre ; et pour ce m'est-il avis que c'est des-
» convenable chose luy estre mis ilec. » Et lors le roy res-
pondant dist à son oncle : » Que voulez-vous que je fasse
<> de luy né où je le mette? » et Charles conte de Valois
212 LES GRANDES CHRONIQUES,
respoudi : « Je veux que au Temple, hostel de Templiers
» jadis , soit mis en étroite prison. » Et ice dit , adonc par
le commandement du roy , le dit Enguerran, du Louvie où
il estoit à cheval à belle compaignie de sergens chevauclians
avec luy, au Temple fu mené , moult de peuple après luy
alant pour le veoir, et de ce grant joie démenant ; et ilec en
estroite garde fu mis en prison.
LXXV.
Des articles qui furent proposés contre Enguerran.
Adecertes en ce cours de temps , c'est assavoir le samedi
devant Pasques fleuries , fu amené Enguerran de Marigni
du Temple au bois de Vincennes devant Loys roy de Na-
varre et moult de prélas et de barons du royaume de France,
pour luy ilec assembler. Et lors par le commandement du
conte de Valois proposa maistre Jehan Hanière (1) contre
Enguerran de Marigni, les raisons et les articles que on luy
avoit enjoint ; et premièrement prist son theume de ceste
auctorité : Non nabis, Domine, non nobis, sed nomini tuo da
gloriam. « Non pas à nous, sire , non pas à nous , mais à ton
» nom donne gloire. » C'est le françois de cest latin. Et
après ce, prist les sacrifices d'Abraham et de Isaac son fils ;
et après ce, prist les exemples des serpens, qui degastoient
la terre de Poitou au temps saint Hilaire, évesque de Poi-
tiers ; appliqua et accomparagea les serpens à Enguerran et
à ses créatures, c'est assavoir ses parens et ses alïins. Et ice
dit, si descendi sus le gouvernement du royaume du temps
(J) Hmtiere. Variante : Uantera. Lu Cliroiii(iue )nctri(]>teVn(>pc]\c mieux
Jeltait d'Auïere.
(1314.) PHELIPPE-LE-BEL. 213
Engueiran ; et après ce, les cas et les forfez raconta en gc'ué-
ral (1) qui s'en suivent :
Premièrement. Le roy Phelippe en son vivant dist que
Enguerran l'avoit deceu et tout son royaume ; et pluseuis
fois l'en tiouva-l'en ploiant en sa chambre. Et pour ce ,
ne le voult-il pas faire son exécuteur.
Le seconl article. Que au vivant le roy, cjuand il trayoit à
mort, il robale trésor du Louvre, à six hommes toute une
nuit. Et le fist porter là où il voult à son commandement.
Le troisicsme. A la derrenière voye de Flandres, il parla au
conte de Nevers tout seul aux champs , lequel luy donna
deux barris esmailliés d'argent et pluseurs joiaux, et loua
le retour et fist l'ost de France retourner sans riens faire.
Le quatriesmc. Quant il fu venu (2), il conseilla prendre la
subvencion, dont le menu peuple fu malement grevé.
Le cinquiesme. Quant le roy l'envoya au pape , il porta
des deniers du roy une somme d'argent en laquelle il avoit
en or trente mil livres, et puis n'en contesta riens, ainsois le
retint.
Le sixiesme. Quant le roy envoya à monseigneur Raimont
de Gotlv quinze mille florins par ledit Enguerran, et quant il
fu là , il le trouva mort : si les retint , et puis n'en compta.
Le septiesme. Que il tist séeler par monseigneur Guil-
laume de Nougaret, adonc chancelier nostre seigneur le
roy, huit (3) paires de lettres et ne pot savoir que il séela.
(1) Ce qui suit jusqu'au chapitre lxxvi a été supprimé dans la plupart
des manuscrits, et, entre les autres, dans celui de Charles V, n» 8306. On
peut croire que celte suppression n'est pas involontaire. La leçon du
n» 9051 porte seulement : « Les cas proposez par devant le roy et son
» conseil contre ledit Enguerran ne sont pas ycy escripz pour ce qu'il
» n'étoieiii pas contcnuz ou livre ou exemple de cestc cscripture. » (F» 2,
Pio.) J'ai suivi les manuscrits 8398 et 218, Supplément françois.
(2) Venu. De Flandres.
(3) Iluii. Variante : Vingt.
214 LES GRANDES CHRONIQUES.
Le huiiicsme. Que par luy estoient tous les officiels es offi-
ces du roy, de quelque manière que il fussent.
Le ncuvicsme. Que le roy li donna à deux fois cinquante
cinq mil livres, pour sa voie de Poitiers, avec tous ses costs
et despens.
Le dixiesme. Quant le roy li donnoit terre, il faisoit prisier
à deux cens livres ce qui bien valoit huit cens.
Le onziesme. Que un marcliéant faisoit contraindre plu-
seurs marcliéans par lettres des foires de Champaigne, pour
deniers que eux li dévoient ; lesquels donnèrent à Eiiguerran
huit mil livres, et il furent délivrés. Et le preudonime fu
mis en Chastellet cinquante jours en prison, et luy convint
jurer, ainsois qu'il en issist, que jamais n'en seroit nouvelle
et que rien n'eu demanderoit.
Le dotiziesme. Dix-huit vins dras furent acquis au roy par
forfaiture; il furent aportés à Enguerran, né oncques puis
n'en compta.
Le treiziesme. Que la terre de Gaillefontaine , qui valoit
douze cens livres, ne fu prisiée que à huit cens livres, et de
tant fu deceu monseigneur de Valois.
Lcqitatorziesmc. L'abbé de Sainte-Caterine aussi fu déceu.
Le quinzicsmc. De l'eschange du prieur de Saint-Arnoul
en tele manière fu déceu.
Le seiziesme. Que le roy envoia à la contesse d'Artois unes
lettres esquelles il luy demandoit certaines besoignes ; et
Enguerran mist dedens une annexe, et luy mandoit le con-
traire, et que il la garantissoit devers le roy de tous poins.
Le dix-scpliesme. Que madame d'Artois luy donna qua-
rante mil livres que la ville de Canibray luy devoit d'une
ainende, et,que le roy ne luy vouloit donner congié de lever
l'amende dessus dite, et Enguerran la leva tout outre.
(Ij Dix-huit vins. Trois ccnl soixante.
(1314.) PHELIPPE-LE-BEL. ?/?,
"Le dix-huitiesme Que il donna le conseil de madame de
Poitiers prendre (1), ensi corne il fu fait.
Le dix-nein'iesme. Qu'il obligea sa terre de Foilloy , à
vint-deux ans , à rendre l'argent dessus dit , et en donna
lettres à la contesse, et depuis avint qu'il eust les lettres par
devers lui (2).
Le vintiesme. Que pour paour de plus perdre , madame
d'Artois luy donna la haulte justice de Croisilles et de
Biauvais, avec le niarchié de Biauvais.
Le vint-et-uniesme. Les Crespinois d'Arras luy donnèrent
quarante-huit mil livres ; mais il les cuidièrent avoir don-
nés au roy.
Le vinl-el-deuxicsme. Que le roy porta à ses frèi'es trente
mil livres ; mais il n'en avint nul , quar Enguerrant les ot
par devers luy.
I^evint-troisicsme. Que le roy luy donna la garde d'Estou-
teville à treize ans, qui bien valoit quarante-six mil livres.
Le vint-qiialriesme. Que le roy luy donna le tiers denier
de certaines foires en Normendie, qui bien valoit soixante
mil livres.
Le vinl-cinqiiiesnie. Que le roy luy donna pour faire faire
son ostel et son palais de Paris, dix mil livres.
Le vint-sixiesme. Qu'il toUi aux voisins d'entour , des
maisons qui bien valent cent livres de rente par an et
plus.
Le vînt-septicsme. Que les bourgols de Roen avoient for-
fet (3) une franchise qui estoit en la ville ; et il luy donnè-
rent trente mil livres et ensi orent leur franchise.
(1) Prendre. C'est-à-dire de prendre madame do Poitiers, à tort soup-
çonnée d'ndulière.
(2) Par devers lui. Qu'il trouva moyen d'arraclier ces lettres à la com-
tesse d'Artois.
(3J Forfet. Soumissionné. On dit encore avoir ou vendre à forfait.
2(0 LES GRANDES CHRONIQUES.
Le vint-huiticsme. Le roy donna à messire Beraut de Mai-
cueil douze cens livres de terre prise à Cliailly , et il les
vendi à messire Enguerran sept mil livres, dont il ne paia
que quatre mil. Et de ces douze cens livres de terre failloit
à asseoir soixante-douze livrées de terre, pour lesc{uieles il
prist soixante-deux villes à clocliiers en la cliastellerie de
Montleliery.
Le vinl-nuei>iesme. A mestre Raoul de Poi (1) qui avoit
une maison à Tilly c|ue messire Enguerran voult avoir, il
luy fist donner une forfeture de cjuatre mil livrées et un chas-
tel en Bretaigne qui bien valoit quatre mil livres.
Le trenliesmc. Que du. tournoi de Compiègne il fist apor-
ter le remanant des garnisons nos seigneurs en son liostel.
/,e trente-cl-iiniesme . Messire Jacques Laiie avoit sus le
trésor le roy quatre cens livres de rente ; et luy en devoit-on
dix-neuf cens livres d'arrérages ; et il les vendi à monsei-
gneur Enguerran trois mil livres à héritage à tousjours ;
et il s'en paia tantost du trésor le roy. et ainsi ne luy cousta
que onze cens livi'es.
Le trentc-dcuxiesme. Que, en la conté de Longueville lès-
GifFart, le roy ne luy cuida asseoir que six cens livres et il
en i a deux mil.
Le trente-lroisiesme. Madame Blanche de Bretaigne lui
donna un moult biau manoir, pour miex besoignier (2) à
court.
Le trenle-qualriesmc. Que de la pierre de Vernon il fist
mener quatre luil pierres à Escouies , et cinquante-deux
images (3) chascune du prix de quarante livres.
(1) Poi. Variante : Foi.
(2) Besoiçpier. La servir, être utile à la princesse.
(3) Images. Sans cloute statues. — Ecouis est un bourg du Vexin nor-
mand, à deux lieues du grand Andclis.Enguerrand y avoit fonde, en 1310,
une riclic collégiale. Peut-être retrouvcroil-on encore dans l'église plu-
sieurs des statues qu'il y avoit transportées.
(1315.) PHELIPPE-LE-BEL. 217
Le trentc-cinquiesme. Que des forés du roy il a ostc tout
le plus bel.
Le irentc-sixicsme. Que le séneschal d'Auvergue luy donna
set cens livres.
Le trenle-sepficsme. Une femme de Sens qui avoit forfait
cors et avoir, luy donna huit cens livres et ainsi fu assoute.
Zc trente-huitiesmc. Que un bidaut (1) estoit accusé à court
de pluseurs cas, il luy donna pluseurs dons et ainsi fuassous.
Le trente-nuci'icsme. Que il fist pluseurs estans en Nor-
mendie, esquiex il ajousta pluseurs héritages du roy.
Le qtiaranliesme. Que il peupla lesdis estans des poissons
des estans le roy, et en i mist jusques à la value de dix mil
livres.
Le quarante -el-nniesme. Que il avoit fait conimandemcnt
aux trésoriers et aux maistres des comptes , que pour man-
dement que le roy fesist, que il n'obéissent se il ne véoient
ainsois son séel.
Adonc ices articles dis et fénls et pluseurs devant ses iex
approuvés, si ne luy fu en nule manière donnée audience de
soy defFendre, fors que l'évesque de Biauvais, son frère,
demanda copie des articles devant dis; et, ice fait, de re-
chlef au Temple en prison fu ramené et serré fermement en
bons liens et en anlaux de fer, et gardé très diligeamment.
(2) Après , en l'an de grâce ensuivant mil trois cent et
(1) Bidaut. Ou a bédaut, sergent, recors. On a dit aussi badaud. De leur
nombre, do leur importunitù dans la ville du Pailcmcnt et de la justice
permanente, de leurs habitudes inquiètes et turbulentes, on a fait le
proverbe des Badauds de Paris.
(2) On ne trouve ni dans les éditions imprimées, ni dans le plus grand
nombre des manuscrits, un long passage important qui suivoit immédiate-
ment ces mots : L'an de grâce, etc. Le voici tel que le renferment les deux,
manuscrits auxquels j'ai déjà emprunté les articles contre Engucrrand de
Marigny :
« Apres, en l'an de grâce ensuivant mil trois cent et quinze, Engucrran
de Marigny, qui, au Temple estoit en fers serré et tenu en prison, voiant
et aiiperccvant que il fust en i>cril de mort, lors pensa, par une espérance
TOM. V. 19
218 LES GRANDES CHRONIQUES,
quinze, comme on traitast par une voie moyenne contre le
dit Enguerran , renomme'e courut que à l'instance de la
femme Enguerran estoient faites images de cire pour en-
voulter le roy et messire Charles et autres barons. Et
estoient iceux vouls de cire eu telle manière fais et ou-
vrés que se longuement eussent duré, les devant dis roy et
conte, chascun jour, n'eussent fait que amenuisier , defrire
et sécliier, et en brief les eussent fait de maie mort mou-
rir. Loi s par la volonté de Dieu et par son jugement , par
aventure occulte fu sceu et aperceu d'aucuns, et tantost fu
noncié à Charles de Valois; lac|uelle chose Charles de Yalois
entendue, et de ce moult esbahi, lors au roy de Navarre
Loys son neveu vint isnelement, et luy raconta teles felon-
nies , desloiaux et détestables fais. Lequel roy Loys,
chascun jour, pourtraitoit envers le dit conte la délivrance
du dit Enguerran , et tant , si comme l'en dist , avoit
jà fait et procuré envers ses adversaires c|ue le devant dit
decevable, cornent il poist ses aneniis à mort baillicr et traire. Et par art
de diable eulx, si comme l'en dit, destruire et especialenicnt Charles le
cjmte de Valois elle comte de Saint-Pol, qui estoient ses très grans
aversaircs. Et adont, manda sa femme la dame de Marigny et la suer à
ladite dame, la dame de Chantelou, et, si comme il fu dit, son frère l'ar-
chevesque de Sens , que il venisscnt pour parler à lui. Adonc iceulx
ensemble venus, si orent conseil ensemble et Irailiérent la mort des
devant dis contes; et après, sa femme, la dame de Marigny retournée
avec sa suer, la dame de Chantelou, en sa maison, tantost ces deus darnes
mandèrent et firent venir à eulx une n:!audite et mauvaise boiteuse qui
fcsoit l'or et un mauvais garçon qui avoit nom Paviot, qui de tels sors se
savoil entremettre. Et leur promislrent moult de pecuncs se il féissent
aucus vouls [vitltus) par lesquiex les devant dis contes peussent occire.
Laquelc chose otroice de iceulx , si firent les vouls et par art magique
et de diable leur misrent noms et, si comme il fu dit, les baptisièrcnt
faussement. (Etc. comme ci-dessus.)
La continuation de Nangis , qui dit deux mots de cela, attribue la
tentative d'envoûtement à Jacques de Sor, à sa femme et à son valet, mais
toujours à la suggestion d'Enguerranl et de sa femme. « Quo comperto,
» diclus Jacobus in carcci c vincîus, ex dcsespcralione laqueo se suspen-
» dit, et postmodùm uxor ejus concremalur. » — La chronique mélriijue
nomme seulement Vaviot.
(13J6.) PHELIPPE-LE-IiEL. 2l9
Enguerran dcvoit passer mer et aler en Chypre, et ilecques,
jusques au rapellement du devant dit conte Charles, et jus-
ques à sa bonne volenté, devoit estre, si comme l'en dit, en
essil condampné, se cette maudite aventure et fortunable
endementiers ne fust avenue. Etadonc le roy Loys quant il
ot ces félonnies entendues et ces dyaboliques foifais de la
femme Enguerran par sou consentement, lors si fu moult
esbahi , et dist à Charles son oncle : « Je oste de luy ma
» main, et puis des ore en avant ne m'en entremets; mais
» selon ce que vous verrez bien expédient et avenant luy
» faites. » Adonc le roy Loys ice dist^ Charles conte de Va-
lois qui autre chose ne queroit fors que le roy soy abstenist
de luy deffendre, et qui jà avoit la dame de ]\ïarigni, avec sa
seur la dame de Chantelou fait pi'endre, et dedens le Louvre
à Paris fait mètre en prison ; et l'autre boisteuse maudite
avec le dit Paviot en Chastelet , les vouls avec eux amenés
et aportés, avoit fait emprisonner, et estre détenus en estroite
garde ; lors adecertes en ce fait non reposant , le samedi
devant l'Ascension de Nostre-Seigneur Jhésucrist, si fist au
bois de Vinciennes pluseurs barons et chevaliers avec au-
cuns pers de France assembler, et ilec furent démonstrés
aucuns des forfais Enguerran de Marigni , et les auti'es dé-
testables félonnies et dyablies de sa femme faictes, et, si
comme l'en dist, de luy premièrement proposées. Lors par
le jugement d'aucuns barons, pers, chevaliers et barons du
royaume de France pour ce ilec assemblés, Enguerran fu
condampné à mourir pour estre pendu. Et ce fait, le mardi
ensuivant, très bien matin, du Temple au Chastellet , eu
une charete, tout ferré de ses ferreures, fu amené, disant le
peuple après et de ce esjoissant : Au gibel, au gibet soit
amené !
220 LES GRANDES CHRONIQUES.
LXXVI.
De la mort Engiœrran de Marigni.
Et après ce, l'endemain, c'est assavoir le jour du mercredi
en la veille l'Ascension Nostre-Seigneur , le derrenier jour
du nioys d'avril, icelui Enguerran de Marigni chevalier, à
grânt multitude de gent à pié et à cheval de toutes pars ve-
nans et courans et de ce moult esjoissans, du Chastellet de
Paris en une charete, luy disant et criant au peuple : Bonnes
gens, pour Dieu priez pour moi! En telle manière fu mené au
gibet de Paris, et au plus haut des autres larrons en ce
gibet fu pendu. Laquelle chose faicte, en la sepmaine en-
suivant, la maudite boisteuse et le devant dit Paviot furent
menés au gibet, et ilec ladite boisteuse, les vouls montrés
au peuple qui ilec estoit venu, en un très ardant feu fu aise,
et le dit Paviot sous son seigneur Enguerran de Marigni fu
pendu. Et adecertes la dame de Marigni et sa seur la dame
de Chantelou du Louvre où elle estoient en prison ostées et
ramenées après ce au Temple l'ostel des Templiers jadis,
en i^lus forte prison furent encloses.
LXXYIL
De la mort Marguerite femme le roy de Nai>arre.
En cest an vraiement , la veille de l'Ascension dessus
dite derrenier jour d'avril, fu morte Marguerite jadis folle
et diffamée royne de Navarre qui au chastel de Gaillart en
Normendie estoit emprisonnée, et à Yernon en l'églyse des
frères Meneurs fu enterrée (1).
(1) La conlinualion de Nangis ajoute : « Blancha verf) carcerc remanens,
(1315.) PHELIPPE-LE-BEL. 221
Et en ce meisme an, Pierre de Latilly, évesque de Chaa-
lons , lequel estoit souspeçonné de la mort Plielippe-le-
Biau et de son prédécesseur (1), à l'instance de l'arcevesque
de Rains, du mandement du roy, fu détenu en prison.
Et en ce meisme teins, Raoul de Praeles, lequel estoit
ainsi comme principal advocat en parlement du roy, fu mis
à Saincte-Genevlève tant comme coupable et souppeçonné
de la mort devant dite. Mais après moult de paines et de
tormens qu'il ot souffert , ue pot-on riens traire de sa
bouche fors que bien, si fu franchement laissié aler, et ot
moult de ses biens gastés et perdus.
Et en ce tems, Huguelin le duc de Bourgoigne et frère de
Marguerite royne fu mort, auquel son frère succéda en la
duchiée.
Et en ce meisme tems, environ l'Ascension, messire Loys
jadis conte de Nevers et de Rethel, et Jehan de Namur vin-
drent en France et furent de rechief receus en la grâce du
roy , et furent rendus au dit conte ses deux contés des-
quelles il avoit esté privé par avant.
Et en cest an , l'abbé de Cistiaux et les procureurs de
Robert conte de Flandies se comparurent à Paris devant le
roy pour excuser le dit conte , jasoit ce cju'il eust esté se-
mons personnelment, pour confirmer la paix qui avoit esté
l'an devant pourparlée ; si l'excusoient en telle manière et
disoient : que bonnement il n'y pooit venir pour la foiblesse
» à servicnle quoclam cjus custodire deputalo dicebatur inipregnata fuisse
» quum à proprio comilc diceretur vol ab aliis impregnata. » La Chroni-
que ntéiriqm , après avoir longuement parlé du profond repentir de ces
deux princesses, ajoute que la reine de Navarre mourut de maladie. Je
ne sais sur quelle autorité tous nos historiens modernes ont répété que
Louis X l' avoil fait élramjler, et je ne vois aucune pièce à rapi)ui de cette
allégation dont Pap. Masson semble l'inventeur. M. 31iclielet a mémo
été plus loin en donnant aux lignes latines que je viens de citer une
inlerprétaliun purement imaginaire. (Voyez t. 3, p. 215).
(1) De son prédécesseur. L'évéque de Ciiâlons.
19.
222 LES GRANDES CHRONIQUES,
de son corps ; et si luy couroient sus aucuns de ses anemis.
Lesquelles excusacions furent réputées pour frivoles ; et une
pièce de tems après, c'est assavoir la veille de la Sainct-
Pierre et Sainct-Pol apostres , furent le dit conte et les
Flamens réputés pour contumaux et rebelles. Et en ice
tems, le samedi devant la Sainct-Jehan, trois femmes qui
portoient poisons, et par les quelles l'évesque de Chaalons,
devancier de Pierre de Latilly, avoit esté empoisonné, fu-
rent arsesen une petite isle qui est devant les Augustins.
Et en ce tems, Jehan le fils messire Guillaume de Flan-
dres espousa la fille du conte de Sainct-Pol.
Et en ce tems il fu moult grant defîaute de vin en France.
Ci fenisl l'jrstoire le roy Phelippe-Ie-Biau.
CI GOMENCE L'YSTOIRE DE LOYS,
ROY DE FRANGE ET DE
NAVARRE (i).
I.
De l'ost de France qui s'en rei'inl de Flandres sans l'iciis faire.
Après Phelippe-le-Blaii l'égiia en France Loys , roy
de Navarre sou fils, et comença à régner l'an de l'Incarna-
cion Nostre-Seigneur mil trois cent et quinze ; et à Rains la
cité, le dimenche après les octaves de l'Assompcion de la
benoîte vierge Marie, mère de Nostre-Seigneur Jliésucrist,
avec sa femme la royne Climeace de Hongrie, nièce au roy
Robert de Secile, fu sacré et coronné en roy. Laquelle Cli-
mence, fille Charles Martel fils Charles le secont roy de
Secile , le mardi devant son coronnement icelui roy avoit
espousée (2).
Et en ce tems, les Juis que le roy Phelippe-le-Biau avoit
cliaciés de son royaume , icelui roy son fils rappella à
Paris, et fist revenir en son royaume de France.
Et en cest an vraiement, au royaume de France fu le tems
()) On ne lit dans aucune des variantes de ce litre le sobriquet de
J/uïz/i. Mais prccédemmenl nous l'avons trouvé joint au nom de Louis X.
D'où vient-il!-* on l'ignore j ce qu'il y a de sûr, c'est que UiUin n'a jamais
signifié autre chose que bruit, noise, tumulte.
(2) Le chroniqueur mentionne d'abord le couronnement du roy. bien
(jue les faits décrits immédiatement après soient antérieurs au cou-
ronnement.
n\ LES GRANDES CHRONIQUES,
(l'esté si pluvieux et si mal naturable et les blés au tems
d'aoust furent de si maie cueillette que en nulle manière ne
porent estre mis secs es grandies qu'il ne fussent moilliés,
né les raisins des vignes en aucune manière ne porent natu-
rablement, si comme il dévoient, meurer.
Et en ce meisme an , Loys roy de France et de Navarre
destitua de la cliancelerie Pierre évesque de Chaalons, et
niist en son lieu Estienne de Mornay cliambellenc de son
oncle Charles conte de Valois. Et après ce, furent envoies de
par le dit roy Loys ambassadeurs à court de Rome pour
promouvoir l'eslection du pape , c'est assavoir : Girart l'é-
vesque de Soissons , le conte de Bouloigne , et Pierre de
Blaive chevalier et docteur en droit canon et civil ; les-
quiex y féirent pou ou noient. Et en ajirès envoia le dit roy
Loys son cliambellenc et secrétaire inessire Hue de Boii-
ville chevalier et avec luy certains autres messages, es parties
de Secile pour avoir Climence la fille au roy de Hongrie en
mariage.
Adecertes en iccst an, au moys de septembre, quinte fois
après le rebellement du conte de Flandres Robert , et des
Flamens non voullans tenir les convenances seellées et affer-
mées de leur seaux qu'il avoient eues au roy Phelippe en
l'an devant passé, Loys son fils, roy de France et de Navarre,
passa en Flandres avec ses deux frères Phelippe conte de
Poitiers et Charles conte de la Marche , et ses deux oncles
Charles conte de Valois , et Loys conte d'Evreux , et le
marquis d'Anconne et le duc de Bretaigne ; avec eux moult
de barons, ducs , contes, chevaliers et sergens. Vers Cour-
tray un grant ost assembla , et si noble que de grant temjis
devant passé ne fu d'aucun roy de Fi'ance tel noble ost de
François assemblé. Et adonc comme ilec parvenissent, si fi-
cliièrent leur très et leur tentes, et ilec se logièrent. Car
adecertes oultre ne povoient passer, pour l'iaue du fleuve
(1315.) LOYS-HUTIN. 325
près d'ilecques courant que l'en appelle le Lys, où iln'avoit
nul pont par où il peussent passer. Et vraiement comme le
roy de France et de Navarre Loys fust ilec avec son très bel
ost, ordenant pour faire appareiller voie à passer le fleuve
du Lys , pour soy combatre aux Flamens qu'il convoi-
toit par très grant ferveur de courage , les Flamens ,
de l'autre partie, oultre le dit fleuve du Lys estoient
assemblés à grant ost ; le temps trop pluvieux noslre roy et
les siens destourbans à parfaire ce qu'il avoient entrepris ,
tellement les contrainst que en icelui ost boue si grant estoit
chascun jour pour la pluie enforçant et croissant que, si
comme il fu dit pour voir , les liommes et chevaux en la
boue et au fiens, en aucuns lieux , a par un pou jusques
aux genoux estoient. Pour la quelle chose les viandes ne
povoient venir à l'ost , car à traire et à amener un toniau
de vin en nostre ost, trente chevaux convenoient, et à paines
le povoient-il oster et remuer de la boue. Adoncques ces
dommages et niales aventures nos François douloureuse-
ment contraignans, la nécessité inévitable et mescréable les
amena à ce que il se départissent et remuassent de ce lieu.
Et lors le roy de Navarre Loys, par le conseil de ses barons,
le feu premièrement mis eu leur tentes de toutes pars , in-
glorieux et sans riens faire, dolent et courroucié, fu contraint
à soy revenir en France. Et pour ce les François mistrent
en leur tentes le feu, que il ne les povoient oster né remuer
de ce lieu né faire emporter avec eux , pour l'abondance de
la boue; et ensement ne vouloient que de eux Flamens eus-
sent nvd proffit.
Et ainsi les François, leur tentes laissiées et embrasées,
et moult de richesces en icelles estant deguerpies , dolens
et courrouciés , mouilliés et crotés en ce lieu departans
en France s'en revindrent. Et adecertes, Loys roy de Navarre
en fu si couroucié et dolent qu'il jura , si comme l'en dist ,
22G LES GRANDES CHRONIQUES,
que s'il vivoit en l'an ensuivant , les Flamens irolt effor-
ciement poursuivre et eiivair sans demeui-e ; et que jamais
n'auroit vers eux nul accordance se du tout ne s'aban-
donnoient à sa volenté faire. Et laissa le roy en ces parties
pluseurs sergens et soudoiers avec appareils batailleurs
qui les pas et les entrées gardoient par mer et par terre ,
si que les Flamens à paine de aucune partie porent avoir
vitaille.
Et en ce meisme an , au moys d'octobre fu fait concile
à Senlis présent l'archevesque de Rains et les cvesques qui
sont dessoubs luy, et pluseurs autres prélas (1) : et là furent
proposés les deux cas dessus dis contre Pierre évesque de
Chaalons : adoncques requist le dit évesque devant toutes
choses , que en sa personne né en ses biens , desqviiels il
estoit despouillé, on ne attemptast, et que il lui feussent
restitués; la quielle chose luy fu ottroiée.
II.
Incidence de sel.
En cest an à Paris fu si grant chierté de sel que nul aage
ne remembre né ne tient-l'en en escript si grant chierté de
sel à Paris avoir esté veue. Car le boissel en fu vendu
dix sols et plus Parisis, en forte mounoie en cest an decou-
rant
(1) Au lieu de cela, les édllions gothiques n'ont pas craint de mettre:
En celluy mcsme an , fu déposé et privé Varcevesque de Reims et pluseurs
autres prêtas.
(131G.) I.OYS-HUTIN. 227
III.
Incidence de blé.
Eu cest ail ensement, environ le vingtiesme jour du iiioys
de mars , au temps de karesme , commença une si grant
clîierté de blé au royaume de France, et espéciaumeiit à
Paris et en pluseurs autres parties, que tanlost après ensvii-
vant , une très grande famine en ensuivi.
IV.
Incidence de famine.
En l'an de grâce après ensuivant mil trois cent seize ,
la chierté très grant de blé fu au royaume de France ; et
espéciaument à Paris au temps de Pasques ; en telle manière
que le sextier de froment valut soixante sols parisis ou
environ , bonne et forte monnoie au temps de lors decou-
rant.
Et après ce ensuivant, pour ce que la très grant famine
ensuivoit si croissant et angoisseux , pluseurs hommes et
femmes povres créatures , traveillans et labourans de fain ,
par rues et par places à Paris mouroient.
V.
De la comcle.
En cest an ensement, au moys de mars par pluseurs jours
à l'anuitier , la comète , un signe au ciel , fu veue au
royaume de Fiance signefiant le destruiment du royaume.
2?8 LES GRANDES CHRONIQUES.
VI.
Cornent les cardinah furent assemblés.
Et en cest an aussi, Plielippe conte de Poitiers, frère Loys
roy de France et de Navarre, c|ui en l'an devant passé estoit
meude Paris et aie, du commandement son frère, à Avignon
en Provence pour assembler les cardinals , se il peust pour
faire pape , lors ot parlement avec les cardinals qui ilec
estoient demourans, et les fist assembler à la cité de Lyons
sur le Rliosne pour élection du nouvel pape faire le jour de
la feste saint Pierre et saint Pol en juing.
YII.
Du trsspassemcnl le roy Lof s, roy de France et de Nai>arre.
En cest an vraiement, le jour du samedi après la feste de
Penthecouste, le cinquiesme jour de juing, au boys de Vin-
cennes , Loys roy de France clost son derrenier jour. Et
l'endemaiu ensuivant , c'est assavoir le jour de la Trinité,
sixiesme jour en juing, à Saint-Denis en France fu porté;
et l'endemaln lionnorablement enterré. Et après ce. Plie-
lippe conte de Poitiers qui à Lyon avoit longuement de-
meuré pour faire faire le pape , oï nouvelles de la mort
son frère le roy Loys , lors pour ce à Paris se retrait et
revint.
Et lors des barons de France receu paisiblement, prist
tantost , par l'assentement et l'accort de eux , la garde et le
gouvernement des royaumes de France et de Navarre , en
ses lettres son titre en telle manière disant : « Phelippe fds
» du roy de France , gouvernant les royaumes de France
» et de Navarre , à tous justiciers » , etc.
(1316.) PHELIPPE RÉGENT. 229
Ycelui roy de France et de Navarre Loys réjjna , après
son coronnement , couronné du royaume de France, neuf
moys et demi ou environ et laissa sa femme la royne
Climence grosse.
En ce nieisme an , environ la feste de la Magdalaine ,
Loys conte de Clermont et Jehan son frère conte de Sois-
sons avec pluseurs autres , pristrent la croix de la main
du patriarche de Jliérusalem pour aler Oultre-mer , en la
présence de pluseurs prélas pour ce à Paris assemblés. Et
lors fu crié par le conte de Poitiers que tous ceux qui nou-
vellement avoient prise la croix , et les autres qui par
avant l'avoient prise, si comme il avoit fait son père vivant,
si ordenassent et appareillassent qu'il fussent près à la
feste de la Penthecoste après l'an pour passer au saint
voiage.
Et en ce meisme an, Jehan conte de Soissons, qui avoit
pris la croix n'avoit guères , mourut.
VIII.
Du coronnement le pape Jehan,
Et en cest an ensement , les cardinals , à la cité de Lyon
sus le Rhosne ensemble assemblés, à un jour d'un samedi
le septiesme jour d'aoust , cslurent et firent nouvel pape ,
c'est assavoir : l'évesque jadis d'Avignon une cité en Pro-
vence , cardinal de l'églyse de Rome , lequiel deux cen-
tiesme pape fu appelle Jehan le vingt-deuxiesme.
Et en celle cité de Lyon , le jour de la nativité de la be-
noicte vierge Marie , le huitiesme jour de septembre, fu
coronnc et consacré de dyadème papal , présent Phe-
lippe conte de Poitiers , gouverneur des royaumes de
France et do Navarre, Charles son frère conte de la Mar-
20
230 LES GRANDES CHRONIQUES,
the, et ses deux oncles Charles et Loys , et inoult d'autres
barons du royaume de France et d'ailleurs , et prélas , éves-
ques , cardinals et autre clergié et peuple, pour icelui pape
en la cité de Lyon et en icelui jour assemblés.
Et adecertes en cest aii ensement, le premier jour de sep-
tembre, au palais de Paris, par le conseil au conte de Savoie
et de Charles conte de Yalois , et de Loys conte d'Evreux ,
et de l'évesque de Saint-Malo et de pluseurs autres éves-
ques , archevesques , prélas , barons , princes , contes , ducs
et chevaliers entre Phelippe conte de Poitiers , régent du
royaume de France et de Navarre , et Ptobert de Béthune
conte de Flandres, fu une condicion et manière de paix par
lettres authentiques faite et confirmée , et des eschevins de
Flandres pour tout le menu et le gros peuple commun
afFermée.
Et en cest an aussi, au uîoys de septembre, Robert d'Ar-
tois fils Plielii^pe d'Artois , qui fu fils du conte d'Artois
Robert qui mourut à Courtray en Flandres, entra à grant
ost et noble chevalerie de chevaliers ensemble aliés , en la
cité d'Arras , à luy usurpant et prenant, ainsi comme par
violence, la conté d'Artois, au préjudice de la contesse
d'Artois fille le dessus dit conte Robcrt(l). Mais tout veu, et
considéré que les parties proposoient, la propriété du conté
d'Artois fu déclinée à la contesse, et pour bien de paix, la
conté de Biaumont avec toutes ses appartenances fu don-
née audit Robert, et renonça au droit du conté d'Artois, se
point en i avoit, et le quitta et en furent faites lettres, et
jura que il ne vendi'oit jamais encontre.
En cel an, pour l'accord traitié entre le roy et lesFIamens,
(1) Le seul mnnuscril 218, supplément françois, contient l'important
passage qui suit. — Nos historiens n'ont pas assez remarqué que l'avène-
ment incontesté de Philippe-lc-Long à la couronne de France dût réveil-
ler naturellement les espérances du comte d'Artois.
(131G.) PHELIPPE REGENT. 231
fu Loys, le conte de Nevers, qui tant de maus au royaume
avoitfait, leceu fu des Flamens en grâce et luy fu rendue sa
conté où li rois avoit mis sa main. Et lors, li Flamens par
tei're et par mer se garnirent de vitaille , si qu'en brief
temps il ot meilleur marchié de pain et de vin que il n'ot
en France. Et puis assés tost , li Flamens se confederèrent
et adjoindrent aux Baonnois (1) et vindrent par nier contre
les François et prinrent quatre de leurs grans nés et les
ardirent ; combien cjue il déissent lors le contraire.
(2) Et cncest an, environ la chandeleur, furent assemblés
en la présence de Pierre d'Arrablay , jadis chancelier du
roy de France mais nouvellement avoit esté fait cardinal,
pluseurs barons, nobles prélas, bourgois en la cité de Paris;
lesquiels tous ensemble approuvèrent la coronacion de
Phelippe-le-Lonc, et luy promistrent obédience tant comme
à leur seigneur , et à Loys son ainsné fils après luy, tant
comme vray hoir ; efde ces choses firent foy et serement ;
et aussi ceux de l'université de Paris aprouvèrent les choses
dessus dites ; mais il n'en firent pas serement. Et adonc
fu-il desclairié que femme ne succède pas au royaume de
France.
Et en cest an , le vendredi après les Gendres , Loys ,
ainsné fils du roy Phelippe-le-Lonc , mourut , et aux frères
Meneurs emprès son aïeule Jehanne royne de France et de
Navarre fu enterré.
(1) Baonnois. On chcrcheroit vainement dans Ducange et les autres
iïlossaires ce mot qui se rencontre fréquemment chez les annalistes de
Flandres et dans la Clironi(iue métri<iue attribuée à Godefroi de Paris.
Dans tous les cas il paroit désigner des corsaires ou bandits de mer.
(2) Gel alinéa précieux n'est pas dans les manuscrits antérieurs à Gliar-
Ics Y.
C)' fenist Vystoire du roy Loys, roy de France cl de Na^'arre-
CI COMENGE L'YSTOIRE AU ROY
PHELIPPE, QUI FU CORONNÉ
EN ROY DE FRANCE ET
DE NAVARRE.
De la mort Jehan Jils du roy Loys de France et de Navarre qu'il ol
de la roy ne Climcnce; et cornent Phclippe conte de Poitiers fu
couronné en roj de France après la mort du dit roy Jehan.
En l'an de grâce mil trois cent seize, la royue Climence
qui estoit enceinte, chéi en une quartaine qui moult greva
sa porteure , et enfanta un fils qui avoit non Jehan qui
mourut assez tost après. Pour quoy Plielippe, conte de
Poitiers, se mist en possession des royaumes : mais le duc de
Bourgoigne (1) et sa mère luy estoient contraires, et disoient
que la fille son frère le roy Loys devoit hériter. Et les autres
disoient que femme ne puet hériter au royaume de France ;
pour ce ledit Plielippe fu couronné à roy, et à la nuit de
la Thiphaine après fu receu comme roy à Paris. Et tantost
il appella le dit Robert d'Artois , et luy fist tenir prison
longuement tant c[ue accort fu fait et de luy et de la con-
tesse d'Artois que il quicta du tout ; et l'en luy donna la
conté de Biaumont en Normendie (2).
(1) Le duc de Boimjoirjiie. Eudes IV, fils d'Arjuès de France, fille de saint
I-ouis.
(2) Ici le lexle du manuscrit de Charles V a beaucoup abrcgc les
20.
234 LES GRANDES CHRONIQUES.
II.
Des mariages des filles an roy de France.
En l'an mil trois cent dix sept, Phelippe le nouvel roy
changea le mariage qui estoit pourparlé de la fdle au conte
d'Evreux et du fils au conte de Nevers , et voult qu'il
préist une de ses filles, et si fist-il. Et le roy requéroit vers
les Flamens que les coudicions de leur pais fussent confir-
mées : mais les Flamens se descordoient en pluseurs peins,
pour quoy on ala au pape pour les acorder. Mais les mes-
leçons antérieures. Comme le sujet est d'une grande importance ,
on me permettra quelques réflexions. Philippe -le -Long fut- il roi
de France en vertu de l'application d'un article de la loi salique? ou
le fut-il parce qu'on décida hautement, pour la première fois, la grande
question de l'inhabileté des femmes au trône.^ Il est certain que chez
aucun écrivain contemporain on ne voit alléguer, à cette occasion, la loi
salique et ses prétendues dispositions; il est certain que plusieurs pairs
de France réclamèrent en faveur de la princesse Jeanne; il est certain
que le régent crut avoir besoin de soumettre la question au jugement
sans appel de la nation représentée. Et ce fut réellement cette mémorable
assemblée qui, pour le bonheur de la France, trancha la question de la
succession au trône.
Voici le texte le plus ancien des Chroniques de France, tel qu'on le
trouve dans plusieurs anciens manuscrits, entre autres dans le n» 218:
« En ce temps, la royne Climence chéi en quartaine, dont l'enfant que
» elle avoit en son ventre en fu moult pené. Dont puis, entour la saint
» Martin, elle enfanta d'un fil, qui fu nommes Jehan : mes il vesqui deux
» Jours ou trois seulement. Et dès lors, le conte de Poitiers tint comme
» roys le royaume; mes le duc de Bourgoigne li mist contradiction, pour
» sa nièce, laquelle le royaume devoit avoir, comme plus prochaine fille
» de roy, par droit. Mes respondu lui fu que femes ne dévoient pas suc-
» céder au royaume de France. Laquele chose ne se povoit clerement
» prouver. Et pour ce, le duc et la duchoise envolèrent lettres à pluseurs
» barons en depriant que il ne s'assentissent en la coronation de Phelippe,
» le conte de Poitiers. Et non porquant, le conte de Poitiers à grant com-
» paignie de gens d'armes vint à Rains, et fist fermer' les portes de la cyté
)) et ainsinc se ûst sacrer et coroner de l'arcevcsque. Mais le conte do
«Valois son oncle n'i volt eslre présent, et Karles aussinc, conte de la
>i Marche, son frère, n'i daigna estre, mais s'en parti de Rains le malin par
» indignacion. »
(1317.) PHELIPPE-LE LONG. 235
sages aux Flamens disoient qu'il n'avoient pas povoir de
liens acorder, mais de laporler : et pour ce le pape y envola
l'archevesque de Bourges et le maistre des Prescheurs ,
auxquiels les Flamens respondirent que il feroient le dit au
pape , mais qu'il eussent seurté que le roy les tenist. Moult
de seurtés leur furent offertes, mais nulles ne leur en souffi-
soient. Et quant il fu raporté au pape, il leur manda que les
seurtés estoient souffisantes et que il les presissent; ce qu'il
ne vouldrent faire, pour quoy la terre demoura entre-
dite (1).
Et en l'année devant , le onziesme jour de septembre,
à heure de vespres, fu très grant mouvement de terre qui
trembla par plus de cinq lieues d'espace.
Et en cest an, fu acort entre le roy et le duc de Bourgoi-
{;ne qui prist à femme l'ainsnée fdle (2) le roy qui n'avoit
point de fds. La seconde fdle fu fiancée au jeune enfant le
tlauphin de Vienne ; la tierce devoit estre donnée au jeune
enfant le roy d'Espagne , mais on la donna au conte de Ne-
vers ; la quarte mist la royne à Loncchaïup, cordelière : et
les trièves des Flamens furent proloigniées de Pasques en
un an après.
Et pour certain, en cest an fu le roy Phelippe-le-Lonc
moult prié des amis Enguerran de Marigni que il leur voul-
sist donner le corps du dit Enguerran qui avoit esté pendu,
et qu'il le peussent mettre en terre benoicte. Laquielle
chose le roy leur acorda : lors le firent ses amis oster du
gibet , et le firent enterrer (3) au milieu du cuer des Char-
(1) Entredite. La continuation de Nangis dit seulement que l'affaire ne
(lut être alors conclue.
(2) L'ainsnée fille. Jeanne. — La troisième fille, et non la seconde, fut
Isabelle, mariée au dauphin Guigues VIII, en ):520. — La seconde fut
Marguerite, mariée à Louis d'abord, conte de Nevers, puis au conte de
Flandres. — Ln quatrième fut Blanche.
(•3) l'ireii/ enterrer. Manuscrit 218, suppl. fran<;. ' « l'u enterre à Valvert,
23G LES GRANDES CHRONIQUES.
treux à Paris, avec Plielippe son frère archevesque de Sens ;
et sont tous deux sous une pierre.
Et en ce meisme an , en Italie , environ la fin de la
conté de Milan sourdirent hérites (1) de grant puissance,
c'est assavoir : Mahieu le visconte de Milan (2) et ses fils ;
avec luy Galeace, Marc, Lucin, Jehan et Estienne ; lesquiels
troubloient moult saincte églyse. Contre lesquiels inquisi-
cion fu faite; et furent trouvés hérites manifestement et
comme hérites furent condampnés. Dont il avint que sou-
vent il pristrent les messages du pape et les bâtirent et mis-
trent en prison et les despouillièrent , et despccièrent les
lettres du pape, et si i-obèrent pluseurs églyses et en met-
toient ceux à qui elles estoient hors , et si en tuèrent plu-
seurs ; évesques et abbés boutèrent hors de leur propres
lieux et les envolèrent en essil , et moult d'autres maux
firent. Et par le dit Mahieu fu entredit aux personnes de
l'églyse sennes, conseils (3), chapitres, visitacions, prédica-
tions ; et si abusa le dit Mahieu de pluseurs pucelles, et
depuis par force les mist en églyses ; et viola par force plu-
seurs nonnains ; et si nioit la résurrection, ou il en faisoit
doubte. Son aieul et son aieule furent hérites, et, avec eux, la
Mainfrede qui estoit du lignage au dit Mahieu de par sa
mère , tenoit le Saint-Esprit avoir pris char hiunaine ; si
furent ars tout en feu.
Et en ce temps, le pape fist moult de procès contre les
devant nommés hérites, et geta moult de sentences
contre eux, et donna grans indulgences à tous ceux qui
1) chiés les frères de Chartrousse. » De là seulement, peut-être, la renom-
mée du grand diable de Vauvert,
(1) Hérites. Hérétiques.
(2) Le visconte. « Malhœus de comitibus Mediolanensîs, et ejus Ollu
» Galeacius, Marchus, Lucliinus. » Il faudroit, je crois, Filii. Maffeo Vis-
conti, car tel est son véritable et illustre nom, avoit en effet quatre fils.
(3) Sennes, conseils. « Synodes, concilia, capitula, etc. »
(1318.) PHELIPPE-LE-LOiNC. 237
iioient à bataille contre eux. Eu environ ce temps Loys de
Bavière qui avoit esté couronné en roy des Romains s'en
entra en Italie , et avec les devant dis hérites s'acompaigna.
III.
De V absolution le conte de Neç'ers.
En l'an de grâce mil trois cens dix-huit , Loys conte de
Nevers fu accusé de moult de choses, sus lesquielles ilfu cité
sollempnelment à Compiègne à venir devant le roy person-
nelment à la quinzaine d'aoust respondre , protestacion
faite que s'il venoit ou non l'en feroit droit de ses eschoi-
tes (1) : car comme il eust fait hommage au père le roy de
la conté de Nevers , de la baronnic de Donzi, et de la conté
de Rethel qu'il tenoit de par sa femme , il se tourna devers
les Flamens encontre son seigneur lige en rébellion pour faire
contre luy quanqu'il pourroit, et en confortant les Flamens
contre le roy. Pour quoy le roy avoit mis en sa main les
dites terres , fors que tant que sur la conté de Rethel il
avoit assigné à la femme du conte certaine provision jusques
à deux milles livres par an : (et, à la persuasion des amis
d'icelui conte, le roy le laissa parler à luy à Gisors et le
reçut en sa grâce, soubs certaines conditions que il promist
à tenir ; et l'en luy rendi ses terres) : mais, ce nonobstant,
aux gentils-hommes de Picardie donnoit faveur qui s'es-
toient aliés, au préjudice du roy , aux Flamens ; et pour-
chaça tant comme il pot que le duc de Bourgoigne fist à
eux aliances en son pays et en Champaignc. Et commença
à garnir le chastel de Maizières contre le roy , si comme
pluseurs jugoient , et les autres forteresses de Rethel. Et
(1) De seseschoiiefs, Du son cas. « l'icrcl juslilix complc'iiciUum, »
238 LES GRANDES CHRONIQUES,
quant le conte de Nevers et le duc de Bourgoigae furent
acordés, toutes ces choses furent découvertes. Pour les-
quelles désobéissances, ledit conte fu cité par devant le roy,
mais il n'i vint né envoia. Et pour ce, derccliicf ses terres
furent mises en la main du roy , car il s'estoit tourné en
Flandres avec ses enfans.
En celle année et celle devant fu cliierté de blé et de vin
en France; si que le sextier de fourment fu vendu au prix
de soixante sous parisis. Mais aussi, comme par miracle de
Dieu, la cliierté cessa soudainement , si que le sextier de
froment revint à treize sous parisis : [et pour ce, un rimeur
dit :
L'an mil trois cent quatorze et quatre,
Sans vendangier et sans blé battre,
A fait Dieux le ciiicr temps abattre.)
En cest an, Maliaut, contesse d'Artois, voult entrer en sa
terre par force de gent d'armes; mais il i avoit moult de
chevaliers qui estoieut aliés au conte au pais, qui signifiè-
rent à ladicte eontesse que à gens d'armes elle ne entreroit
point , et que il garderoient le pas contre elle : mais se elle
i vouloit entrer simplement, il leur plairoit bien. Quant
elle vit que autrement n'y povoit entrer , elle se déporta
delà chose que elle avoit commenciée.
Et en ce meisme an, le pape Jehan envoya messages aux
Flamens etleur segnifiaque les seuretés que le roy de France
leur offroitil les reputoit pour souffisans, et leur conseilloit
que il les presissent, et se il les refusoient, les reputeroient
pour parjures et empescheurs du voyage d'Oultre-mer.
Finableinent , il pristrent journée aux octaves de la feste
Nostre-Dame my-aoust, pour donner response. A laquelle
journée le pape envoya et le roy aussi; mais de par les
Flamens il n'i ot personne , excepté deux fils de bourgois,
les quiels distrent qu'il n'avoient povoir de riens ordener,
(1318.) PHELIPPE-I.E-LOi\C. 2:i9
mais s'en estoient partis de Flandres pour querrir bestes
qu'il avolent perdues (1), et ainsi furent les messages du roy
et du pape moquiés , et s'en retournèrent à leur seigneurs.
Et en ce meisme an, fu moult grant guerre en Lorraine en
la cité de Verdun , et par telle manière entre les ciloiens
que l'une partie bouta l'autre hors la cité. Mais le conte
de Bar qui delFendoit la partie qui estoit dehors contre l'é-
vesque de la cité et contx'e son frère le seigneur d'Aspremont,
si leur abati deux chastiaux (2), et y envoia le roy le connes-
table par lequiel il furent mis à paix.
Et en ce temps, la royne Climence se parti de France et
s'en ala à Avignon , et la cuida trouver son oncle le roy de
Secile : et entra en Avignon, mais son oncle n'estoit pas venu,
si s'en ala saluer le pape , lequiel la reçut moult benigne-
ment , et luy eslut sa demeurance , jusques à la venue de
son oncle, en l'ostel des seurs de Saint-Dominique.
Et en ce temps le pape Jehan publia aucunes déclarations
sur la ruile des frères Meneurs ; et si fist aucunes constitu-
cions lesquielles il envoia à Paris et en autres lieux , sous
bulle , et voult que elles fussent leues publiquement si
comme les autres décrétales.
Et en ce temps, Loys de Bavière oï dire que le pape luy
avoit refusé la bénéicon impériale , laquielle luy estoit
cleue de droit, si comme il disolt; car il se reputoit avoir
esté esleu paisiblement j et pour ceste cause il luy appar-
(1) Ils s'exprimèrent sans doute d'une façon plus nette et plus inso-
lente : Nous sommes venus pour chercher des bêles, et nous les avons trou-
vées. Il y a un vieux dicton assez analogue à ce qu'ils durent dire : Je
cherche ma bêle ; qui l'a trouvée?
(2) Deux chastiaux. « Castrum solemnc quod Diulandium dicitur mûris
1) diruplis cl confractis, cum alio caslro nomine Sampigniacuni. » — Diu-
landium doit être pour Viulardum, aujourd'hui Diculouarl, près de Ponl-
à-Mousson. Samorjnieux, suivant le manuscrit de Sainl-Ylctor , n» 30C,
(Samiaginacum) est à deux lieues de Verdun.
'2i0 LES GRANDES CHRONIQUES,
tenoit de recevoir et de distribuer les honneurs de l'empire
par la manière de ses prédécesseurs. Si advint que, sans
requérir le pape , le dit Loys appella au concile général , et
fist son appellaciou en pluseurs lieux estre publiée , et affu-
moit le pape estre hérite , meismement car il sembloit que
il se efForçast de subvertir la ruile des frères Meneurs,
laquielle avoit esté confirmée de ses prédécesseurs.
IV.
Du cardinal qui vint faire la paix du roy Phelippe et du conle
de Flandres.
En l'an mil trois cent dix-neuf, envoia le pape un cardi-
nal, monseigneur Gocelin, du titre saint Mathurin et saint
Pierre , en France, pour faire la paix des Flamens. Lequiel
inist en terre Loys frère le roy Phelippe-le-Bel qui estoit
conte d'Evreux , chez les frères Prcscheurs de Paris delès
sa femme , et puis s'en ala vers Tournay. Lors envoia à
l'évesque du lieu que il féist assavoir aux Flamens sa venue,
et pour quoy le pape l'avoit envoie ; et cil n'y osa aler, mais
il y envoia deux frères Meneurs qui furent mis en prison,
du commandement du conte qui s'appareilloit de venir
asségier Lille , et avoit avec luy la commune de Gant, Et
quant il voult passer la rivière du Lys , ceux de Gant luy
distrent : « Sire , nous avons juré de garder les trièves de
» nous et du roy, si que sus luy ne vous suivrons-nous pas. »
Le conte se retourna courroucié et condampna ceux de
Gant à une grande somme d'argent , la quielle il ne voul-
drent paier : pour quoy il fist garder les pas de Gant, si que
nul n'i osoit entrer né issir qu'il ne fust mors ou pris ; et
les autres se gardèrent viguereusement. Le cardinal pour-
chaça tant que le conte et son fils vindrent parler à luy et
(1319.) PHËLIPPE-LE-LONC. 241
les messages du roy ; et fu oïdetié que le conte vendroit à
Paris à la ini kaiesme après , et feroit hommage au roy , et
seroient confirmées les condicions de la paix. Mais le conte
n'y vint pas , ains trouva raisons frivoles et cavillacions.
Et en ce meisme an , le samedi après l'Assencion , tres-
passa très noble homme Loys conte d'Evreux. Et le mardi
ensuivant , présent le roy et moult d'autres barons et pré-
las , et le cardinal Gocelin qui estoit venu à Paris pour la
paix desFlamens, lequiel chanta la messe, empressa femme
aux frères Prescheurs fu mis en sépulture.
Et en cest an, Robert le roy de Secile vint requeiTe aide
au pape: lequiel luy aida de dix galies , lesquelles il avoit
fait armer et appareillier pour le passage de la Terre sainte.
Si les bailla et délivra audit Robert , lequiel roy en
adjousta quatorze autres des seues , et les envoia en l'aide
de ceux de Gennes qui estoient asségiés. Quant les Guibe-
lins sorent la venue des dites galies , si s'en alèrent aperte-
ment au devant et les pristrent , et tuèrent partie de ceux
qui les conduisoient, et pristrent le port de Gennes, et ardi-
rent les faubours et donnèrent moult de fors assaux à la
cité de Gennes.
Et en ce meisme temps, Phelippe fils du conte de Valois
prist avec soy Charles son frère et moult d'autres nobles du
royaume de France , et s'en ala en l'aide des Guelphes , à la
requeste du roy Robert de Socile, son oncle de par sa mère.
Si entra en Lombardie et vint à la cité de Yerseilles; de la-
quelle cité les Guibelins tenoient une partie, et les Guel-
pbes l'autre. Si fu receu des Guelphes à très grant joie ,
et assailli les Guibelins bonnement au plus tost que
faire le pot ; mais il vit que il y faisoit pou , car il avoient
entrée et issue en la cité à leur volenté. Si ot, sur ce, con-
seil et s'en issi de la cité , mais il mist un embusche de-
dens la cité, si furent les Guibelins si près pris que il ne
21
242 LES GRAiNDES CHRONIQUES,
poient plus issir, né ne leur povoit-on aporter \ i taille-
Quant les Gulbelins virent ce , si mandèrent à Maliieu (1)
capitaine de Milan que il leur voulsist aidier.
Et en ce meisnie an , environ la feste de monseigneur
saint Jehan-Baptiste , il avint en Espaigne que un noble
homme en armes et en proesce, tuteur et garde de l'enfant,
roy de Castelle , comme par sa proesce et celle d'un sien
oncle qui avoit à non Jehan eussent moult de fois guerroie
les Sarrasins , et tellement cjue on espéroit que en brief
temps il eust conquis le dit royaume et mis en la main des
crestiens, toutes fois la chose fu autiement menée par la
volenté de Dieu et, espoir, par nos péchiés. Car comme les
nos fussent cinquante mille tant à cheval comme à pié, tous
armés contre cinq mille de Sarrasins , si avint cjue avant
que il se deussent combatre , le dit Jehan fti au lit malade
et mourut. Quant ces nouvelles furent scènes en l'ost , il
furent tous esbahis , et par telle manière , que jasolt ce que
il véissent clèrement la victoire estre à eux attribuée, onc-
ques ne se vouldrent combatre celle journée. Et pour ceste
cause fu la mort du dit Jehan plus hastée , car il avoit crié
et fait crier celle journée que on se combatist ; mais on
n'en fist riens , dont il ot si grant doleur au cuer qu'il en
mourut plus briefiuent. Et adonc tout l'ost des crestiens
s'en commença à fuir ainsi comme tous esbahis ; mais
comme les Sarrasins les peussent avoir tous tués , toutes
voies nul des Sarrasins n'ensuivi l'ost des crestiens ; dont il
avint que un Sarrasin dist au roy de Garnate(2), car le dit roy
n'i estoit pas présent au fait : » Sire, ne doutez pas, car Dieu
» s'est courroucié aux crestiens et à nous ; car comme il fus-
» sent si grant cjuantité cju'il peussent de nousaAoir eu brief-
(1) Maliieu. Rîafl'eo Yisconli.
(2) Carnaie. Grenade.
(13i9.) PHELIPPE-LE-LONC. 243
» ment victoire , nul de eux ne nous a osé assaillir ; et nous
I) comme il s'en fuioient les peussions avoir mis à mort, toute-
» fois aucuns de nous ne les ont ensuivis. »
Et en ce temps, entre Loys duc de Bavière et Ferri duc
d'Austrie , et ses frères Leopold, Othon et Jehan, pour
l'occasion de l'eslection entre les deux ducs faite et célé-
brée en grant discorde, sont nés très griefs périls de mort.
Car l'un ardit la terre de l'autre ; si roboient l'un l'autre,
moult de leur citoiens firent mourir, et ceux qui estoient
riches furent mis par eux à povreté.
De la paix qui/a faite entre le roy Phelippe et le conte de
Flandres.
En l'an de giace mil trois cent et vingt, à l'instance d'un
cardinal vint le conte de Flandres à Paris (I); (et tant
fu fait par le conseil du cardinal et des amis au conte, qu'il
fist hommage au roy. Lors tous supposèrent que la paix
fu confermée , car il ne sembloit pas que l'homme guer-
roiast son seigneur, né le sire son homme) : et furent là
les procureurs des communes de Flandres qui avoient po-
voir de confirmer la paix. Mais un malicieux advocat qui
avoit non Baudoyn , et avoit tous les jours trouvé poins
pour le conte tenir en sa rébellion , si fu au faire la pro-
curacion des dites communes, et y fist mettre un point ,
que les dis procureurs féissent telle paix au roy comme
le conte feroit. Et pour ce sembloit qu'il ne povoient con-
(1) A Paris. Variante du manuscrit 218 : u Avec sa fille, une sage dame
» qui famé avoit esté du seigneur de Courcy. » — La suite de ce cliapitrc
est conforme, non pas ù la continuation de Nangis, mais à la chroniiiue
inédite de Sainl-Viclor déjà citée, et conservée sous le n» 30G.
214 LES GRANDES CHRONIQUES,
fermer la paix se le conte ne la confernioit. Or avint que fu
assignée journée à confermer les poins de la paix : mais le
conte dit qu'il ne feroit riens se on ne luy rendoit Lille et
Bétliune et Douay ; ce que Enguerran de Marigny , pro-
cureur son père , luy avoit dit et promis. Car quant l'acort
fu fait entre le père le roy et le conte , il luy de voit assi-
gner douze mille livres de rente dedens le royaume ; et pour
ce qu'il ne le fist pas , le roy reçut ces trois villes. Enguer-
ran y fu envoie et conseilla au conte que il les quittast au
roy pour la dite rente ; et il luy donna espérance que il
pourchaceroit envers le roy que il luy rendroit assez tost
de grâce especial. Et adonc cil le crut et f urentlettres faites de
la quittance en telle condicion que elles ne seroient bailliées
au roy tant qu'il ne auroit faite la dite gTace. Enguerran s'en
retourna au roy et luy bailla les lettres sans luy faire men-
cion de la grâce , et tint le roy ces villes comme seues
propres. Pour ce, ne luy vouloit le conte accorder nulle paix
devant que il les réust, et le roy Phelippe (1) fu courroucié
et dist (2) qu'il n'auroit jamais les dites villes. Si le fist ainsi
jurera son oncle et à son frère. Et ce jour meisme le conte
de Flandres se parti de Paris et se liasta d'aler, avant que
le temps d'aler fausist. Les procureurs des villes envoièrent
après , et luy f u dit que il ne se partiroient de Paris tant
qu'il eussent fait ferme paix au roy, et qu'il n'avoient chose
en leur procuiacion qui l'empescliast, efqu'il savoient bien
l'intencion de ceux qui les avoient envoies ; et que s'il re-
tournoient sans riens faire , il n'avoient teste où il peus-
sentmettie leur chaperons. Quant le conte oï ce. si sot bien
se les villes ne luy aidoient que il seroit tantost déshérité ; si
(1) Phelippe. Philippe-lc-Long.
(2) Et disl. Variante du manuscrit 218 : « Et jura l'ame son père que
» jamais le conte ne Icndroit la seigaorie desdites villes. »
(1320.) PHELlPPE-LE-LOiNC. 245
s'en revint à Paris, et fa la paix conferniôe et le nuiriajje
fait de la fille au roy et du fds au conte de Nevers.
VI.
De la muelle des paslouriaitx.
En cest an, commença en France une muette sans nulle
discrétion : car aucuns trufteurs publièrent que il estoit
révélé que les pastouriaux dévoient conquerre la Saine te
Terre, si s'assemblèrent en trèsgrant nombre; et acouroient
les pastouriaux des champs, et laissoient leurbestes; et
sans prendre congié à père né à mère , s'ajoustoient aux au-
tres , sans denier et sans maille. Et quant cestui qui les
gouvernoit vit qu'il estoient si fors , si commencièrent à
faire maintes injures , et se aucun de eux pour ce estoit
pris , il brisoient les prisons et les en traoient à force , dont
il firent grant vilenie au prévost de cliastelet de Paris, car il le
trébuchièrent par un degré, et n'en fu plus fait ( 1 ). Si se parti-
(1) Et n'en fn plus fait. Ta ils n'en curent aucune punilion. Et il n'eu fu
rien. — La continuation de Nangis ajoute : « Undè et in pralo S. Gcrmani
» quod dicilur Pratum Clcricorum, se quasi defensari ad pr.i^iium paravo-
» runt , nulius tamen contra eos exivit, » Le manuscril 218 dit : « Et
» meismement assailiirent-il cl bâtirent le prévost de Paris Cille Hakin. »
Pour le manuscrit de Saint- Victor, voici comme il s'exprime ici : « A'ene-
» runt Parisius ubi cùm eorum aliqui in S. Murlinum de C;mipis carcere
» proptcr eorum maleficia lenerentur, pcr eorum viulentiam sunt ex-
«tracti; ad Castellatum posteà venienlcs , proposilum sibi assisterc
» altemptanlem, per quosdam gradua eum prœcipilavermit undè graviter
" fuit collisus. Inde ad S. Gernianum de Pralis, ubi recepti sunt curialiter,
» et comperto quod ibi uUus de sociis eorum tencbalur, lecesscrunt, et
» in prato quod dicitur scolarium se receperunt. Audierant enim quoil
>' miles Yigilii (te chevalier du Guet), cum raultitudinc armatorum conlra
» eos venire debebat, et ipsi ibi tutiiis quùni aliter se custodirenl. Miles
» autcm non venit, nescio quo consilio impcditus, ilàque de Parisiis
« rccesscrunt. » (F» 491 \°).
Nous avons déjà vu, sous le régne de saint Loul? , un mouvcmcul de
21.
24G LES GRANDES CHRONIQUES,
rent de Paris robaut les bonnes gens, el les villes les laissoient
aler , puis que Paris n'i avoit mis nul conseil ; et s'en vin-
drent jusques en la terre de Langue d'Oc ; et tous les Juis qu'il
trouvoient il occioient sans merci; né les baillis ne les po voient
garantir , car le peuple crestien ne se vouloit mesler con-
tre les crestiens pour les Juis. Dont il avint qu'il s'en fuirent
en une tour bien cinq cens , que hommes , que femmes ,
que enfans ; et les pastouriaux les assaillirent et ceux se
deffendirent à pierre et à fust ; et quant ce leur failli, si leur
gettèrent leur enfans. Adonc mistrent les pastouriaux le feu
en la porte , et les Juis virent que il ne poroient escliaper,si
s'occistrent eux-meismes. Les pastouriaux s'en alèrent vers
Carcassonne pour faire autel, mais ceux qui gardoient le
pays assemblèrent grant ost el alèrent contre eux, et il se
dispex-sèrent et fuirent çà et là , et les pluseurs furent pris
et pendus par les chemins , ci dix , ci vingt , ci trente ; et
ainsi failli celle folle assemblée.
Et en cest an ensement, l'en mist sus au conte de Nevers
qu'il vouloit empoisonner son père ; et Ferri de Piquegni
envoia au père un garçon qui luy pria, tout en plourant, que
il luy pardonnast le mesfait. « Sire , » dit-il, « vostre fds de
» Nevers me commanda que je féisse ce que frère Gautier son
» confesseur me diroit ; et il me bailla poisons, et commanda
» que je les vous douasse, mais je ne l'ai pas fait. » Cil frère fu
pris, et mis en prison et géhenne , et il ne recognut riens ; il
pastoureaux presque enlièrcmcnl semblable à celui-ci. On peut croire
que les cérémonies de la veille de Noël contribuêreni alors à exalter la
tête des esprits foibles, et à encourager les plans audacieux des charla-
tans. Le plus ancien et le plus célèbre des Noëls parvenus jusqu'à nous
commence par ces mots :
Laissez paistrc vos bestes,
l'astoureaux, par mons et par vaux.
Laissez paislre vos bestes ,
Et venez chanter l\oe.
(1320.) PHELIPPE-LE-LONC. 247
firent mettre aguet au conte de Nevers, et fu pris et mis en
un chastel qui est en la marche tl'Alemaigne , et fu garde du
seigneur de Fiennes et de Ferri de Piquegni, et du seigneur
de Renty , par le commandement son père et de Robert son
frère, à qui le père vouloit donner la conté de Los c|ui estoit
en l'empire. (Mais le commun de Flandres ne s'i voult
acorder , car c'estoit une noLle porcion de la conté , né il
ne vouloient que le dit Robert se méist si avant. ) Quant le
roy Phelippe sot que le conte de Nevers estoit en prison ,
si envoia au conte sollenipnels messages , qu'il le féist déli-
vrer ; lequiel dist qu'il appelleroit ses barons , et feroit
droit de ce que il luy conseilleroient. Et ainsi n'en fu plus
fait , car ceux qui le tenoient ne le vouloient point délivrer
se il ne leur pardonnoit du tout sa prison, en telle manière
que par luy né par autre dommage ne leur en vendroit ;
mais à ce promettre ne se voult le conte de Nevers acorder
de trop lonc lems ; à la parfin il s'i acorda , mais à l'acor-
der il y mistrent si griex condicîons, que se il ne s'i accordast
il fust déshérité : car entre les autres il y en avoit une qu'il
n'entreroit en Flandres tant comme son père vivroit , et
ainsi son père mort et luy absent , Robert son frère se
meltroit en possession de la conté.
Et en ce meisnie temps , comme Henri dit Caperel ,
né de Picardie et prevost de Paris , détenist un riche
homme homicide et coupable de mort au chastelet de
Paris , et le jour aprochast que l'en le devoit pendre pour
ses démérites, le dit prévost fist prendre u.n povre homme
qui estoit en prison en chastelet , et luy imposa le nom du
riche et le fist jiendre au commun gibet , et laissa aler le
riche homicide sous le non du povre innocent. Duquiel
fait le dit prévost fu convaincu par ceux cjui à l'enciueste
faire furent députés , si comme l'en dist : et avec ce crime
y en ot-il pluseurs autres, pour quoi fu par les députés du
248 LES GRA.N'DES CHRONIQUES,
loy à exiquéiiv des fais jugié à estre pendu ; non obstaut
que pluseuis de ses favorables déissent que on le faisoit
mourir par envie.
Et en cest an, Mahieu capitaine de Milan , quant il sot
la nécessité des Guibelins qui luy avoient requis aide ,
comme devant est dit , si leur envoia Galeace son fds.
Quant Phelippe de Valois sot sa venue, si fist savoir de luy
par message s'il avoit intcncion de conibatre à luy et aux
siens ; adonc respondi Galeace que ce n'estoit pas son inten-
cion de soi combatre contre aucun de la maison de France,
mais tant seulement secourre sa terre et deffendre ses
amis qui estoient en péril. Lors luy respondi Phelippe
de Valois : « Se vous entendez aux Guibelins porter vitaille,
» mon intencion est de y contrester au mieux que je pourrai. »
Geste response fu dite afin que Galeace se déportast de eux
porter vivres. Si respondi Galeace : « Je porterai vivres aux
» Guibelins qui sont enclos ; et se aucuns me veident comba-
» tre je me defFendrai. » Adoncques Phelippe se départi du
siège , et se esloigna environ d'une lieue en une place qui
luy sembla estre convenable pour combatre. Auquiel lieu
vint Galeace, et avoit devisé son ost en trois parties; et
estoit chacune partie de son ost greigneur la moitié que la
compaignie Phelippe de Valois , si comme l'en dit. Si as-
semblèrent, et passèrent le ditPhelipjie et les siens toute la
première partie de l'ost Galeace : quant Phelippe de Valois
vint à la seconde , si se doubta qu'il ne fust enclos , si pris- '
trcnt trièves les uns aux autres , car il avoit pou de
vivres par devers le dit Phelippe de Valois ; et ainsi s'en
retourna sans plus riens faire.
(1321.) rHELlPl'E-LE-LOKC. 243
vir.
De la condampnacion des mesiaux (1).
En l'an mil trois cent vingt et un, le loy estoiten Poitou,
et luy aporta l'en nouvelle que en la Langue d'Oc tous les
nicsiaux estoient ars, car ilavoient confessé que tous les puis
et les fontaines il avoient ou vouloient empoisonner , pour
tous les crcstiens occire et concilier de messcUerie ; si que le
seigneur de Partenai luy envoia sous son seel la confession
d'un meselde grantrenon qui luy avoit esté accusé sur ce qu'il
recognut c|ue un grant Juis et riche l'avoit à ce incliné, et
donné douze livres et baillé les poisons pour ce faire ; et
luy avoit promis que se il povoit les autres mesiaux amener
à ce faire , que il leur administreroit deniers et poisons. Et
comme l'en luy mandast la recepte de ces poisons, il dist
qu'il estoit de sanc d'homme et de pissast, et de trois ma-
nières de herbes , lesquielles il ne sot nommer ou ne voult ,
et si y metoit-on le corps Jhésucrist ; et puis, tout ce on
sechoit, et en faisoit-on poudre que l'en metoit en sachiets
que l'en lyoit à pierres ou à autre chose pesant, et la
getoit-on en iaue ; et c|uant le sachet rompoit si espandoit
le venin.
Et tantost le roy Phelippe manda par tout le royaume
que les mesiaux fussent tous pris et examinés; desquiels
pluseurs recognurent que les Juis leur avoient ce fait faire
par deniers et par promesses, et avoient fait quatre conciles
eu divers pays, si que iln'avoit meseleric au monde fors que
deux en Angleterre dont aucuns n'i fust en l'un (2), et en
(1.) Mesiaux. Lépreux.
(2) En l'un. Dans l'une de ces asscniblces.
250 LES GRANDES CHRONIQUES,
einporto'ient les poisons. Et leur donnoit-on à entendre que
quant les grans seigneurs seroient mors , qu'il auroient
leur terres , dont il avoient jà devisé les royaumes , les
contés et les évescliiés. Et disoit-on que le roy de Garnate,
que les crestiens avoient pluseurs fois desconfit , parla aux
Juis que il voulsissent emprendre celle malefaçon , et il
leur donroit assez deniers et leur administreroit les poi-
sons ; et il distrent que il ne le pourroient faire par eux ;
car se les crestiens les véoient appioucliier de leur puis, si
les auroient tantost souppeçonneux ; mais pai- les mesiaux
qui estoient en vilté pourroit estre fait ; et ainsi par dons
et par promesses les Juis les enclinoient à ce : et pluseurs re-
nioient la foy et metoient le corps de Jliésucrist en poisons,
par quoy moult de mesiaux et de Juis furent ars ; et fu
ordené de par le roy que ceux qui seroient coupables fus-
sent ars , et les autres mesiaux fussent enclos en maladre-
ries sans jamais issir ; et les Juis furent bannis du royaume ;
mais depuis y sont-il dcmourés povu- une grant somme d'ar-
gent.
En cest an meisme avint-il un cas à Vitri qui estoit tel ,
que comme quarante Juis fussent emprisonnés pour la
cause devant dite des mesiaux , et il sentissent que
bricfment les convendroit mourir , si commencièrent à
traitier entre eux en telle manière que l'un d'eux tueroit
tous les autres , afin que il ne fussent mis à mort par la
main des incirconcis : et lors fu ordené et acordé de la
volenté de tous que un qui estoit ancien et de bonne vie en
leur loy les metroit tous k mort ; le cjuiel ne s'i voult
acorder s'il n'avoit avec luy un jeune bomme ; et adonc ces
deux les tuèrent tous , et ne demoura que ces deux : et lors
commença une question entre eux deux, le quiel metroit
l'autre à mort ? Toute fois l'ancien fist tant par devers le
jeune que il le mist à mort; et ainsi demoura le jeune tout
(1321.) PHELIPPE-LE-LONC. 251
seul , et prist l'or et l'argent de ceux qui estoient mors , et
commença à penser coment il pourroit eschaper de celle
tour où il estoit. Si prist des draps et en fist des cordes , et
se mist à paine pour descendre : mais sa corde si fu trop
courte , et si pesoit moult pour l'avoir qu'il avoit entour
luy , si chéi es fossé et se rompi la jambe ; le quiel quant il
fu là trouvé , si fu mené à la justice , et confessa tout ce
que devant est dit ; et lors fu-il condampné à mourir avec
ceux que il avoit tué.
Et en ce meisme an, conçut le roy et ot en pensée de or-
dener que par tout son royaume n'auroit que une mesure et
une aune. IMais maladie le prist , si ne pot accomplir ce
que il avoit conceu ; et si avoit eu en propos que toutes
les inonnoies du royaume fussent venues à une. Et cette
chose le roy avoit intencion de faire.
Et en cest an meisme, le pape condampna une erreur que
aucuns avoient controuvée par envie ; car pour retraire les
gens de venir à confession aux religieux, il affirmoient c]ue
ceux qui à eux se confessoient , combien que il eussent pri-
vilège du pape de o'ir les confessions et de eux absoudre ,
il estoient tenus de confesser ces meismes péchiés à leur pro-
pre curé ; mais le pape avoit fait nouvellement une décré-
tale et avoit affermé c|ue c'estoit erreur , et commanda
que nul ne soit si hardi de ce plus dire , et fist que un
maistre de théologie qui ce avoit prceschié et déterminé en
pluseurs escoles, le rappellast , et avoit nom maistre Jehan
de Poilli, piquart.
En cest an meisme, le roy Phclippe , combien qu^'il fu
franc et débonnaire , par le mauvais conseil d'aucuns c|ui
plus amoient leur proffit qu'il ne faisoient la paix du
royaume , voult lever de tous ses subjets trop grant exac-
tion ; si que le menu peuple disoit qu'il vouloit avoir le
quart de chascun, combien qu'il ne semblast pas que ce fust
252 LES GRANDES CHRONIQUES,
vérité de si graut somme ; et jà estoient semons les boiirgois
de Paris et des autres bonnes villes qui se merveilloient et
disoient : « Qu'est devenue la rente du royaume et les dixies-
» mes et les annviels des bénéfices dont il a eu les rentes du
» premier an, et la svibvencion des Juis et des Lombars? et si
» ne paye nulle debte né les aumosnes que ses ancestres ont
» donné aux povres religieux et aux filles Dieu , et prent en-
» core à créance tout ce qu'il prent. Né il n'a tenu clievau-
» ciliée né fait édifice si comme son père fist. Où est tout ce
» fondu? » Si se ponsoient que aucuns cjui estoient entour luy
l'avoient emboursé et conseillié de lever ceste exaction pour
mieux embourser. Et encore avoit-il requis le dixiesme du
pape, et le pape luy ottroia se les prélas s'i accordoicnt. Pour
quoy il leur requist cjue chascun assemblast ses suffragans
pour demander leur assentement. Lesquiels luy respon-
dirent que le passage d'Oultre-mer n'estoit pas prest , pour
quoy il convenist jà donner le dixiesme ; mais quant il le
seroit, il luy ottroieroient volentiers ou il iroient avec luy.
Si avint au commencement d'aoust, que le roy cliéi en
deux grièves maladies , c'est assavoir : En quarte et en flux
de ventre et de sanc , et langui moult longuement ; et fu-
ient faites pluseurs processions pour luy empêtrer garison,
mais né prières né pliisiciens n'i valut riens , qu'il ne tres-
passast le tiers jour de jenvier qui fu le dimenclie des octa-
ves saint Jehan l'évangéliste , entour mienuit. Et l'ende-
main de la Tbiphaine, il fu enten-é à Saint-Denis , et son
cucr fu mis aux frères Meneurs de Paris et ses entrailles
aux Preescbeurs. Ne targa pas sept jours après que la
royne-mère, qui fu femme au roy Phelippe qui mourut en
Arragon , trespassa à Vcrnon , et fu aportée à Paris ; et son
corps fu mis aux frères Meneurs, délès le cucr le roy Phe-
lippe son seigneur.
(1321.) PHELIPPE-LE-LONC. 253
(I) Et en icest an chéi si grant plenté de noif (2) à Paris
et au pays d'entour qu'il n'est mémoire que oncques en
cliéist tant ; et ce fu par trois fois. Et en ot si grans mon-
ciaux par les rues de Paris que à paine y povoit-on aler, si
la convcnoit porter aux champs ou à Saine en hostes
ou en tomberiaux , et les voies dehors et les fossés en
furent si plains qu'il y ot assez de péril à aler à pié et à
cheval.
Un escolier du royaume de Suesce (3) qui estoit appelé Be-
neoit, prestre et honneste personne, estudiant à Paris en la
science de Canon, ot un varlet qui ot nom Lorent. Cestui Lo-
rent en l'an de Nostre-Seigneur miltrois cent quatorze, le di-
mcnche après Pasques, du royaume dessus dit aportoit ar-
gent à son maistre , lequlel entra en la mer. Et lors vint si
grant tempeste que tous ceux qui estoient en la nef furent en
péril de mort ; et lors chascun d'eux commença à deman-
der aide à Dieu à qui obéissent la mer et les vens. Cestui
Lorent ot espécial dévocion à Saint-Denis : et si voua et
promlst que s'il povoit estre délivré du péril , le plus
tost qu'il seroit à Paris , il iroit visiter le lieu des corps
saints à Saint-Denis ; et tantost il vindrent à port de salut.
Et quant le dit Lorent vint à Paris , il ne luy souvint du
veu qu'il avoit promis à Saint-Denis ; et targa trop d'acom-
plir. Si avint une journée que Dieu qui par maladies et par
bateures rappelle les cuers des bons , envoia une grief
maladie au dit Lorent , en telle manière qu'il perdi ainsi
comme tout son sens , et qu'il n'ot membre de quoy il se
peust aidier. Et si sembla à son maistre et à deux autres
qu'il estoit en péril de mort ; et ceste maladie n'estoit pas
(1) Toute ceUc fin du règne de Philippe V n'est pas dans la continua
lion de Nangis.
(2) Noif. Neige.
(3) Suesce. Suède.
TOM. V. 22
254 LES GRANDES CHRONIQUES,
épiletique (1), mais ce fu du jugement de Dieu et de saint
Denis. Va quant Beneoit, maistre de celui Loicnt, vit qu'il
estoit en si gianl péril , il en fu moult esbalii ; et commença
à penser qu'il pourroit faire pour sa santé? Et par la grâce de
Dieu il luy vint en mémoire d'aler en pèlerinage à Saint-
Denis, selon ce qu'il avoit oï dire à son varlet quant il estoit
en santé, et si pensa qu'il n'a voit pas acompli son pèlerinage,
et pour ce il estoit encheu eu la dite maladie. Si le voua à
saint Denis en disant en ceste manière : « S:'' saint Denis donne
» santé à mon varlet, je luy promet que je avec mon varlet de-
» main à s-on moustier irai dévotement. » Et tantost en l'eure
qu'il ot promis son veu , il sembla au dit Lorent qu'il eust
mieux dormi que qui eust esté malade. Et si luy apparut
un homme de moult révèrent cliiere , qui estoit vestu en
habit de évesque , qui avoit le cliief coppé parmi le col ,
selonc ce que nous luy demandasmes diligeamment ; et si
parloit au dit Lorent la langue de Suesce , et luy dist :
S/ac oh Jip , harst ; kntli hiisnina liait mam hili gai atter
hura. Qui vaut autant à dire en françois : « Liève sus tau-
» tost, et is (2) hors de la ville vers Septentrion, et tu trou-
» veras un homme par lequiel tu seras guéri. » Et quant la
vision fu départie, Lorent fu tout sain et commença à faire
sabesoigne parmi l'ostel, comme il avoit acou&tumé. Et quant
le maistre du dit Lorent ot oi la vision et veue la santé
de son varlet , il alèrent tous deux à Saint-Denis l'endemain
bien matin, la douziesme kalende de juing, pour visiter les
corps sains selon ce qu'il avoient promis : et rescript et
raconta le dit Beneoit , en la présence du dit Lorent son
dit varlet, tout ce qui leur estoit avenu ; et selon droit ,
nous devons croire audit Beneoit qui estoit hommehonneste,
(1) Epiletique. C'csl-à-dire, il me semble : Ne provenoit pas du démon.
(2) Is. Sors.
():321.) PHELIPPE-LK-LONC. 255
et par meilleur raison à luy et à deux autres prestres qui
virent ledit Lorent ainsi malade qui le nous ont tesmoignié
en leur consciences, et nous le devons croire certainement.
Et quant ce miracle fu ainsi approuvé en l'cglyse monsei-
gneur saint Denis, on fist sermon devant le peuple et sonna-
l'cnles cloches à l'oiineur de Dieu et de monseigneur saint
Denis , et fu chanté à haute voix en l'églyse : Te Deiun lau-
daiims.
(1) En ce temps avint en la cité d'Arras que deux femmes
en estât de béguîgnage feignoient que il leur estoit venu en
appert, par la révélation d'un ange, qu'il allassent au roy de
Fiance luy segnifier de par Dieu que toutes les religions de
f;>mmes fist annuler , et ilecques , es lieux desdites reli-
gieuses méist frères de telle règle comme la religion estoit.
Si vindrent au roy et luy disrent que dit est. Adonc, le roy
les entendit moult bénignement, nonobstant qu'il fust très
fort malade, et cuidoit que ce feust vray ; si assembla son
conseil et fu trouvé que ce n'estoit que une dérision, et fu-
rent prises et après laissées aler.
Du roy Phelippe qui fu mort en l'an mil trois cens vingt
et un vint en succession le royaume , sans nul contredit , à
Charles conte de la Marche ; et fu couronné à Reins le di-
menche de la quinquagesime , c'est vingt et uniesme jour
de février ; mais il ne vint à Paris devant le karesme
après.
En cel an, avoit le roy d'Angleterre eu victoire de ses ane-
mis: car le conte de Lenclastrc avoil csinu pluseurs contes
et pluseurs barons contre luy , condjien qu'il fust son
cousin germain, et s'esforçoit de luy deshériter : sienne
il avint que les gens le roy orent bataille contre eux , et
fu occis le conte de Herefort, et le conte de Lenclastre pi is
(I) Cet alinéa manque, dans la plupart des manuscrits.
266 LES GRANDES CHRONIQUES.
et pluseurs autres contes et bavons. Le conle de Lenclastre
et la teste coppée , et les autres barons furent pendus (1).
(1) La malière de cet alinéa sera développée au chapitre deux du
régne suivant.
Cy fenissenl les Jais du roy Phelippe-le-Lonc.
CY COiMENGENT LES FAIS DU UOY
GHARLES-LE-BEL.
I.
Cornent le roy Charles fa dcparli de sa femme pour cause de fil-
lolage ^ et après espousa Marie file Henri jadis empereur de
Rome.
Après la mort du roy Phelippe-le-Lonc régna sur les
François Charles-le-Bel son frère. Au commencement de
sou royaume (1), il escripvit au pape comme pour cause de
cognacion espirituelle , laquelle estoit entre luy et Blanche
sa femme fdle de Maliaut contesse d'Artois ; laquielle cou-
tesse mère de la devant dite Blanche avoit levé et tenu sus
fons le roy Charles ; et ainsi, selon les drois canons, le ma-
riage estoit nul , meismement cjue dispensacion n'avoit pas
esté faite né requise au Saint Père qu'il luy pleust à pour-
veoir de remède compétent et convenable. Laquielle chose
quant le pape l'ot entendue , il commist à l'évesque de Pa-
ris , à l'évesque de Biauvais et à messire GefFroy du Ples-
sié prothonotoire de la court de Rome , qu'il enquéissent
diligeamment de la vérité , et ce qu'il auroient trouvé dé-
nonçassent et féissent savoir à la court de Rome.
L'an de grâce mil trois cent vingt deux , la veille de
rAscencion,lepape diligeamment informé que la dite con-
tesse d'Artois, mère de lu dite Blanche, avoit levé des sains
(I) Royaume, riègne.
22.
358 LES GRANDES CHRONIQUES,
fous le roy Charles, pour quoy entre liiy et sa ligniée il avoit
cognacion espirituelle , donna sentence que au cas que
tlispensacion n'evist esté donnée du Saint Père , le mariage
de Charles et de Blanche estoit nul. Si donna congié
au roy qu'il peust prendre autre femme.
(l)En cel an, environ la Chandeleur, le conte de Nevers
fu délivré de prison. Lequiel comme il f ust venu à Paris ,
acoucha de une grief maladie qui fu causée , si comme au-
cuns dient , en la prison où il fu mis , et de celle maladie
il mourut ; puis fu enterré aux frères Meneurs l'endemain
de la Magdelaine. (2) Et ainsi la contesse sa femme retourna à
son héritage, c'est assavoir la conté de Tîestel, de lac|uielle
conté le dit conte en son vivant ne vouloit cjue elle en joit,
combien que le roy luy eust assignée pour porcion ; et avec
ce deust avoir la moitié de la conté de Nevers pour son
douaire.
(3) En cest meisme temps, le roy Charles prist à femme
la seur au roy de Boesme, jadis fille de l'empereur Henry et
conte de Lucemhourg, à Prouvins le jour de la feste saint
Mathieu apostre, en septembre. (Et de là, il vindrent à Pa-
ris , le jour de la feste des l\elic|ues , cjul est le derrenier
jour de septendîre où la feste fu céléljrée très solempnelle-
ment. Et vindrent ceux de Paris jusques à Saint-Denis, en-
contre la royne, à cheval et à pié, à moult nobles paremens.)
(1) Inédit.
(2) La On de cet alinéa n'est pas dans la conliniiation de Nangis, et
diffère dans beaucoup de leçons françoises : « Et lors sa femme tourna
» en son héritaige de Rclhcl, et pour son douaire deust avoir la conté
» de Nevers. De la mort du conte fu dit par créance que l'en luy eust
» donné en sa prison quelque chose par quoi sa mort fu avancée. Car
» il pensoient bien qu'il estoit do tele conscience que se il eust longue-
» ment vescu, 11 n'cust tenu envers son père né envers ceux qui tenu
» l'avoient, nulcs convenances, combien qu'il les eust jurées. » (Msc. do
Sorbonnc, n° iSO.)
(3) Inédit.
(1322.) CHARLES-LE-BFX. 259
(1) En ce nieisme joiu- trespassa Giraul Guete, né tie Clei-
mont en Auvergne, qui , par sa soutilleté et jnalice estoiL
venu de petit estât en si giaiit qu'il fu trésorier de Plielippe-
le-Long. Mais commune renommée estoit c|ue trop présump-
tueux estoit en oubliant son premier estât , et en faisant
assés de molestes, griefs et inconvéniens au peuple et aux
nobles 11 om mes. Dont le roy Charles, qui vit son trésor
comme tout vuit ; — car meismement comme son frère eust
receu les diziesmes n'avoit guères , et pou avoit despendu
et riens payé des grans deniers, — fist arrester ledit Giraut et
fist faire enqueste sur luy. Laquelle trouvée , il fu con-
dcmpné à paier treize cent mil livres sans l'amende arbi-
traire; et avec tout ce, pour mieux savoir la vérité dudit
trésor et des griefs que fais avoit, il fu mis en géhennes di-
verses, si comme l'en dit, dont il chéi en fièvre coulinue et
morut en prison au Louvre, et fut enterré en l'Ostel-Dieu
de la Magdelaine, povrement, du commandement du roy
qui dist que ceux qui meurent en prison royale ne doivent
estre enterrés sole m jîn elle ment , pourcjuoi il appert que à
tort aient esté pris ou emprisonnés.
Assez tost après Robert le conte de Flandres mourut ; et
Loys fils du conte de Nevers qui avoit espousée et prise à
femme la fille au roy Phclippe derrenièrement trcspassé ,
de la volenté des communes de Flandres , lesquielles com-
munes avoient juré que il n'auroient auti'e seigneur, fu fait
et establi conte de Flandres ; non obstant que Robert fils
du conte de Flandres et frère au conte de Nevers eust oc-
cupé les chastiaux et les forteresces de Flandres, par l'aide
du conte de Namur , en alant encontre son serement qu'il
avoit fait et pi'omis au roy , quant il (3) maria sa fille à
(1) Inédit.
(2j II. I,c roy, rhilippc-le-Lonj.
260 LES GRANDES CHRONIQUES,
l'ainsné fils son frère le conte de Nevers. Si fu le serenient
tel et la promesse que se le conte de Nevers niouroit avant
son père le conte de Flandres, que la conté de Flandres ven-
roit à Loys son fils, après la mort du conte de Flandres , et
non pas à soiî frère Robert. Geste convenance jura à tenir
le dit Robert et l'approuva , et renonça à tout le droit qu'il
povoit jamais avoir en l'éritage de la conté de Flandres (1).
Et, pour ce, après la mort au conte de Flandres les Flamens
ne vouldrent autre accepter que Loys, fils au devant dit conte
de Nevers ; ainsois mandèrent au roy et segnefièrent que
s'il prenoit et recevoit autre à hommage , que le dit Loys
fust certain qu'il prendroient par devers eux le gouverne-
ment de la conté de Flandres. Et, pour ce, pristrent les
Flamens le conte de Namur qui le dit Robert soustenoit
comme son oncle, et le mistrent en prison. Lequiel Robert
quant il vit que les Flamens orent mis le conte de Namur
en prison , s'en vint en France pour ce qu'il n'osoit pas
bonnement demourer au pays. Puis fist (2) le dit Loys hom-
mage au roy de la conté de Flandres ; mais Mahieu frère
le duc de LoiTaine , qui avoit à femme la suer du conte
trespassé, laquielle n'avoit pas renoncié à son droit et devoit
sviccéder comme hoir plus prochain à son père , si comme
elle disoit , s'opposa en toutes manières ; pour quoy le roy
ne voult accepter riiommage du conte ; ainsois luy fist
inhibicion qu'il ne se portast pour conte né receust aucuns
hommages jusques à tant que sentence fu donnée sur les
choses dessus dites.
Au derrenier, mandèrent les communes de Flandres au
(1) La conlinuation de Nangis ne reproduit pas le reste du chapitre.
(2) Puis fist. Cette phrase est moins exacte ici que dans les autres le-
çons. « Et Loys, combien que il fust petit et jeune enfant, offri au roy de
« France hommage , etc. » (Msc. 9C50.) — Nos historiens modernes n'ont
pas su mettre tous ces détails à profit.
(1322.) CHARLES-LE-BEL. 261
dit Loys qu'il veiiist seureinent à eux , et il seioit leceu
comme le seigneur; laquielle chose il fist et vint à eux. Les-
quiels le reçurent comme conte à grant honneur : et com-
bien qu'il le refusast, ce sembloit , reçut-il les hommages
des barons de Flandres , et premièrement du conte de Na-
niur; puis le (1) délivra de la prison aux Flamens qui
pris l'avoient , si comme il est devant dit (2).
II.
D'une (hssencion qui vint entre le roy d'Angleterre et ses
barons.
En ce temps vint entre le roy d'Angleterre et pluseurs de
ses barons une moult grant dissencion , desquiels barons
estoit chevetaine principal le conte de Lencastre , noble
homme et moult puissant en Angleterre , oncle du roy de
France par sa mère, et germain du roy d'Angleterre de par son
père. Car comme le roy d'Angleteri'e voulsist entroduire en
son royaume aucunes nouvelletés indeues encontre le bien
de tout son peuple et du royaume d'Angleterre ; — laquielle
chose il ne povoit faire sans leur consentement , si comme
il disoient , et meisnaement qu'il le réputoient et tenoient
pour idiot et non souffisant au gouvernement du royaume ;
— il se rebellèrent contre luy , tant que division se fist des
barons d'Angleterre , dont les uns nourrissoient la partie
du roy et les autres la leur. Par quoy toute Angleterre fu
mise en grant tribulation et meschief. Et avint que un che-
(1) Le. Le comte de Namur.
(2) J'ai suivi pour tout ce ciiapilre la leçon beaucoup plus nette et plus
étendue du msc. de Charles V, n" 8395. Quant aux éditions précédentes
des Chroniques de Saint-Denis, elles l'ont complètement omis.
202 LES GRANDES CHRONIQUES,
valier d'Angleterre nommé Andrl de Karle (1) qui désiroit à
plaire au roy, espia en la ville de Burbugne (2) le devant dit
conte de Lencastre et le prist malicieusement avec pluscurs
autres barons , lequiel amena avec ses prisonniers et pré-
senta au roy d'Angleterre.
En celle prise mourut et fu occis, sus le pont de la ville
devant dite , le conte de Harefort. Après ce que le conte de
Lencastre et les autres barons orent esté présentés au roy ,
il envoia les barons en diverses prisons; et, au conte de
Lencastre, après ce qu'il ot esté confessié , oi sa messe et
reçeu le corps Jhésucrist au sacrement de l'autel , fist la
teste couper ; et en une abbaie qui estoit près le fist porter
et enterrer. Auquiel sépulcre , si comme pluseurs racon-
tèrent , Nostre-Seigneur monstra puis moult de miracles ,
et fait encore.
Et puis le roy d'Angleterre , en récompensacion du ser-
vice qu'il avoit receu du devant dit chevalier Andri de Karle,
donna à icelui la conté de Rarleel (3) où il y a pluseurs
cliastiaux et forteresces. Mais icelui chevalier Andri pen-
sant en soy meisme que longuement demourer en An-
gleterre ne luy scroit pas seure chose , se transporta en
Escoce ; et s'alia et ferma aliances à Robert de Brus cpii en
ce temps estoit roy d'Escoce , et luy promist à rendre la
conté de Karlcel qui luy avoit esté donnée , et à prendre
sa suer à femme par mariage.
(1) Les historiens anglois, qui n'ont pas mieux connu tous les détails
(jui vont suivre que nos historiens modernes, nomment ce personnage le
chevalier Harklay.
(2) Burbugne. Ou mieux Burgh.
(3) Rarleel. Carlislc.
(Ii22,) CHARLES-LE-BEL. 263
III.
Cornent le roy d'Angleterre em'olii Escoce.
En ceste année meisnie, le roy d'Angleterre, avec grant
plentc fie gent d'armes qu'U avoit assemblé , entra en
Escoce, et gasta le pays tout environ jusques au chastiau
de Pendebroc (1) qui vaut autant à dire en françois comme
le chastel aux Pucelles, et ne pot passer en avant pour vi-
taille qui deffailloit en l'ost. Si convint qu'il se retournast ;
si renvoia son ost jusques à une montaigue que on appelle
Blanqvie-More , emprès laquielle y a une abbaïe. En celle se
loga la greigneur partie de son ost , et le roy tendi ses pa-
veillons un pou loing de eux, si estoit la xoyne avec luy
qui de près le suivoit. Quant le roy se fu ainsi logié, il donna
congié à son ost et cuida bien estre asseur, car il estoit
bien à vingt-quatre lieues loing de ses anemis. D'autre part,
aussi en la dite abbaïe , estoient logiés messire Jehan de
Brctaigne conte de Ricliemont , monseigneur de Sully
avec bonne compaignie, lesquiels estoient venus en message
au roy d'Angleterre de par le roy de France.
Ore avint et ne demoura guères que Andri de Karle, dessus
nommé, segnefia aux Escos qu'il venissent seurement , et
qu'il trouveroient le roy d'Angleterre desgarni île son ost
et de sa gent. Lesquiels, quant il orent ce oi et sceu que c'es-
toit vérité , ainsi comme gens forsenés et entalcntés de eux
vengier , en une nuit et un jour clievaucliièrent et errèrent
tant qu'il vindrent près de l'abbaïe où estoient logiés mon-
seigneur Jehan de Brctaigne et sa compaignie devant dil(;
{\) Pendebroc. Conlinualion de Nantis : l'cndebovam. Il faudroit , je
crois, Edaiiburg, dont l'ancien nom éloil effcclivemoiU Casintm Viiclla-
yiiiii. — l',l<mque-More. Black-Morc (noir marais).
204 LES GRANDES CHRONIQUES,
qui mengoieut etestoientà table. Et comme il leur fu dit
que c'estoient les Escos qui venoient tous armés sus le
roy d'Augleterre , à paine le povoieiit-il croire né vou-
loient. A la par fui quant il sorent ainsi cju'il estoit voir , il
pristrent leur armes et s'armèrent , puis se mistrent noble-
ment eu conroy pour eux deffendre, et vouldrent garder un
pas estroit afin que les Escos ne peussent avoir passage. Et
comme de première venue il se defFendirent viguereuse-
ment et méissent à mort pluseurs Escos , toute voies ne
porent-il résister à la grant multitude qui estoit des Escos,
mais il convint qu'il se rendissent, ou autrement eux et
toute leur compaignie eussent esté occis et mis à mort.
Quant le roy d'Angleterre oï dire que les Escos venoient
si asprement , si fu moult troublé en cuer ; car il n'avoit
avec luy cjue trop pou de gent.Etpour ce nécessité le contraint
de luy départir tost et isnelment ; si s'en parti tantost : et la
royne , avec sa gent , s'adressa vei'S un cliastel très fort assis
sus une roclie qui joint à la mer (1), et se mist ilec à garant.
Un peu après, la royne se doubta que elle ne fust assegiée
des Escos et des Flamens : si prist courage d'homme et se
mist en mer où elle ot moult à souffrir , et fu en moult de
périls luy et sa gent , et tant que une de ses damoiselles y
mourut, et une autre enfanta avant son terme; toutes voies
à l'aide de Dieu, elle arriva seurement au port d'Angleterre.
Après toutes ces choses , il vint à la cognoissance du roy
que messire Andri de Kai'le avoit fait venir les Escos , et
faite celle traïson; si le fist espier le roy de toutes pars, tant
cju'il fust pris et admené devant luy. Quant il le tint, il en
fist telle justice : il fu premièrement atachié à la queue de
deux roncins et trainé , puis fu ouvert ainsi comme un
(1) Addilion du msc. 21S : « Dont par où !cs Flamans vindrent en
» Escossc. »
(1322.) CHARLES- LE BEL. 2f5
iwiircel, et prist-on sa broviaillo, c'est à dire ses boiaux et
ses entrailles ; et les ardist-on devant luy. Puis luy coupa
l'en la teste et après fu pendu par les espaulcs ; au dcrre-
uier il fu despendu et devisié en quatre pièces : et furent
les pièces l'une çà l'autre là , aux quatre maistres cités
d'Angleterre portées et pendues (1), tant pour espoventer
comme pour donner exemple aux autres de eux garder de
faire traïson à leur seigneur , ou chose semblable.
Depuis, le roy de France escript à Robert de Brus qui se
tenoit pour roy d'Escoce , cju'il luy rendist le seigneur de
Sulli , lequiel il avoit envoie en Angleterre comme messa-
gier et non mie contre les Escos ; si le rendi au roy de
France franchement sans nulle raençon , mais le conte de
Richemont ne voult en nulle manière délivrer.
En ce temps, Loys , fils le conte de Nevers, vint de
Flandres à Paris. Et pour ce qu'il ala en Flandres et reçut
les hommages, contre l'inibicion que le roy luy avoit faite,
il fu arresté au Louvre, mais un pou après, en donnant cau-
tion fu délivré et relaschié. La cause de la conté de Flandres
pendoit en ce temps au parlement, assavoir mon qui suc-
céderoit au conte Pvobert derrenièrement mort et trespassé.
Si fu dit et jugié par arrest, considérées les convenances
qui avoient esté faites et confermées par serement, pour Loys
fils du conte de Nevers ; et fu à la partie inverse imposé
silence perpétuel ; et ainsi le roy le reçut en hommage , et
fu mis en possession paisible de la conté de Flandres.
(Quant il fu retourné en Flandres paisiblenient, il fist paix à
sa mère , laquielle par mauvais conseil il avoit moult cour-
rouciée par avant. Car comme elle fust hoir de la conté de
(1) Addition du msc. 218 : « El lo ciiicf mis sur la tour de Londres. Et
» ne pourquant li l'.scoz gardèrent le conte de Richemont en un fort
» cliaslcl, et le seigneur de Sully en un autre jusqnes au quaresmc cnsi-
M vant. «
23
266 LES GRANDES CHRONIQUES.
Restel et mise en possession et saisine , il occupa et prist à
soy un cliastel en la conté de Restel assis qui a nom Cliastiau
Renaut ; pour lequiel ravoir sa mère y envoia gens d'armes
à plenté ; et à l'encontre le fils envoia contre sa mère mon-
seigneur Jelian de Hainaut, à grant compaignie, pour luy
empescliier son propos. Si s'en failli pou c{ue les deux osts
n'assemblèrent ; mais la mère se départi , c'est à dire fist
départir ceux qu'elle avoit envoies , pour ce qtie elle ne les
vouloit pas mettre en péril de mort.)
IV.
Cornent Loys fils le conte de Ncvers fu reccu en hommage de la
conté de Flandres.
(Ainsi retint le fils le cliastel contre sa mère. Toutes voies
luy rendi-il après ; mais nulle restituclou ne luy fist des
despens c[ue elle avoit fais de son douaire, ainsi cjue elle
devoit avoir par droit : et en la conté de Nevers luy assigna
il le moins qu'il pot : c'est assavoir trois mille et quatre cens
livres de tournois , comme , selon la coustume du pays, elle
deust avoir eu la moitié de la conté. Et ainsi , comme dit
est, le dit Loys, fils le conte de Nevers, fu mis en possession
de la conté de Flandres.)
Le roy Charles déceu par le conseil d'aucuns qui n'ai-
ment pas le profit commun , si comme son père mua ses
monnoies en son temps, ainsi mua-il la seue de fort à foi-
ble ; dont pluscurs domages s'ensuivirent au royaume et au
peuple. En Aleniaigne les ducs en controverse esleus pour
estre empereur, s'entreguerroioient par feu et par rapines.
(1323.) CHARLES-LK-BEL. 267
Corne ni Jourdain de Lille fu Iraiaé et pendu au gibet de Paris,
pour ses nieffais.
L'an mil trois cent vingt-trois, un des nol)les hommes de
Gascoigne, très noble de lignage mais très dcsordené en
fais et en meurs , appelle Jourdain de Lille , à qui le pape
Jelian pour raison de la hautesce de son lignage avoit donné
sa nièce à mariage (1), comme commune renommée courust
contre luy , fu accusé devant le roy pour ses grans mes-
fais , desquiels il fu convaincu et ataint , car il ne se pot
purgier né excuser. Le roy à la prière du pape Jelian qui
luy avoit escript qu'il le voulsist espargnier ceste fois , luy
pardonna dix-huit articles qvii avoient esté proposées contre
luy , pour chascun desquiels il avoit esté jugié digne de
mort. Lequiel Jourdain metant en oubli la grâce et le bien-
fait que le roy luy avoit fait , en riens du monde ne
s'amenda , mais ainsi comme devant et pis encore com-
mença à maufaire : c'est assavoir roberies , homicides ,
tfforcier femmes, vierges despuceller, estre rebelle au roy.
Dont il avint que un sergent du roy qni avoit sa mace
esmailliée de fleur de lis , qui sont les armes de France , et
la portoit avec soy comme sergent d'armes ont de cous-
tume , il le tua de sa mace meisme (2), et ne tint conte de
faire tieux mauvaistiés né tieux fais. Il avoit , si comme
on disoit, moult de mauvaise merdaille (3), robeurs, nmr-
(1) Do;ii Vaisselle nie celte alliance. Jourdain de Lille, seigneur de
Casaubon, donl il s'agil ici, auroit épousé, suivant cet excellent historien,
Catherine de Grailly.
(2) « El du sergent auquel il avoit bouté la masse enarmce des armes
» le roy, parmi le fondement, el puis l'eust occis...» (Msc. n 218, Sup. fr.)
(3) Ce mot, autrefois fort usité, répondoil à ceux de canaille, crapule,
que nous ne craignons pas toujours de prononcer.
268 LES GPiAxNDES CHRONIQUES.
Iriers et telle niaalèie de gens qui loboieiit et despoil-
loieiit les bonnes gens clers et lays , et puis luy ajjpoitoient
ce qu'il avoient pillié et robe. Longuement mena telle vie ,
tant que plaintes et clameurs de rechief en vindrent au roy;
pour quoy le roy luy manda qu'il se veuist excuser devant
luy et ses barons. Lequlel quant il entendi le mandement
vint à grand arroy à Paris et à graut orgueil ; et vindrent
avec luy pluseurs contes et barons qui en tant comme il po-
A'oieut le seurportolent et excusoient. D'autre part vindrent
contre luy pluseurs autres nobles hommes : c'est assavoir le
marquis d'Ancone (1) qui avoit esté neveu le pape Climent ,
et ses fils avec luy , et moult d'autres barons et grans sei-
gneurs qui proposoient contre luy moult de mauvaistiés
et de forfais , lesquiels il offrirent à prouver se ainsi estoit
qu'il les voulsist nier. Et le dit Jourdain respoudi que tout
ce qu'il luy metoient sus , le roy luy avoit pardonné. Mais
non obstant la response, il fu prouvé que après le pardon et
la rémission le roy il avoit fait pluseurs fais par cjuoy il
estoit digne de mort : pour lesquiels il fu mis en prison
au cliastelet, et puis du chastelet il fu mené devant les sei-
gneurs de parlement , accompaignié de gens d'aiines , et
ylec selon les mérites de ses fais fu jugié à estre digne de
mort. Lors fu pris de rechief et mené en Chastelet, et le
samedi, septiesme jour de may, fu tiainé à queues de che-
vaux et pendu au gibet de Paris , au plus haut , vestu des
draps du pape Jehan dont il avoit espousée la niepce.
A la Penthecoste ensuivant, la royne Marie, femme du
roy Charles et suer du roy de Boesme , fu couronnée en la
chapelle du roy à Pai'ls , présens son dit frère et son oncle
l'archevesque de Trêves , à grant multitude de nobles hom-
mes d'Alemaigne.
(1) Appelé par D. Vaisselle /e w'comfe de Lomagne, t. 4, p. 101; et par
le continuateur de Nangis, marchione de Aurjonitano.
(1323.) CHARLES-LE-BEL. 269
En ceste année meisnie , saint Thomas d'Aquin , tic
l'ordre des frères Prescheurs, noble de lignage selon le
monde et excellent docteur en théologie , examinacion
faite de sa vie , de ses meurs et des miracles aussi que Dieu
par sa débonnaireté avoit fait ou faisoit pour luy ; veu le
procès et enqueste sur ce diligemment faites et approuvées
par le collège de Rome ; le pape , par le consentement de
ses frères les cardinals, le canonisa; et ordeaa la solempnité
de la feste à certain jour , c'est assavoir le quinziesme joiu-
de juignet.
VT.
D'un clial tout noir (juifuinis en un escrin en terre en unquar-
refour, par sorcelerîe.
En ceste année aussi, avint que un abbé de Cistiaux fu
robe de merveilleusement grant somme d'argent. Si fist
tant, par la procuracion d'un honnne qui demouroit à
Chastiau-Landon et en avoit esté prévost , pour cjuoy on
l'appelloit encore Jehan Prévost , que convenance
fu faite entre luy et un mauvais sorcier que on feroit
tant que on sauroit qui estoient les larous , et coinent
il seroient contrains à faire restitucion, en la manière qui
s'en suit : premièrement, il fist faire, à l'aide du dit Jehan
Prévost, un escrin et mettre dedens un chat tout noir, puis
le fist enterrer en une fosse aux champs, droit en un quarre-
four , et ordena sa viande : et mist dedens l'escrin pour
trois jours , c'est assavoir pain destrempé et mouillié en
cresme , en huille sainte et en iaue benoicte , et à celle fia
tjuele chat ainsi enterré ne mourust, il y avoit deux pertuis
en l'escrin , et deux longues fistules qui seurmontoient
la terre que on avoit gettée sus l'escrin , afin que par les
fistules l'air })eust entrer en l'escrin par quoy le chat pcusi
23.
270 LES GRANDES CHRONIQUES,
espirer et respirer. Or avint que bergiers qui menoient
leur brebis aux chauips , passèrent parmi ce quarrefour si
comme il avoient accoustumé : leur chiens coinmencièreut
à flairier et à sentir le chat ; tantost trouvèrent le heu où il
estoit, lors se pristrent à fouir et à grater des ongles trop
fort pour noyent, (î) feust une taupe, si n'estoit nul qui les
peust oster d'ilec. Quant les bergiers virent leur chiens qui
ne se vouloient mouvoir d'ilec , si s'approchièrent et oïient
le chat miaviler , si furent moult esbahis. Ainsi comme les
chiens gratolent tousjours , un bergier qui fu plus sage des
auti'es , manda ceste chose à la justice qui tantost vint au
lieu et trouva le chat et la chose , ainsi comme elle avoit
esté faite. Si se commença à merveillier trop grandement,
et pluseurs aussi qui estoient venus avec lui. Et comme le
prévost de Chastiau-Landon fu angoisseux et pensant en
soy meisme coment il pourroit l'aucteur de si horrible ma-
léfice avoir né trouver , car il savoit bien que ce fait n'avoit
esté fait que pour aucun maléfice faire ; mais à quoy né de
qui? il en estoit ignorant. Avint ainsi comme il pensoit en
soy meisme et regardoit l'escrin qui estoit fait de nouvel,
il appella tous les charpentiers de la ville , et leur demanda
qui avoit fait cest escrin ? Après la demande faite , un char-
pentier se mist avant , et dist qu'il avoit fait l'escrin à l'ins-
tance d'un homme que on appelloit Jehan Prévost, mais, se
Dieu luy voulsist aidier (2), il ne savoit à quel fin il l'avoit
fait faire. Un pou de temps passé, icelui Jehan Prévost fupris
par souppeçon, questioné fu et mis en géhenne, et tantost
confessa le fait ; puis accusa un homme qui estoit le prin-
cipal , et qui avoit esté trouveur de faire ce maléfice et ceste
mauvaistié , appelé Jehan Persant : après il accusa vm moine
(() Il semble qu'il faudroit : Corne se ce fêust.
(2) Se Dieu lut) voulsist aidier. C'est la même invocalion que Dte
in'aist. Dieu lui fût en aide.
(l;i23.) CHARLES-LE-BEL. 271
de Cistiaux qui estoit apostat estie espécial disciple de celuy
Jehan Pevsaiit, l'abbé de Saïquenciaux de l'ordre de Cistiaux,
et aucuns chanoines rieulés (1) qui tous estoient complices
de ceste mauvaistié. Lesquiels furent pris, liés et menés à
Paris devant l'official de l'archevesque de Sens et devant l'in-
quisiteur. Quant il furent devant eux, on leur demanda à
quel fin et pour quoy il avoient celle chose faite , et espé-
ciaument à ceux que on savoit par cuidier (2) qui estoient
les maistres de l'art au déable. Il respondirent que se le chat
fust demouré par trois jours au quarrefour, après ces trois
jours il l'eussent trait hors et puis escorchié ; après de la
pel il eussent fait corroies , lesquielles il eussent tirées et
aloignées tant comme il peussent et nouées ensemble , si
(|uc elles féissent et peussent faire un cerne (3), en l'espace
duquiel un homme peust estrc dedens compris et contenu.
Laquielle chose faite , celuy qui seroit au milieu du cerne
metroit tout premièrement dedens son derrière de la
viande de cjuoy le chat avoit esté nourri , autrement ces
invocations n'auroient point de effet et seroient de nulle
value. Et ce fait il appelleroit un déable appelle Berich ,
lequiel vendroit tantost et sans délai , et à toutes les de-
mandes que on luy feroit, il respondroit et enseigneroit le
lurrecin , et tous ceux qui seroient principaux du larrecin ,
et ceux qui ce avoient fait ; et plus il enseigneroit tout mal
à faire et aprendroit à qui luy demanderoit. Lesquielles
confessions et droites diablies oies , Jehan Prévost et Jehan
Persant comme auteurs et principaux de ceste mauvaistié et
maléfices furent jugiés à. estre ars et punis par feu. Mais
comme la chose fu targiée à faire et retardée , l'un des deux
c'est assavoir Jehan Prévost va mourir , duquiel les os et
(1) Rieulés. Réglés ou réguliers.
('2) Par cuidier. Par conjecuirc.
(3) Cerne. Cercle.
272 LES GRANDES CHRONIQUES,
tout fuient ars en poudre en detestacion de si horrible
crime ; et l'autre , c'est assavoir Jelian Persant , à tout le
chat pendu au col, fu ars et mis en poudre l'endemain de
la saint Nicholas. Après, l'abbé et le moine apostat , et les
autres chanoines rieulés qui à faire ce maléfice avoient
administré le cresme et les autres choses , furent première-
ment dégradés, et depuis , par jugement droiturier , furent
condampnés et mis en chartre perpétuellement.
(I) Et en cest an meisme, fu un moine de Morigni , une
abbaïe emprès Estampes, qui, par sa curiosité et par son
orgueil, voult susciter et renouveller une hérésie et sorcerie
condampnée cjui est nommée en latin ars notoria , et avoit
pensé à luy donner autre titre et autre nom. Si est cette
science telle que elle enseigne à faire figui'es et empreintes,
et doivent estre différentes l'une de l'autre et assigniées
chascune à chascune science ; puis doivent estre regardées
à certain temps fais en jeunes et en oroisons. Et ainsi, après
le regart, estoit espandue science, laquielle en ce rcgart on
vouloit avoir et accjuérir. Mais il convenoit que on appellast
aucuns noms mescogneus , lesquiels noms on créoit ferme-
ment cjue c'estoient noms de déables ; pour quoy pluseurs
celle science décevoit et estoient déceus , car nul n'avoit
oncques esté usant de celle science que aucun bien
ou aucun fruit en eust raporté ; noient moins icelui
moine reprouvoit icelle science, jasoit ce qu'il fainsist que
la benoicte vierge Marie luy fust apparue moult de fois , et
ainsi comme lui inspirant la science ; et pour ce à l'hon-
neur d'elle, il avoit fait pluseurs images paindre en son li-
vre (2) avec pluseurs oroisons et caractères très piteusement,
(1) Cet alinéa renferme sur la supcrslition du moine de Morigny bien
d'autres détails que la continuation latine de Nangis.
(2) En son livre. « Et avoit en ce livre sept images pointes qui rcpré-
» sentoient les sept sciences que l'on vouloit savoir. » (Msc. 218, S, F.)
(1323.) CHARLES-LE-BEL. 273
de fines couleurs , en disant que la vierge Marie luy avoit
tout révélé. Lesquielles yniages appliquées à chascune
science et regardées après les oroisons dites , la science que
on requéroit estoit donnée : et plus, car fussent richesces,
honneurs ou délices que on voulsist avoir, on l'avoit. Et
pour ce que le livre pronietoit telles choses, et que il escon-
venoit faire invocacions et escrire deux fois son nom en ce
livre , et faire escrire le livre proprement pour soy , qui
estoit coûteuse chose , autrement il ne luy vaudroit
riens s'il n'en faisoit un escrire à son coust et à ses despens ;
à juste cause fu condampné le dit livre à Paris et jugié,
comme faux et mavivais contre la foy crestienne, à estre ars
et mis en feu.
VII.
Comenl le seigneur de Parlenay fa accusé de hérésie.
En cest an avint en Poitou que le sire de Partenay, noble
homme et puissant fu accusé par devers le roy sus pluseurs
cas de hérésie de par rinquisiteiu(l) qui estoit frère de l'or-
dre des Prescheurs, Lequiel seigneur quant il fu accusé , le
roy , à petite délibéracion, toutes voies comme bon crestien (2)
le list prendre et arrester tous ses biens, et mettre en prison
au Temple à Paiis. Après, en la présence de pluseurs prélas,
clers de droit, et grant multitude de gent,ledit frère qui estoit
breton appelle frère Morise , proposa en la présence du dit
seigneur de Partenay moult d'articles touchans hérésie , et
requist qu'il respondist et jurast de la vérité. Lequiel sei-
gneur, au contraire, proposa moult de choses contre le dit
frère pour lesquielles il alliimoit luy non estre digne de
(1) De par V inquisiteur. « Fralrern Mauriliuni. »
(2) Comme bon crestien. G'csl du roi qu'il s'agit.
274 LES GRANDES CHRONIQUES,
l'office d'inquisiteur ; né ne voult respondre né jurer , ain-
sois appella à court de Rome de son audience, se aucune
cstoit.
Lors le roy, quant il entendi ce, et non voulant au dit sei-
gneur clorre la voie de droit, ses biens premier restitués, il
l'envoia à la court de Rome bien acompaignié de bonne
garde ; et comme il fu venu eu la présence du saint père ,
.t le dit inquisiteur eust proposé contre le dit seigneur les
articles autrefois proposés , le pape luy assigna autres
auditeurs et commanda à l'inquisiteur que se aucune cliose
autre il vouloit proposer avec, il le proposast devant eux :
et ainsi selon la coustume de Rome , la cause demoura à
court bien et longuement
En la fin de cest an, Loys le conte de Flandres fu receu
très noblement en la ville de Bruges et donna aux bourgois
pluseurs franchises et libertés, pour quoy il firent très grant
joie en la réception de sa personne. Mais entre les autres
clioses, souverainement leur desplaisoit que, le conseil des
Flamens mis arrière , il usoit du conseil à l'abbé de Verze-
lay , fils jadis de Pierre Flote qui fu occis à Courtrai avec le
bon conte d'Artois Robert, l'an mil trois cens deux ; lequiel
abbé, pour la mort de son père, il reputoient estre anemi
des Flamens , en telle manière que se aucune chose estoit
ordenée en la conté de Flandres, combien que elle fust jus-
tement et bien ordenée, s'il sceussent que elle fust ordenée
l)ar le dit abbé et la chose ne venist à leur désir et à leur
volonté , il disoient que faussement et mauvaisement avoit
esté faite et ordenée. Dont il convint que le conte comme
contraint et contre sa volenté , renvoiast l'abbé en son
abbaïe.
En ce meisme temps fu et ot grant dissencion en la ville
de Bruges : car comme le conte eust assise une taille assez
griève es villes champestres d'entour Bruges et à Bruges
(1323.) CHARLES-LE-BEL. 21h
aussi , et les collecteurs l'eussent levée trop plus grande que
elle n'avoit esté assise , avinl que les païsans et les bonnes
gens forains furent merveilleusement esmeus et courrou-
ciés : si s'assemblèrent et orent parlement à ceux de Bruges
du moien estât ; lesquiels avoient esté grevés meismement
par les hommes riclies de Bruges. Et quant il se furent
conseilliés ensemble , il ordenèrent que par toutes les villes
à certaine heure il sonneroient la cloche , et seroient près
et appareilliés sans nul deffaut et bien armés. Ainsi furent
comme il avoient ordené ; et quant il furent tous près, il
entrèrent soudainement en la ville de Bruges avec un che-
vetaine qu'il avoient fait entre eux, et occistrent et mistrent
à mort des gens au conte et pluseurs des gros et des riches
de la ville de Bruges.
VIII.
Cornent Galeace conte de 31ilan desconfit la genl du pape en
bataille^ et cornent la rojne de France mourut.
Après la mort de Mahieu (1) le visconte de Milan, succéda
et ot la visconte Galeace son fils, chevetaine des Guibelins.
Encontre ce Galeace envoia le pape, le roy Robert, le cardinal
de Poget et monseigneur Ileiu'i de Flandres, (frère du conte
de Namur), lequel fu chevetaine de moult de gent d'armes :
lequlel chevetaine Henri assembla et ajousta aux gens d'ar-
mes qu'il avoit , les Guelphes , lesquiels entre Plaisance et
Milan assemblèrent encontre icelui Galeace en champ de
bataille : forte fu et aspre la bataille , si fu occis le frère au
cardinal , et le cardinal s'en fui tost et isnellement quant il
vit la desconfiture : ainsi monseigneur Henri qui estoit
chevetaine se retrait honteusement , et fu grant pièce cjue
(I) Mahieu. Maffeo Visconli.
276 LES GRANDES CHRONIQUES,
on disoit qu'il estoit mort ; mais après il apparut qu'il s'es-
toit sauvé cantement. Si fu la victoire de celle bataille aux
Guibelins , et furent mis à mort des Guelplies mil et cinq
cens personnes.
Environ la mi-karesme, comme le roy retournoit des
jîarties de Thoulouse et il fust venu à Yssoudun, une ville
qui est en Berry, la royne qui le suivoit et qui estoit [".rosse,
avant qu'il fust temps d'avoir enfant enfanta un fils , un
moys avant son terme ou environ : Icquicl tantost après
qu'il fust baptisié , mourut ; et aucuns jours aussi passés
mourut la royne , et fu enterrée à Montargis en l'églyse des
frères Presclieurs (1).
IX.
De la dissencion qui fu entre le duc de Bmn'crc el Fedcric pour
l'empire ; el après, d^une grant dissencion qui mut entre les
gens du roy de France et les gens du roy d'Angleterre en
Gascoignc.
En l'an après mil trois cens et vingt-quatre , moult de
roberies , pdleries, rapines et arsures furent faites entre les
électeurs de l'empire de Rome pour la cause de l'eslection
faite en descort et célébrée. En la fin fu assignée , d'une
partie et d'antre , jour de bataille à plains cbamps (2), c'est
assavoir le derrenier jour de septembre. Si ot le duc de
Bavière de sa partie le roy de Boesme, et le duc d'Ostericlie
(1) Des frères Presclieurs. Plusieurs manuscrils portent ici : « En l'églyse
» des seurs des frères Presclieurs. » Et le manuscrit w 9G22-3. 3. justilie
celte leçon en portant : « Et ensevelie cliiés les seurs S. Dominique as-
n quelles elle avoit dévocion; car elc avoit une tante en celle ordre qui
» estoit pricuressc du Val de Notre-Dame en Allemaigne, à deux lieues
» de Luccmbourg, avec qui ele avoit este norric; etlà fu-ele prinse quant
» ele fu amenée au roy. »
(2) A. Muldorf.
(i:i2i.) CHA!\[.ES-LE-nEL. 577
Federic avoit d'autre part grant multitude de Sarrasins et
de Barbarins, lesquiels il mist au front de la bataille; et
estoit ductour de celle compagnie Henri frère du duc d'Os-
teriche. Encontre eux fu le roy de Boesme et ot la pre-
mière bataille , cpirint il furent assemblés, si ot trop grant
estour , et trop fort cliapleis de une part et d'autre , trop
merveilleusement : tant que en la fin les Barbarins et les
Sarrasins furent tués et occis : le roy de Boesme emporta
glorieuse victoire et une honnorable journée. Si fu pris
en celle bataille Henri le frère du duc d'Osteriche et
le jour ensuivant cjui fu le premier jour d'octobre se com-
bati le duc de Bavière encontre le duc d'Osteriche Federic,
lequiel il prist avec pluseurs autres nobles barons ; et
occist avec ce grant partie de la gent le duc d'Osteriche.
Henri se délivra tantost de sa raençon : il donna au roy
de Boesme pour sa dite raençon onze mille mars d'argent
fin esprouvé ; et avec ce luy restitua une terre laquielle
le père de ce Henri , c'est assavoir Aubert le roy des
Romains, avoit osté par violence au roy de Boesme. En celle
terre estoient seize bonnes forteresces, que cités que chas-
tiaux bien fermés , avec pluseurs autres villes champestres
qui ne sont pas mises au nombre. Geste terre reçut le roy de
Boesme avec le nombre d'argent dessus dit de Henri frère
le duc d'Ostericlie , et jmis le délivra de sa prison fran-
chement. Mais non obstant la prise de Federic duc d'Os-
teriche, Leopol son frère et ses autres frères ne cessèrent de
guerroier le duc de Bavière par pluseurs guerres et batailles
continuels ; si n'osta mie la prise du devant dit Federic la
guerre , mais agreva et acrut de jour en jour.
En icest an meisme, le roy Charles, après la mort de la
royne Marie cjui estoit suer du roy de Boesme, prist à
femme Jehanne sa cousine germaine fille du noble prince ja-
dis conte d'Evreux, messire Loys de Frnnre, frère au père
24
278 LES GRANDES CHRONIQUES,
du roy Charles , et par conséquent son oncle : si fu requise
dispensacion au Saint-Père pour affinité du lijjnage, laquiellc
fu donnée et ottroiée.
En ce temps, fu en Gascoigne grant dissencion entre les
gens du roy de France et les gens du roy d'Angleterre :
car le sire de Monpesat édifia une bastide de nouvel en
la seigneurie du roy de France, laquielle il disoit estre de
la seigneurie du roy d'Angleterre; et comme question en
fust mue et débat entre les gens du roy de France et les gens
du roy d'Angleterre, à la parfin sentence fu donnée pour le
roy de France, et fu celle bastide garnie des gens du roy de
France et appliquiée à son droit et à sa seigneurie . Dont il
avint que le seigneur de Monpesat, comme triste, dolent,
despit et courroucié de ce fait; appella en son aide le senes-
clial au roy d'Angleterre , et assaillirent à grant force de
gent icelle bastide , et firent tant cju'il entrèrent dedens
par violence ; et eux entrés , tous ceux qui estoient de la
partie au roy de France mistrent à l'espée, et pendirent
des greigneurs , et destruirent la bastide et aci'aventèrent
jusques à terre ; tous les biens qu'il trouvèrent pristrent et
emportèrent au cliastel de Montpesats Ce fait et ces choses
venues à la cognoissance du roy , jasoit ce que par soy
meisme , sans requérir autre , il se peust bien estre vengié
de l'injure et de la vilennie qui luy avoit esté faite , noient
moins, luy voulant toutes ces choses faire par raison ,
segnifia au loy d'Angleterre que l'injure qui luy avoit esté
faite en sa terre luy fust amendée. Adonc le roy d'Angleterre
envoia en France Ayn^es cousin germain au roy de France
de par sa mère (1), avec noble chevalei-ie d'Angleterre, et luy
(1) « Rex Angliœ fralrcm suum de sccundà uxorc palris sui, cognatuin
» germanum Régis Fraiicix ex parle matris, Edmixidum. » El non pas
harjmoudum, comme on lit dans l'cdilion du Spiciléyc. Edmond éloil comlc
de Kent.
(1324.) CHARLES-LE-BEL. il9
donna povoir d'accordei' , de traitier et de confirmer tout
entièrement, sur le fait de l'amende que le roy de France
requeroit à avoir. Lors quant il furent venus, le l'oy de
Francevoult et requist, pour l'amende, que le senesclial et le
sire de Montpesat, avec aucuns autres qui avoient à ce fait
esté et donné conseil à ce maléfice et mauvais fait faire
et perpétrer , luy fussent Lailliéset, avec ce, le chastel de
Montpesat rendu. Les Anglois oirent la requeste du roy : et
quant il virent que le courage du roy ne se vouloit à autre
amende fléchir né accoi'der , se consentirent faintement à la
volenté du roy ; et comme il s'en voulsissent retourner en
Gascoigne , il envoia avec eux un de ses chevaliers appelle
messire Jehan d'Erbley (1), afin que en sa présence fust faite,
au nom du roy de France , l'exécution de l'amende. Mais
avant qu'il venissent au terme où il dévoient aler , les
Anglois distrentau dit messire Jehan, qu'il s'en l'etournast,
se il ne vouloit perdre la teste. Lequiel s'en retourna au roy
et luy conta et dist coment les Anglois l'avoient moquié , et
coment il gai'nissoient les forteresces et les chastiaux et
s'appareilloient de tout leur povoir à guerroier. Quant le
roy ot oï ces nouvelles, il reputa Gascoigne estre forfaite, et
à luy par droit et justice devoir estre applicjuiée , tant pour
ce qu'il avoit cité le i-oy d'Angleterre et semons à certain
lieu et jour où il dévoient toug deux estre , et l'a voit le roy
d'Angleterre accepté , mais il ne vint né envoia ; tant aussi
pour ce que la composicion de l'amende dessus dite, laquielle
Aymes , frère du roy, avec pluseurs nobles de sa compagnie
avoient accordé , ne voult mettre à exécution. Et pour ce le
roy envoia en Gascoingne son oncle messire Charles de Yalois
conte , avec Phelippe et Charles fils du dit conte, et messire
Robert d'Artois conte deBiaumont le Rogier, à grant mul-
(i; D'Erbley. « Domino Joannc de Ambloyo, niililc régis. »
2S0 LES GRANDES CHRONIQUES,
titude de gens d'armes esleus, environ la feste de la Magda-
leine ; lequiel messire Charles, quant il fu venu à Agien, la
cité se rendi tantost sans bataille et sans cop férir, (combien
que le roy d'Angleterre les eust grandement encouragié à
eux tenir fort contre le povoir du roy de France. Mais il
ne firent riens especiaument pour deux causes : la première
«pi'il leva une taille d'argent en la cité c[ui merveilleusement
les greva ; la seconde qu'il en mena avec soy une fille de la
ville qui estoit très gracieuse et très belle, dont les bonnes
gens furent tous mal meus contre luy).
Après vint le devant dit Aymes à une grant ville et fort
qui est appellée la Riole , et comme il les eust encouragiés
de eux forment tenir contre le povoir de France , il s'en
voult aler à Bourdiaux ; mais les habitans de la Riole luy
distrent, que se il s'en aloit il en seroient moins fors encon-
tre l'ost de France qui venoit sur eux. Si ne s'en osa aler,
ainsois demoura, à fin que par son absence la ville ne fust
))lus légièrement prise.
Quant le conte de Valois entendi cjue le frère du roy
d'Angleterre avec ses Anglois estoit à la Riole, il aprouclia
de la ville pour la asségier; si en ot aucuns de l'ost, desquiels
le seigneur de Saint-Florentin estoit chevetaine et ducteur,
qui estoient desputés à garder les issues et les entrées ; si se
combatirent à ceux de la Riole et ceux de la Riole à eux ,
mais il furent chaciés et embatus arrière en la ville, et
s'approchièrent plus près des portes. Ceux de la ville qui ap-
perceurent leur anemis entalentés de eux mal faire, issirent
à greigneur nombre et c]uantité qu'il n'avoient fait devant ;
et nostre gent françoise viguereusement les reçurent , si les
encliacièrent comme devant : mais pour ce qu'il s'appro-
chièrent trop près des portes, il furent surpris et vaincus.
En celle bataille, fu occis le seigneur de Saint-Florentin et
jiluscurs autres nobles et non nobles , dont le conte de
(1324.) CHARLES-LE-BEL. 28t
Valois, messire Charles, fu luerveilleusejnent irié. Si
fist drescier ses engins et ses perrières, et asségia la ville de
toutes pars , et en telle manière que ceux de dedens ne
jwvoient bonnement issir né entrer sans grant péril de leur
corps et de leur vies : car il faisoit geter à ses engins grosses
pierres dedens la ville qui quassoient les murs et abattoieiit
et froissoient les maisons. Aussi avoit-il fait faire eschafau»
qui joignoient aux murs, par quoy on se povoit combatre à
ceux dedens, main à main. Et quant ceux de la ville se re-
gardèrent et virent en si grant péril comme de perdre corps
et biens , il envoièrent ambassadeurs pour traiter de pais ;
laquielle fu ordenée en telle manière : premièrement, la
ville seroit rendue, et des habitans de la ville ceux qui voul-
droient estre encore sous la seigneurie du roy d'Angleterre
s'en iroient ailleurs querre habitacion, sauf leur corps et leur
biens ; secondement, ceux qui vouldroient demourer en la
ville feroient serement de loyauté à tenir du roy de France,
et d'obéir aux gardes que on y metroit. Des choses accordées
le frère du roy d'Angleterre, neveu du conte de Valois
messire Charles de par sa mère, fu laissié aler en Angleterre
parler au roy pour savoir s'il voudroit tenir les convenances
qu'il avoient promises au roy à Paris ; et se le roy d'An-
gleterre les tenoit, paix seroit tenue et ferniée , se non il
devoit retourner à son oncle messire Charles pour le présen-
ter (1) au roy de France, et en faire sa volenté. Et afin que
on eust seurté de luy et qu'on fust seur de sa retournée,
on retint en liostage quatre chevaliers d'Angleterre, en
telle condicion que s'il ne retournoit, on leur coperoit les
testes et seroit la guerre comme devant. Et, avec ce, furent
trièves données jusques à la Pasque ensuivant. Ainsi se
parti le frère du roy d'Angleterre et vint à Bordiaux ; puis
(Ij l'oiw le incscnlcr. Pour cU'c prcicalo connue prisannior.
24.
SS2 LES GRANDES CHRONIQUES,
passa en Angleterre. Dont aucuns murniuroient contre nies-
sire Charles de Valois grandement, et disoient qu'il le deust
premièrement avoir amené au roy ou atendu la volenté
du roy avant qu'il luy eust donné congié de passer en An-
gleterre. Toutes voies par la bonne proesce et chevalerie du
dit messire Charles fu prise la Rlole, et le chastel de Mon-
pesat ahatu etarrasé par terre, dont le seigneur estoit n'avoil
guères trcspassé , selon ce que aucuns créoient , de doleur
et de tristesce. Et ainsi fu ramenée toute Gascoigne en la
seigneurie du roy sans moieu ( 1 ) , excepté Bordiaux ,
Tîaionne et Saint -Sever qui se tindrent et demourèrent
sous la seigneurie du roy d'Angleterre. Depuis, à la femme
et aux enfans du seigneur de Montpesat furent rendus tous
leur héritages, par telle condicion qu'il les recognoistroient
perpétuellement au temps à venir à tenir du roy de France.
Si manda le roy que la bastide que les Anglois et le seigneur
de Monpesat avoient destruite fust toute neuve refaite et
repairiée.
En cest an commanda le pape en vertu d'obédience , aux
prélas , évesques et à tous autres religieux qui ont office et
povoir de preschier , que le procès qu'il avoit fait contre
Loys de Bavière , il preschassent et publiassent en leur ser-
mons ; desquiels procès la cause fu ceste :
Comcnl le pape gela sentence de prù'acion d'empire contre Loys
de Bavière.
(2) Comme l'empereur Constantin eust donné à l'églysede
Rome et à Saint-Sylvestre la dignité de l'empire perpétuel-
lement à tenir et posséder es parties d'Occident , lequiel est
(1) Sans moicn. C'est-à-dire probablement: sans retard.
(2) Ce chapitre ne se trouve pas dans la continuation laline de Nangis.
(1324.) CHARLES-LE-BFX. 283
establi à estre ordené par un prince séculier, qui doit estre es-
leu par les électeurs d'Aleniaigne qui à ce faire sont ordenés
et députés, desquiels l'eslection, combien que elle soit juste-
ment faite et célébrée , doit estre offerte à l'examination de
la court de Rome , et la personne de l'esleu doit estre exa-
minée en la foy crestienne, et savoir de luy se il a intention
de garder et deffendre de tout son povoir les droits de l'é-
glyse. Et, après ces choses, reçeu du Saint-Père le serement
de l'empereur , le pape le doit confermer et luy enjoindre
l'office et l'administration de l'empire ; lesquielles choses
en l'eslection du dit Loys de Bavière furent défaillans et dé-
laisslées; car les esliseurs le eslurent en discort et y ot
contradicion ; et les uns eslirent Loys duc de Bavière , les
autres Federic duc d'Osteriche. Et ainsi chascun voult
prendre à soy et usurper le droit de l'empire par force d'ar-
mes ; dont il avint qu'il se combatirent, si fu pris le duc
d'Osteriche , comme dit est dessus , et sa bataille descon-
fite ; et tantost Loys de Bavière s'en va faire couronner et
usurper les drois de l'empire, en soy appellaut roy des
Romains scmper Augiistas en ses lettres , et ordenant des
choses qui appartiennent à empereur duement ordené et
establi et confirmé , au grant préjudice et déshonneur de la
court de Rome et de toute saincte églyse ; laquielle chose
pape Jehan non aiant povoir de ceste chose dissimuler,
meu à juste cause et contraint en conscience, fist semondxe
ledit duc de Bavière qu'il venist à luy respondre sus les
choses devant dites. Lequiel au terme qui luy estoit assigné
ne vint né comparut; mais envoia tant seulement trois pro-
cureurs qui autre chose ne rapportèrent de la court fors que
le terme de la citation ou de la semonse fu aloignié jiisques
à trois mois. Auquiel terme ledit Loys, né par luy né par
autre, ne vint à court né ne se comparut né aussi ne donna
aucune response ; et pour ce le Saint Père voyant saincte
28'j LES GRANDES CHRONIQUES,
ôglyse estre ainsi despiisiée, commanda, en vertu de saincte
obédience , à tous prélas, barons, et à tous autres, que nul
en ceste rébellion ne luy prestast aide , conseil né faveur
encontre saincte églyse : né ne fust appelle empereur, ain-
sois absoloit tous les vassaux du serement de féauté, se
aucuns en avoient fait audit Loys de Bavière , ou se au-
cuns luy en dévoient : et quiconques iroit contre le com-
mandement du Saint Père, s'il estoit prélat fust suspendu
de son estât , s'il estoit lay qu'il fust escommenié et sa
terre mise en entredit. Mais avant que le pape jetast ceste
sentence , il attendi encore , comme débonnaire père fait
son enfant, l'espace de trois moys , pour veoir s'il retour-
neroit à obédience de saincte églyse : Icquiel Loys de Ba-
vière mettant tout en nonchaloir fist pis que devant , en
appelant contre le pape au concile à venir, en le diffamant
et en opposant article de hérésie, et luy appellant hérite ;
et disant que à luy nul n'estoit tenu d'obéir, pour ce qu'il
avoit fait une décrétalle en laquelle il condamnoit une hé-
résie c|ui maintenoit que Jhésucrist et ses disciples n'avoient
riens eu en commun , qui est appertement contre le texte
de l'évangile qui dit le contraire en pluseurs lieux. Pour
tiex fais désordenés geta le pape sa sentence devant dite
de privacion de empire et de serement des barons , comme
dit est.
En celuy temps, fist le pape preschier que quiconques
iroit combatre conte Galeace et ses frères jadis fils Mahieu le
visconte de Milan , lesquiels estoient condampnés comme
hérites , il aroit aussi graut pardon et indulgence comme
ceux qui vont Oullre -mer contre les Sarrasins et les mes-
créans. Item pape Jehan condempna , du consentement de
tous les cardinaux , l'erreur et l'érésie de ceux qui disoient
et dient que Jhésucrist , tant comme il fust en ce monde
ra aval en terre devant sa passion , né les apostres aussi ,
(13^4.) CHARLES-LE-BEL. 'J8:>
u'oreiit nulle riens terrienne qui fustleur (1). Et deceste er-
reur issoit une autre que nient avoir simplement, en géné-
ral né en espécial né en propre né en commun , est plus
grant perfection de avoir aucune chose en commun ; et
ceste erreur fu condampnée avec l'autre.
En la fin de cest an, inessire Charles conte de Valois, on-
cle du roy , quant il fu venu en France , après ce qu'il ot
donné trièves jusques à Pasques prochaines à venir , le roy
tantost s'appareilla pour aler en Gascoigne , pour y faire sa
Pasque , et pour commencer la guerre , Pasques passées.
Mais sa suer, la royne d'Angleterre, vint à luy en France ,
et fist tant que les trièves furent esloignées jusques à la feste
saint Jehan (2); afin que on puisse faire aucun bon traitié,
et aucun bon accort , par quoy il y eust bonne paix entre
les deux roy s.
xi:
Cornent la royne cV Angleterre, suer le roj de France Charles,
vint en France et son fils Edouarl ai^ec(jues elle.
L'an de grâce mil trois cens vint-cinq , la royue d'Angle-
terre, suer au roy de France Charles , qui estoit venue en
France et avoit amené avec elle Edouart son ainsné fils, fist
tant (3) que ambassadeurs furent envoies au roy d'Angle-
terre, lesquiels firent tant que le roy d'Angleterre promist
(1) La fin de cet alinéa est inédit.
(2) Ce passage tendroit à prouver que la reine d'Angleterre venoit
bien rcellemcnt pour s'occuper des intérêts de son mari , et non pour
exciter contre lui le roi de France. En ce cas là, Froissart aurolt
commencé ses chroniques par une inexactitude. — La fête de saint
Jean tombe le 24 juin : le terme de la trêve ne fut donc pas le 2 juin ,
comme le dit M. Simonde de Sismondi dans son anli-françoisc Histoire
des Français, l. ix, p. 455.
(2) Fist tant. « TJl firmiter crcdilur >>, .«joute la continuation de Nangis.
2,SG LES GRANDES CHRONIQUES,
à venir prochainement en France , et feroit hommage an
roy en la cité de Biauvais de la duchiée d'Acquitaine et de
la terre de Pontieu.
En ce temps, estoit la royne de France Jehanne ençainte
d'enfant ^ pourquoy on attendoit à moins de ennui la venue
du roy d'Angleterre : car on avoit espérance que les deux
roys fussent ensemble au temps de la nativité de l'enfant ,
et esperoit-on , selon ce que aucuns astronomiens avoient
pronostiqué , que ce seroit un fds ; et pensoit-on que le rov
d'Angleterre en sa venue en auroit gvant joie. Mais Dieu
qui ordonne des choses si comme il luy plaist,ordena autre-
ment que opinion humaine n'avoit fait ; car vm pou après
elle enfanta une fille, et fu son premier enfant. Et comme
le roy d'Angleterre eust dit et mandé phiseurs fois qu'il
vendroit au roy de France en certain lieu en son royaume ,
comme dit est dessus, et feroit tout ce qui sembleroit bon
aux pers de France ; il mua, ne sçay par quel esprit, son pro-
pos, et donna à sou aisné fils qui estoit jà en France tout
le droit qu'il avoit et povoit avoir en la duchiée d'Aquitaine,
en laquielle duchiée est contenue Gascoigne : lequiel en fist
tantost hommage au roy de France , à la requeste de sa
mère.
Après un pou de temps le roy d'Angleterre manda à la
royne sa femme qui estoit en France que elle s'en retour-
uast à luy en Angleterre, mais elle nes'i voult accorder ; car
le roy d'Angleterre avoit un conseilleur en son hostel appelle
Hue le Despencier (1), au conseil dnf|uiel le roy adjoustoit
plaine foy sur toutes choses, lequel Hue n'amoit pas moult la
royne : et pour ce elle se doubtoit, se elle retournoit si tost
en Angleterre , qu'il ne luy pourchaçast domage et vilenie ,
ainsi comme il avoit autrefois fait. Si eslutà demourer en
[t] Despencier. Spencer.
(1325.) CHARLES-LE-BEL, 287
France : et coiuiue elle sceut bien que le loy d'Anyletene ne
liiy enverroit né délivieioit pas ses despens , tant pour luv
comme pour sa famille , elle renvoia tous ses chevaliers en
Angleterre et ses escuiers aussi , exceptés aucuns que elle
retint avec aucunes demoiselles; et ainsi demeura une partie
du temps en France. Mais tant que elle y fu, le roy qui vit
bien que elle estoit de sa volenté arrestée et demourée en
France, comme bon frère doit faire à suer, luy administra
pour luy et pour sa famille, tant comme elle fu en France,
toutes ses nécessités de bon cuer et de bonne volenté.
xn.
Cornent le conte de Flandres pourchaca traïson contre son oncle
viessire Robert ; et cornent ledit conte Jii pris et mis en prison.
En ce temps avint que le conte de Flandres fu en souppe-
çon de son oncle messire Robert de Flandres, et l'ot pour
souppeçonneux qu'il ne machiuast contre luy aucun mal ,
ou en sa mort. Pourcpioy ilfist escrire unes lettres es cjuielles
il mandoit aux liabitans d'une ville qui est à trois lieues de
Lille en Flandres que on appelle Warneston (1) en laquielle
demouroit et faisoit résidence ledit messire Robert, que ces
lettres veues, il méissent à mort ledit Robert comme anemi
du conte et de tout le pays. Mais il avint que avant que ces
lettres fussent scellées, le chancelier du conte segnefia audit
messire Robert ce que le conte de Flandres avoit ordené à es-
tre fait de sa personne. Lecjuiel Robert oi ce que le chancelier
luy signifioit, au plus tost qu'il pot se parti de la ville de War-
neston , et s'en esloigna tant comme il pot ; et ainsi quant
les lettres du conte de Flandres furent aportées en la devant
(1) /f'ariiesioii. Aujourd'hui ff'nrntton.
ÎS« LES GRANDES CÏÎRONIQUES.
dite ville, elles furent de nulle vertu et de nulle effect. Si
commencièrentles grans haines et maies volen tés entre ledit
niessire Robert et le conte. Etpour ce que ses lettres n'avoient
eu nul effect comme dit est, fist prendre son chancelier et
luy demanda pour cjuoy il avoit révélé son secret et descon-
verl? Il respondit en vérité et dist : « Jel'ay fait afin cjue vostre
>) honneur ne fust périe, et que vous ne fussiez diffamé per-
>> pétuellement. » Nonobstant ceste response le conte fist
mettre le chancelier en prison moult apertement et moult
estroitement , et ne voult avoir la response agréable, com-
bien que elle fust véritable.
Assez tost après ces choses faites avint un grant meschief
au jeune conte de Flandres, cluquiel, par aventure, ses pes-
chiés furent cause, et fu en la ville de Courtray. Comme il
fust ordené par composition entre le roy de France et les
Flamens que pour les despens de guerres cju'il avoit eues,
il luy paieroient une grant somme d'argent, avint que le
conte ordena que les communes des villes de Flandres, c'est
assavoir de Bruges, d'Ypre, de Courtray et des autres villes
champestres paieroient celle somme d'argent. Si furent
commis à la queillir aucuns des nobles hommes de Flandres,
et aucuns des greigneurs et des plus riches des devant dites
villes ; lesquiels estoient pour la partie du conte en-
contre toutes les communes devant dites. Toutesvoies ,
il sembla aux comnîunes que on avoit levé trop grei-
gneur somme de deniers que l'en ne devoit au roy , et
si ne savoient aussi se satisfaction en avoit esté faite par
devers le roy; pour c{uoy les gouverneurs des dites commu-
nes requistrent au conte de Flandres que ceux qui avoient
esté collecteurs de celle grant somme d'argent, rendissent
conte de receptes et des mises ; laquielle chose le conte fu
refusant de faire , dont grant dissencion et grant descort
s'esmut entre eux : car les collecteurs qui se sentoient fors
(1325.) CHARLES-LE-BEL. 289
et puissans coniniencièrent à traitier secrètement avec le
conte cornent il pourroient humilier, sousmettre etabaissier
ceux qui vendroient de par les communes, pour oïr le compte
de l'argent qui avoit esté levé ; avec ce orent aussi parle-
ment aux riches bourgois et aux greigneurs de Bruges,
d'Ypre et de Courtra^, et se conseillièrent ensemble : si vin-
drent à Courtray en la ville et supposoient que ceux des
communes venissent à eux pour requérir à oïr leur comptes
et leur receptes ; et estoit leur entencion, cjuant il fussent
venus, qu'il les eussent pris et puis eussent fait de eux leur
volenté. Si avolent eu tel conseil qu'il bouteroient le feu
dedens les forbours de la ville de Courtray, afin, quant il
venissent, cju'il ne trouvassent ou eux mettre fors en la ville,
et ainsi les prendroient plus légièrement. Le conseil fn
accordé, si boutèrent le feu es forbours; mais ce qu'il
avoient malicieusement pensé contre leur prochains. Dieu
tourna sus eux ; car le feu esprist si fort et de tel façon
que non mie seulement il ardi les forbours, mais ardi for-
bours et ville tout ensemble. Laquielle chose voyant
les habitans de Courtray, et cuidans que ceste chose
eust esté faite par traïson tant du conte comme de sa
gent , ceux qui premièrement estoient de son aide et de sa
part se vouldrent armer contre luy asprement et viguereu-
semeat ; et jasoit ce que d'une part et d'autre y eust plu-
seurs de mors, de tués et d'occis, noient moins le fort de
la bataille chéi sus le conte de Flandres et sus les siens, en
tant que plusieurs se sauvèrent par fuite. Si y fu tué mes-
sire Jehan de Flandres , autrement dit de Neele ; le conte
de Flandres fu pris et cinq chevaliers et deux nobles da-
moisiaux , qui tous ensemble furent bailliés à ceux de Bru-
ges et mis en prison. Et les greigneurs de Bruges avec les
comnuuies des villes d'entour, exceptés ceux de la ville do
Gant, eslurent à souverain seigneur monseigneur Robert
TOM. V. 25
290 LES GRANDES CHRONIQUES,
tle Flandres, anemi mortel du conle de Flandres, si comme
il est dit dessus. Lequiel quant il ot la seigneurie, mist
hors le chancelier de la prison le conte de Frandres, et l'on-
nora en tant comme il pot ; car par luy il estoit eschappé
de mort comme dessus est dit.
En ce temps que les choses aloient ainsi en Flancb'es, les
habitans de la ville de Gant qui estoient de la partie du
conte Loys et non pas de celui que les bourgois de Bruges
avoient esleu à seigneur , s'armèrent et furent de guerre
contre ceulx de Bruges, pour ce que il avoient mis en pri-
son le conte. Si se combatirent ensemble et tant qu'il en
y ot occis de ceulx de Bruges près de cinq cens , et toutes
voies ne fu pas le conte délivré né mis hors de prison. Dont
il avint que, environ ce temps, le roy envoia messages sol-
lempnels à Bruges , en eulx admonestant et priant qu'il
voulsissent délivrer et mettre hors de prison le conte de
Flandres. Mais nonobstant le mandement du roy, les mes-
sages s'en retournèrent sans rien faire. — Entour la feste de
la Magdelene, et en tout l'esté devant et après, il fu si grant
sécheresce que, par quatre lunoisons, il ne chéi né ne plut
yeau du ciel que on deust attribuer à deux jours. Et com-
bien que l'esté fust très chaut et très sec, toutes voies ne
furent oies né vues tonnoires né foudres né tempestes; si
furent les vins meilleurs en celle année, mais d'autres fruis
y fu jîou.
En l'yver ensuivant , les frois furent si grans que Saine
gela en brief temps deux fois, et si fort que les hommes et
toutes manières de gens aloient par dessus ; et rouloit-on
les tonniaux de vins par-dessus la glace, tant estoit forte ;
et que la glace fust forte on le pot bien appercevoir au dége-
ler, car quant la glace se dessevra et fendi, elle rompi en
son descendre les tlcux pons de fust qvii sont svu" Saine à
Paris : avec ce que yver gela fort, si fu-il plain de noif et
(13^5.) CH.iRLES-LE-BEL. 2H
neigea grandement, si durèrent les noifs jusqucs à Pasqiies,
avant que fussent toutes remises né fondues.
Au mois de décembre, accoucha malade griefment mes-
sire Charles , conte de Valois ; si fu la maladie si griève ,
qu'il perdi la moitié de luy (1); et cuidièrent pluseurs que,
en celle maladie , il feist conscience de la mort Enguerran
de Marigny lequel fu pendu, si comme aucunes gens dicnt,
à son pourchas , par ce qu'on apperceust après. Quant sa
maladie engregea , il fist donner une aumosne parmi la
ville de Paris , et disoient ceulx qui donnoient l'aumosne
aux personnes : « Priez pour messire Enguerran de Marigny,
» et pour messire Charles de Valois! » Et pour ce qu'il
nommoient avant le nom de messire Enguerran que de
messire Charles, pluseurs jugèrent que de la mort messire
Enguerran il faisoit conscience. Lequel , après longue
maladie, mouru au Perche (2), qui est en le dyocèsede Char-
tres , le dixiesme jour devant Nouel ; et fu son corps en-
terré à Paris aux Frères Presclieurs, et son cuer aux Frères
Meneurs.
Eu cest an , pluseurs personnes de diverses parties du
monde qui avoient oi dire et entendu que messire Loys,
conte de Clermont (qui puis fu appelle duc de Bourbon),
devoitaler, à Pasques prochaines venant, au saint sépulcre
et visiter la Sainte Terre, encouragiés et meus de dévocion,
désirant d'aler Oultre-mer visiter le saint sépulcre et
aorer avec luy, vendirent leur héritages et tout ce de c[uoy
il povoicnt faire argent, et vindient à Paris^ tous près pour
partir la sepmaine peneuse. Et messire Loys regarda cju'il
(1) La moitié de luy. « L't usu membrorum suorunî parle raciliù corporis
» (irivarciur. » G'oloit sans doule uuc paralysie.
(2) Perche. « Parlccum. » Ce doit cire le pclil village de Perraij ou le
Verre, à une lieue cl demie de Rambouillet, et non pas Valaij, ou Korjcut-
le-noirou, comme le présument Vully cl les aulros.
292 LES GRANDES CHRONIQUES,
n'estoit pas encore prest pour parfaire son passage , si fîst
prescliier le jour du saint vendredi aouré en plain palais,
qu'il n'enlendoit pas à faire ce voyage né passer la nier en
celle année; mais l'année proucliaine venissent à Lyon sus le
Rosne, et ilec leur seroit dit le port où les pèlerins devroient
apliquier. Lesquelles paroUes oies, pluseurs furent escanda-
lisiés et pluseurs s'en moquèrent. Et ainsi furent défraudés
de leur entente ceulx qui avoient vendus leur héritages et
autres biens, et s'en retournèrent en leurs contrées dolens
et courrouciés.
XIII.
Comenl la royne Jehanne, fille le noble prince Loys jadis conte
d'Ei'rcu.v, fil coronée à Paris en la chapelle du palais ; et
cornent Ysabel, la royne d' Angleterre , prist congié à son
frère, et s'en ala vers Angleterre,
L'an de grâce mil trois cent vint-six, la royne de France
Jehanne , fille de messire Loys jadis conte de Evreux , à
grant appareil et moult somptueux fu coronnée à Paris en
la chapelle le roy au palais.
En ce meisnie an, la royne d'Angleterre Ysabel, suer du
roy de France, cjui se doubla, se elle demouroit plus en
France, que elle n'encourust la malivolence et l'indignacion
du roy d'Angleterre, son seigneur, prist congié à son frère
le roy de France et s'en ala vers Angleterre. Quant elle se
fu partie de Paris, elle chemina tant que elle vint en la
conté de Ponthieu, et ilec attendi nouvelles de son seigneur,
et s'ordena à y demeurer une pièce.
En celle saison , vindrent nouvelles au roy de France
cjue le roy d'Angleterre avoit fait commandement par tout
son royaume , qu'on méist à mort tous les François qui
(1326.) CH\RLES-LE-BEL, 293
estoient en Angleterre, et qu'il avoit pris à soy et confisquié
tous leu^r biens ; pour laquelle chose le roy de France
moult esineu commanda que tous les Anglois qui estoient
en son royaume fussent pris et leur biens aussi ; laquelle
chose fu fuite en un jour et en une heure , c'est à savoir
l'endemain de la Nostre-Dame en mie-aoust. Si furent
moult esbahis les Anglois, et ne fu pas merveille: car il se
doubtoient que ainsi comme il avoient esté pris en un jour,
qu'il ne fussent aussi en un jour tous mis à mort ; mais
Dieu qui scet les choses mal ordenées ordener en miex,
ordena tout autrement : car le roy fu infourmc véritable-
ment que tout ce qu'on luy avoit donné entendant estoit
faux , c'est à savoir que les François eussent esté pris né
mis à mort en Angleterre ; et pour ce fist le roy de France
tantost délivrer et mettre hors de prison tous les Anglois,
mais de ceux qui estoient riches leur biens furent confis-
quiés. Duquel fait tous les preudeshommes du royau.me de
France furent courrouciés et troublés et escandalisés : car au
roy et en ses conseilliers apparut clerement la mauvaise
tache et l'ort vil péchié d'avarice et de convoitise : dont plu-
seurs disoient et avoient, ce sembloit, cause (1), que les An-
glois avoient été plus pris pour prendre leurs esrhoites que
pour vengier l'injure et la vilennie du royaume,
La royne d'Angleterre, cjui avoit séjourné une espace de
temps dans la conté de Ponthieu, se pensoit cornent elle peust
bonnement passer en Angleterre sans dommage et jîéril que
elle y eust eu, né son fils né sa gent aussi ; car le roy d'Angle-
terre, par mauvais conseil, espéciamment par messire Hue
le Despensier, estoit trop mal meu contre elle ; si avoit
mandé le roy par tous les pors d'Angleterre que se elle y
arrivoit,que elle fust prise comme celle qui avoit pechiéati
(I) Cause. Raison,
25.
204 LES GRANDES CHRONIQUES,
crime de lèse-magesté ; et pour ce, la roync , sachant la
volenté du roy, son seigneur, prist en sa compagnie messire
Jehan de Haynau, noble chevalier et puissant en armes, cjui
avoit trois cens hommes d'armes combatans, et arriva à un
port dont nulle personne du monde ne s'en donnoit de
garde; mais ce fu à grant meschief et à grant paine: dont
une damoiselle enfanta d'angoisse avant son terme. Quant
la royne fu arrivée à ce port, les Anglois et ceulx qui le gar-
doient de par le roy voudrent accomplir ce qu'on leur avoit
commandé , et si ordenoient et disposolent tant comme il
povoient ; mais la royne, comme sage et femme de grant
conseil, sans férir cop de glaive né d'espée, les apaisa en ceste
manière : elle leur manda par amour et par amistié qu'il
venissent parler à elle ; il y vinrent : eulx venus, elle prist
Edouart son fils entre ses bras, et leur monstra, en disant
ainsi : « Biaux seigneurs,» dist-elle, « regardez cest enfant qui
» est à venir et à estre encore vostre roy et seigneur , se
» Dieu plaist. Si ne cuidiez mie que je soie entrée en Angle-
» terre à gent d'armes pour gi'ever né domagier le roy
') nostre seigneur né le royaume ; mais y sui ainsi venue
» pour oster et estreper au.cuns mauvais conseilleurs qui
» sont entour monseigneur, par lequel conseil monseigneur
» est aveuglé et afolc et la pais du royaume et le royaume
» aussi empeschié et troublé ; et, au moins, se je ne les puis
» oster né estreper, si est-ce bien m'entencion de la com-
» paignie mon seigneur eulx à mon povoir estrangier et
» esloignier, afin cpie tous mefîais soient corrigiés et amen-
') dés, et le royaume d'Angleterre soit tenu et gardé en bonne
» pais et en bonne tranquillité. » Quant les Anglois oirent
ainsi parler la royne , et il orent aussi veu leur seigneur
naturel entre les bras sa mère, toute leur maie volenté fu
mue en douceur et en débonnaireté, et la reçurent luy et
son fils à grant joie et eu grant solempnité, et ceulx qui es-
(I32G.) CH\ULES-LE-BEL. 295
loicnt aussi en sa compaingiiie. La royue , ainsi icceue à
grant joie en Angleterre, ceulx qui l'avoient reccue sigue-
fièrent au roy que sa venue estoit paisible, et pour ce, il luy
supplioient que il la voulsisl recevoir doucement , tlc-
boiinairement et bénignement. Le roy, qui estoit obstiné
en son courage, ne prist pas en gré la supplication; ainsols
manda à la royne, par grant desdaing, qu'il lui desplaisoit
en toutes manières de ce qu'elle avoit osé entrer en Angle-
terre à gent d'armes , meismement comme il la tcnist et
afFerinast estre anémie du royaume. Ces choses oies , la
royne se garda miex que devant ; et tant comme elle pot,
elle acquist l'amour et la faveur des barons et des bonnes
villes, espéciamment de la ville de Londres. Si fu le roy si
enveloppé de mauvais conseil, qu'il avoit la royne tant ablio-
miuable, combien que, comme preude femme, elle se fust
aprouchiée de lui pour adebonnairier sou courage , se elle
peust, que en nulle chose né en nul lieu ne la voult oïr né
voir; dont les barons d'Angleterre orent indignacion contre
luy, et si grant cfu'il s'armèrent avec monscignem- Jehan
de Haynau , et alèrent en guerre contre le roy ; meismc
entre les autres fu pris messire Hue le Despencier. Et le roy
à pou de gent se retraist à un très fort chastel assis es mar-
ches de Galles et d'Angleterre ; et comme il alast de chastel
en autre ou voulsist aler , il fu pris d'aucuns barons par
force et par aguet, et f u baillié au frère au conte de Lancaslrc
qui avoit seurnon de Tort-col, pour ce que Thomas, conte
de Lancastre , avoit esté décapité au commandement du
roy. Lecjuel Tort-col le garda sous estroite garde jusquesàla
fin de sa vie bien et diligeamment. Le roy, ainsi pris et mis
en prison , assemblée se fist à Londres des barons et des
communes, lesquiex, de commun accort et d'un consente-
ment , jugièrent digne d'estrc privé de toute dignité et
auctoritc royale et avec ce de iiom de roy, Edouartn'a guères
296 LES GRANDES CHRONIQUES.
1 oy d'Angleterre ; et ce fait , il coronèrent à roy son fils
Edouart, combien que il refusast la couronne, tant comme
il peust, vivant son père. Assez tost après, messire Hue le
Despensier, par le jugement des bavons, fu traîné à queues
de chevaux, puis fu ouvert comme on ouvre vui pourcel,
et ardion sabrouaille et ses entrailles devant luy voyant ses
iex, puis ot la teste coupée, et de son corps furent faites
quatre pièces qui furent pendues aux quatre principaux
villes d'Angleterre. Pluseurs autres aussi qui furent de sa
sorte furent en diverses manières mis à mort ; entre les
autres , on coupa la teste à un évesque qui estoit et avoit
esté ami dudit messire Hue le Despensier et de son père.
En cest an, envoia le pape en légacion, en Lombardie,
messire Bertrand de Poget, cardinal, et un pou après, luy
fu adjoint à compaignon messire Jehan Gaytan, cardinal,
afin qu'il deffendissent sainte églyse contre les Guibelins,
et espéciamment contre ceulx de la cité de Milan ; pour ray-
son desquiex le saint Père avoit la cité et tout le pays mis
en eutredit lequel il ne gardoient né vouloient garder en
aucune manière; et se aucun, espéciaument de religion, le
voulsist gaider, il estoit contraint à laissier le pays et à fuir-
s'en, où il esconvenoit qu'il souffrist griefs tourmens , par
quoy il convenoit qu'il mourust. Si afferment aucuns que
pluseurs furent occis qui ne vouloient célébrer devant eulx
né à eulx administrer les sacremens de sainte églyse.
Le roy d'Angleterre Edouart, qui estoit en prison, mourut
en ce temps, et nef u pas enterré en sépulture des roys(l). SI
(1) La conlinuaiion de JVangis dit au contraire qu'il fut enterré Iiono-
rablement auprès de ses ancôtrcs. — Si l'on remarque que ni celte con-
tinuation de Nangis, ni le chroniqueur de Saint- Denis, ni Froissart no
parlent de l'odieux supplice que la reine d'Angleterre auroit fait infliger
à son déplorable époux , on pourra cesser de le regarder comme
incontestable. C'est pourtant là ce qu'ont estimé tous nos historiens
modernes . M. de Sismondi, qui a fait pour l'histoire de France ce que
(1 320.) CHARLES-LE-BEL. 297
fil son fils Edouart confeinié à roy d'Angleterre, et fist pais
à Robert de Brus, roy d'Escoce, pour liiy et pour ses succes-
seurs à tous jours mais. De la mort au roy d'Angleterre
se elle fii avanciée ou non , celui le scet qui de riens n'a
ignorance, c'est Dieu.
XIV.
De la bataille qui fa entre le conte de Sui'oie et le dauphin de
Païenne.
En ceste saison, entre le conte de Savoie et le dauphin de
Vienne ot grant et fort bataille ; si en y ot moult de tués
de la partie du conte et moult qui s'enfuirent avec le conte,
et pluseurs qui furent pris, en espécial le frère du duc de
Bourgoigne et le conte d'Ancuerre. Et ainsi le dauphin, qui
avoit esté autrefois foulé du père au conte de Savoie, ot vic-
toire glorieuse et honorable en sa personne, jà soit ce qu'il
semblast que la partie du conte fust greigneur et plus fort.
Loys de Bavière, qui tenoit le duc d'Osteriche etFederic,
son cousin germain , en prison , estoit moult oppressé
de bataille et de pilleries par Leupold, frère du duc d'Os-
teriche, et par ses autres frères. Mais Nostre-Seigneur, cpii
mue les cœurs des hommes si comme il veut, et en la cui
puissance sont non-seulement les roys, mais les roiaumes et
Dulaurc a tristement exécuté pour celle de Paris, va même plus loin ;
« II ne reste, dit-il, aucun indice qui fasse peser sur le roy de France la
» moindre partie de la responsabilité du meurtre d'Edouard II, si ce n'est
» que tes tiisloriens français n'en tômoirjnenl aucune horreur, et que, dans
» le récit de Froissart, c'est la reine qui paroit être l'héroïne. » Il me
semble qu'on devoit se contenter d'émettre quelques doutes sur le fait
en lui-même, et avouer que les chroniqueurs françois rêpugnotent à y
croire, et que Froissart avoit seulement parlé des grandes qualités de
la reine. Mais quand Froissart auroit trouvé ban ce dont il ne parle pas,
comment son opinion tendroit- clic à inculper le roi de France?
298 LES GRANDES CHRONIQUES,
toutes choses, mua le cœur du devant dit Loys envers le duc
son cousin, et inclina à miséricorde, si et en telle manière
cju'il luy pardonna tout quanqu'il luy ayoit meffait, et de la
prison où il estoit luy etpluseurs nobles qui estoient prison-
niers ctchaitis, sans prière, sans argent et sans raençon déli-
vra et renvoia ; receu premièrenient son serment fait sus le
corps Jésus-Crist, dont il receu une partie et Loys de Ba-
vière l'autre, que des ore en avant il liiy portcroit foy et
loyauté tant comme il vivroit : et ce fait, le duc d'Osteri-
che s'en retourna franc et quite avec sa compagnie en son
pays ; dont trop de gent se merveillèrent coment ceste chose
avoit été faite , car ceulx de son propre conseil n'en
savoient riens né personne vivant excepté son confesseur.
En ce temps, se départirent de Paris deulx clers moult
renommés , maistre Jehan de Gondun et maistre Martin
de Padoue Lombart, anemis de sainte églyse, adveisaires de
vérité et fds d'iniquité ; et vindrent en une ville d'Alemai-
gne appelée Norembergh. Les quiex, comme il furent là
venus, aucuns qui estoient de la famille au duc de Bavière
et les avoient veus à Paris et oi dire de leur renommée ,
firent tant que, à leur relacion, il furent retenus en la court
tlu duc, non pas seulement retenus, mais receus en la grâce
du duc très familièrement ; dont il avint qu'il leur demanda
moult amiablement : « Pour Dieu, dites-moy quelle cause
» vous a meii à venir de la terre de pais et de gloire , en
» ceste terre plaine de batailles, d'angoisses et de tribula-
» cions? » Il respondirent : « L'erreur que nous voions et
» regardons en sainte églyse nous fait ici venir comme
» essiliés ; et pour ce que nous ne povons plus soustenir en
» conscience, nous sommes venus à vous à garant, comme à
» celui à qui l'empire est deu de droit, et à qui il aparticnt
» à corrigier les défaus, les erreurs, et les choses désordon-
I' nées mettre et ramener en estât deu. Si devez savoir que
((326.) GHARLES-LE-BEL. 299
» l'empire n'est pas sougiet à l'cglyse , quar il n'est pas
» donbte que l'eînpii'e estoit avant que l'églyse eust puis-
» sauce né seigneurie; né l'empire aussi ne se doit pas rieuser
» par les rieules (1) de l'églyse; comme on trouve pluseurs
» empereurs qui l'élection de pluseurs papes ont confermée,
» si ont fait assemblée par manière de senne, et ottroié
» deffinicion en ce qui appartenoit à la foy crestienne.
» Et se par aucun temps l'églyse avoit prescrit aucune
» chose contre les franchises et libertés de l'empire, nous
» disons que c'est injustement fait et malicieusement ,
» et que l'églyse l'a usurpé à tort et frauduleusement. Et ce
» que nous disons et tenons pour vérité, nous sommes tous
>» près de deffendre contre tout homme, et se mestier est,
» quelque tourment souffrir et endurer^ néis la mort. » Aux
pai'oles desquiels Loys de Bavière ne s'accorda pas du tout;
ainsois trouva par les sages en droit que ceste persuasion
estoit fausse et mauvaise , à laquelle se il se consentoit ,
comme elle sentoit hérésie, ce fait, il priveroit soy du touten
tout du droit de l'empire, et ainsi donroit au pape voie par
quoi il procéderoit contre luy. Pourquoy il luy fu conseillié
qu'il les punisist, comme il appartient à empereur non pas
seulement deffendre la foy et les crestiens, mais les hérites
effacier et estreper. Lequel respondi ainsi si comme on dit :
« Ce ne seroit pas humaine chose de mettre à mort ceulx qui
» nous servent , espéciamment ceulx qui ont pour nous
» laissié leur pays et leur fortune. » Si ne crut pas leur
conseil ; ainsois les tint près de soy en eulx honnorant de
dons et d'autres choses, et leur commanda qu'il fussent en
tout temps près de luy. Ces choses ainsi faites vindrent à la
cognoissance du pape, lequel , après pluseurs procès par
voie de droit fais contre eulx, geta sentence d'escommenie-
(I) nkmer par les rieuks. Régler par les règles.
300 LES GRANDES CHRONIQUES.
nient sur eulx et sur ledit messire Loys ; laquelle sentence il
envola à Paris et autres lieux solempniex pour publier et
dénoncler.
En ce temps envola le saint Père grant quantité de sou-
dolers en Lonibardle contre Galeace de Milan et les Gui-
belins qui estolent excomeniés. Et quant il furent assemblés
en guerre , tous ceux du pape furent mis à l'espée et s'en
escliapa à palne celui qui estoit capitaine : si fu moult cour-
roucié le pape , jasoit ce que pluseurs disent que à bon
droit estoit ceci advenu au pape. Car l'églyse ne use pas
contre ses auemis de glaive matériel, et melsmement cjue le
pape avoit ce empris à faire sans parler à ses frères les cardi-
nals. Et quant le pape se vit ainsi apolnctié(l), si envola par
toutes les provinces du royaume de France , afin que les
églyses et les personnes d'églyse luy aidassent à parfaire
ses guerres. Laqulelle chose le roy de France defTendit à faire,
car oncques mais n'avoit esté fait en son royaume. Mais le
pape luy rescrlpt; après, le roy considérant : Donne m en je
t'en donrai, il octroia de légier, dont le pape luy donna la
dixiesme des églyses à deux ans ensuivans; et ainsi salnctc
églyse quant l'un la tout, l'autre l'escorche.
En cest an nieisme, gens nobles de Gascoigne qui estoient
bastars , commenclèrent forment à envaïr le royaume de
France. Contre eux fu envolé messire Alfons d'Espalgne,
cousin du roy, qui de chanoine et arcliediacre de Paris s'es-
tolt fait chevalier. Et combien qu'il despendist moult, il fist
pou ou noient, et s'en retourna en France pour une quar-
taine qui le prlst, dont assez tost après il mourut. Les bastars,
(1) Apoinclié. Quelques leçons ont Iransformé ce mot en celui de apo-
vrié , et l'on pourroit démontrer que cotte partie de la continua-
tion de Nangis est une simple traduction latine de nos chroniques françoi-
ses, en remarquant le mot barbare dcpaiiperattim qu'elle emploie ici
parce qu'elle avoit eu sous les yeux la mauvaise leçon françoise.
(132G.) CHARLES- LE-BEL. 301
quant il sorent ceci, avec aucuns Anglois vindrent jusques
à la cité de Saintes qui est en Poitou dont le chastel est très
fort et est au roy d'Angleterre ; auquiel il entrèrent et le
défendirent longuement contre le conte d'Eu et plusenrs
autres nobles qui estoient en sa compaignie. Et comme il
eussent eu pluseurs assaux, il se mistrent aux champs un
pou loing de la cité, et mandèrent au conte d'Eu jour et
lieu assigné de bataille, qui volentiers l'acorda et vint au
lieu qui leur estoit assigné au plus tost qu'il pot. Et quant
les Anglois virent que le conte d'Eu s'estoit esloignié de la cité,
il entrèrent dcdens et la mistrent toute en feu et en flambe
sans espargnier à églyse né à moustier. Lors le conte d'Eu
et messire Robert maresclial de France, voyant qu'il estoient
décéus , les poursulrent jusques en Gascoigne en sousme-
tant avant eux terres et villes au roy de France; et tant alè-
rent cjue oncques puis ne s'osèrent monstrer né apparoir
leurs anemis.
En cest an la royne de France qui estoit ençainte d'en-
fant et reposoit au Chastiau-!*feuf (1) d'encoste Orliens , en-
fanta une fille ; et assez tost après sa première fille mourut.
En ce temps meisme le conte de Flandres cjui estoit en
prison à Bruges fu délivré par ceux de Bruges meismes, en
prenant premièrement son serement , c'est assavoir : que
les drois , les libertés , les franchises et les coustumes de
Flandres il garderoit loyaument sans enfraindre ; et c|ue ,
pour l'occasion de la prison, il ne feroit ou feroit faire mal à
eux né aulre; car ce cju'il avoient fait il avoient fait pour son
trèsgrant profit. Après il jura, mais mauvaisement tint son
(1) Au Chastiau-Neuf. Chdlcauneuf, aujourd'hui bourg à quatre lieues
d'Orléans. — Je crois que la princesse dont il s'agit ici est Marie et non
Blanclie; celte dernière étant née au bois de Vincennes, contre l'opinion
du P. Anselme.
2C
305 LES GRANDES CHRONIQUES,
sercmcnt, que en toutes ses grosses besoignes il useroit spé-
cialement du conseil des Flamens.
XY.
Cornent le roy de France Charles trcspassa de ce siècle.
L'an de giacc mil trois cens vint-sejit, manda le roy Char-
les au roy d'Angleterre que il venist faire hommage de la
duchiée d'Aquitaine ; si se excusa le roy que bonnement n'i
povoit venir pour la mort son père qui esloit mort nouvel-
lement ; si l'ot le roy de France ceste fois pour excusé.
En cest an furent à Paris pluseurs barons assamblés pour
mettre acort entre le conte de Savoie et le dauphin de
Vienne: et comme il ne peussent trouver matière de paix,
il s'en alèrent sans riens faire.
Messire Loys de Clermont, voulant monstrer l'affection
qu'il avoit à la terre sainte d'Oultre-mer, prist congié à
Nostre-Dame de Paris , et jura que jamais n'entreroit à
Paris jusques à tant que il auroit parfait son voiage.
En ce temps fu accordé entre les roys crestiens que tous
marchéans portassent seurement leur marchandises du
royaume en autre, et marchandassent les uns aux autres.
Et fu ceci crié et publié en chascun royaume. Messire Al-
fons d'Espaigne, dont nous avons fait mencion l'an devant,
mourut de la quartaine qu'il prist en Gascoigne, et fu en-
terré aux frères Prescheurs à Paris.
Environ la fin d'aoust , Loys de Bavière qui se faisoit
empereur des Romains, combien qu'il fust escomenié du
pape Jehan, et tous ceux qui pour empereur le tenroicnt,
vint à Rome et fu receu à grant sollcmpnité ; si le cou-
ronnèrent à empereur les Romains contre la volenté du
pape.
(1327.) CHARLES-LE-BEL. 303
Le jour de Noël environ mienuit acouclia au lit malade
le roy Charles, et la veille de la Chandeleur mourut au bois
de Vincennes. Si fu son corps enterré eniprès son frère à
Saint-Denis , et son cuer aux: frères Prescheurs à Paris. Et
ainsi toute la llgniée du roy Phelippe-le-Bel en moins de
treize ans fu deffaillie et amortie, dont ce fu très grant
doraage.
Cyfenissent les chroniques du roy Charles de France.
CI GOMENGE L'YSTOIRE DU
ROY PHELIPPE DE
VALOIS.
I.
Cornent Phelippe conte de Valois ot le gouvernement dii
royaume, et de son coronnement .
Après la mort du roy Charles-le-Bel, qui avoit laissiée la
royne Jehamie sa femme grosse, furent assemblés les ba-
rons et les nobles à traitier du gouvernement du royaume.
Car comme la royne fust grosse et l'en ne sceust quel enfant
elle devoit avoir, si n'i avoit celui qui osast à soy appliquier
le nom de roy : mais seulement estoit question auquiel tant
comme plus prochain devroit estre commis le gouverne-
ment du royaume (1). Si fu délibéré que audit Phelippe
appartenoit ledit gouvernement, lequiel estoit cousin du roy
Charles et fils de monseigneur Charles de France , jadis
conte de Valois , secont frère germain de père et de mère
(1) Le manuscrit 218, Suppl. franc., porte Ici : « Et pour ce que au-
>' cuns disoient, meismemeut li Anglois , que à leur roy appartenoit de
» droit et de raison le royaume de France, comme au neveu et plus pro-
» Chain qui lil estoit de Ysabel jadis lille du biau Phelippe, li François
" disant au contraire que famé ne par conséquent son lil ne povoit par
» coustumc succéder cl roiaume de France; pour tout ce trouble osier,
» li barons baillèrent comme au plus prochain le gouvernement du
» roiaume à monseigneur IMiclippc, conte de Valois... jusquesà tant que
u l'en seust quel enfant la royne aroit, » — (Voyez les autres variantes à
la fin de ce volume.)
26.
306 LES GRANDES CHROxMQUES.
»iu roy Plielippe-le-Bel. Lequiel Plielippe ot le gouveine-
nient du royaume depuis la mort dudit roy Charles jusques
au vendredi aouvé que ladite royne Jelianue enfanta une
fille. Et pour ce que une fille ne hérite pas au royaume,
luy vint ledit royaume et en fu coronné par raison; com-
bien que le roy d'Angleterre et autres ennemis du royaume
tenissent, contre raisonnable opinion, que le royaume appar-
tenist mieux audit Anglois comme neveu du roy Charles,
fils de sa suer, que audit roy Plielippe qui ne luy estoit
que cousin germain.
Environ ce temps, Pierre Remy, principal trésorier du
roy Charles deri-enier mort, fu accusé qu'il n'avoit pas bien
loalment dispensé né administré les biens du royaume , si
comme pluseurs nobles et non nobles l'afTermoient ; et
disoient que la valeur de ses biens montoit à plus de deux
cens mille livres. Si fu ledit Pierre requis de rendre compte,
lequiel ne sceut pas bien rendre compte de ce que l'en luy
demandoit, si fu jugié à estre pendu. Lec^uiel Pierre, quant
il fu emprèsle gibet, il confessa qu'il estoit traître en Gas-
coigne encontre le roy; pour laquielle cause il fu traisné, et
puis pendu au gibet cju'il avoit fait faire tout le premier,
le jour delà saint Marc évangéliste, l'an mil trois cens vint-
huit, jasoit ce qu'il eust esté pris l'an mil trois cent vint-
six.
Item, le premier jour d'avril, qui fu le vendredi aouré,
la royne Jelianne d'Evreux ot une fille au bois de Yincennes
appelée Blanche. Depuis Plielippe, conte de Yalois, appelle
régent , fu nommé roy : dont il appert clèrcment cpic
la droite ligne des roys de France fu translatée en
ligue transversale, c'est assavoir de germain en germain.
(1328.) PHELIPPE DE VALOIS. 307
IL
Coincnl Loys de Bavière fa coronac à empereur, et cornent les
Romains firent un autre pape à Rome.
L'an mil trois cens vint-huit, Loys de Bavière qui avoit
esté coronné à Milan de coronne de fer prist son chemin à
Rome(l). Quant les Romains oirent nouvelles de sa venue,
il orent très grant joie, et alèrent à l'encontre de luy, et le
coronnèrent en l'églyse Saint-Père, et après ce que il fu
coronné, il le menèrent au palais royal ; et après ce qu'il ot
demouré en la cité de Rome par un moys ou environ, aucuns
s'apparurent, lesquiels estoient fds du déable et d'iniquité,
et distrent ces paroles :
« Puisque Dieu nous a donné empereur, ce seroit bon que
» nous eussions un père espirituel , lequicl nous adminis-^
« trast les choses espirituelles , ainsi comme ont fait les
» pères précédens? «Laqulelle chose plut moult au peuple; et
ainsi s'assemblèrent à faire un pape, et non pas vraiement
pape mais antipape, contre Dieu et contre saincte églyse; et
cslirent un frère Meneur lequicl estoit appelle Pierre Ranu-
che (2), et le consacrèrent en la manière de la consécration
du pape. Et après ce que ledit Pierre fu ainsi consacré et
en la cité mené, il eslurent cardinals presque tous de l'ordre
des mendians, jasoit ce que aucuns disoient que ceste orde-
nance ne venoit pas de la conscience dudit Loys duc de
Bavière nouvellement fait empereur. Et fu nommé ledit
frère Pierre de Ranuche Nicholas le quint. Si avint que
(1) .1 Home. « El par rtéccplioiis et cavillalions fist tanl rjuc li Uomains
ic rcccurcnt. » (Variaiile dunisc. 218.)
(2) Raiiiichc. « Pclrus Rainalulii. » Plus souvent nomme l'icrie de Cor-
vara ou de Corbi'crc. Variante du msc, 218 : « Vierre de Canielle. »
308 I.ES GRANDES CHRONIQUES,
ledit antipape commença à estre avecques ledit Loys en la
cité de Rome, et là estoient à très gians frès et despens pris
sus le peuple; lesquiels le peuple ne pot ou ne voult plus
soustenir; si furent contrains à issir hors de la cité, et coni-
mencièrent à aler vagant par le royaume d'Italie et par
diverses autres cités.
Après ces choses avint que le pape Jehan appella frère
Michiel général de toute l'ordre des frères Meneurs; lequiel
frère Michiel estoit à Avignon pour le temps : et commanda
audit frère Michiel en vertu de saincte obédience c|ue les
choses qui sont à la déclaracion de la rieule et meismement
de la povreté de l'évangile il gardast fermement, et aussi
à tous ses sougiés la commandast estre gardée sans nul
deffaut. Lequiel frère Michiel respondi au pape Jehan moult
arrogamment , si comme l'en dit, et luy demanda huit
jours de espace, afin cjue mieux en respondist; si luy fu oc-
troie. Lesquiels huit jours durans, ledit frère Michiel, avec
un autre frère appelle lîonnegrace, et un docteur en théolo-
gie appelle François, s'enfui par nuit en Marseille et entra
en la mer et s'en ala jusques à Jeunes, et de Jeunes s'en ala
vers l'antipape et Bavière, et se mist en leur compaignie.
Quant le pape sceut ces choses , il procéda contre eux
comme hérites et les condampna ; et ledit frère Michiel
de toute administration priva, et commanda aux frères
Meneurs c|ue il se pourveussent d'un autre général. Mais
sus tous les procès fais par le pape contre le dit frère
Michiel , l'en dit que ledit frère Michiel voult appeller
du pape mal conseillié au pape bien conseillié.
Item , le roy de France Phelippe , approuvant le bon
conseil des barons et des anciens sus l'ordenance du
royaume de Navarre et de la conté de Champaigne, il res-
titua ledit royaume de Navarre à Loys conte d'Evreux pour
la cause de sa femme fdlc de Louis Ilutin : et pour la cause
(13i8.) PHELIPPE DE VALOIS. 309
de la conté de Champaigne, il luy assigna autres rentes en
la conté de la Marche eniprès Angolesme.
Item, environ ce temps, le conte de Flandres Loys fist
hommage au roy de France ; et après il luy dit et exposa
les rebellions et fais importables de ses sujets, c'est assavoir
de Bruges, d'Ypre et meismement de Cassel, et qu'il ne
povoit obvier à leur malice né extirper la matière de leur
rébellion. Et lors pria au roy très humblement qu'il luy
voulsist à son besoing aidier. A laquielle supplicacion le roy
enclina très bénignement, mais en quel temps et quant ce
seroit il le feroit par le bon conseil de ses baroxis. Ende-
mentiers faisoit-on à Rains très grant appareil pour le co-
ronnement du roy et de la royne^ et tant qu'il n'estoit
mémoire de homme qui oncques tel eust veu. Adoncques
quant les choses furent prestes, se partirent le roy et la
royne pour aler à Rains, et là furent coronnés tovis deux
ensemble par la main de Guillaume de Trie ai'chevesque de
Rains, le jour de la Trinité; et dura ladite feste cinq jours
continus (1).
III.
Cornent le roy Phelippe iniU pour aler sus les Flarnens tantosl
après son coronnement.
Après le coronnement et ladite feste passée, le roy s'en
retourna à Saint-Denis son patron, et là fu honnorablemcnt
receu; et après ala à Nostre-Dame de Paris, et depuis s'en
(I) « El là furent tant de haus hommes assembles, qu'il ne fu pas mé-
moire que lant d'assez en cust esté de coronalion de roy de France. Et
dura la feste cinq jours en joustes, en esbatemcns si grans que ce esloit
merveille à veoir. » (Addition dumsc. 218.)
310 LES GRANDES CHRONIQUES,
retourna au palais où le diner fu appareillié très sollenip-
nelement, et là disua le roy et avecques luy pluseurs barons
de son royaume.
Après ce que il fu à Paris retourné, il ot délibéracion
avecques ses barons sur la besoingne des Flamens; dont plu-
seurs distrent au roy que bonne clioseseroit qu'il deniourast
en France jusques à un an. Lacjuielle parole desplut moult
au roy, et meismement qu'il disoient que le tejups n'estoit
pas convenable pour batailler. Dont aucuns distrent que le
roy dut dire à messire Gaucbier de Creci son connestable :
<< Et vous Gauchicr qu'en dites? » et jasoit ce qu'il fust un
pou refusant, si respondi en tel manière : « Qui bon cuer
» a à batailler tousjours treuve il temps convenable. »
Quant le roy ot oïe ceste parole, il ot très grant joie, et se
leva et l'acola en disant : << Qui m'aimera si me suive ! »
Et adonques fu crié que chascun selon son estât fust appa-
reillié à Arras à la feste de la Magdaleine. Toutesvoies les
bourgois des bonnes villes ne s'armèrent pas ; mais lesdis
bourgois et les bonnes villes aidèrent au roy d'argent, et
demourèrent pour garder leur cités et leur bonnes villes de
par le roy.
Après ce, le roy si prist aucuns de ses familliers, et s'en
ala par la ville de Paris à pié, et visita une grant partie des
(•glyses de ladite ville; et depuis il visita les maisons Dieu,
et là fist-il moult de euvres de miséricorde : comme de bai-
sier les mains des povres, de leur administrer viandes et de
leur donner grans aumosnes. Toutes lesc|uielles choses faites
moult dévotement, assez tost après il se parti de Paris et
s'en ala à Saint-Denis ; là fu en très grant dévocion, et fist
ouvrir le lieu où les corps de monseigneur de saint Denis et
de ses compagnons reposent. Et quant ledit lieu fu ouvert,
ledit roy Pliclippe meu de grant dévocion, osta son chape-
ron et sa coeffe, et ala queireles dis corps saints de monsei-
(1328.) PHELIPPE DE VALOIS. âll
gneur saint Denis et de ses compagnons, et les apporta l'un
après l'autre sur leur autel , et semblablement fist-il du
corps monseigneur saint Loys, et le rnist emprès les corps
saints devant. Puis fist chanter la messe devant lesdis
corps saints par l'abbé de ladite églyse Guy : laquielle
chantée, le roy fist beneir l'oriflambe audit abbé Guy , et
la reçut ledit roy de la main dudlt abbé, en la présence des
bavons et des prélas; laquielle oriflambe fu bailliée à messire
Mile de Noyers (1) à porter, par la main dudit roy, et à gar-
der. Après ces choses, ledit roy Phelippe prist lesdits corps
saints de monseigneur saint Denis et de ses comjiaignons, et
les rapporta en leur lieu; laquielle chose l'en ne treuve pas
avoir esté communément faite par la personne du roy
quant auraporter. Et après il se départi et s'en alaà Arras,
et passa légièrement oultre , et prist son chemin vers Cas-
sel, et ilecques fist fichier ses tentes, et fu le pays d'entour
moult gasté.
Adoncques quant les Flamens virent l'ost du roy, si
firent faire vm grant coc de toile tainte, et en ce coq avoit
escript :
Quant ce coq ci chanté ara
Le roy Irouvc (2) ça entrera.
Et le mistrent en haut lieu. Et ainsi se moquoient du
roy et de sa gent , et l'appelloicnt le roy trouvé , lacpiielle
parole et moquerie leur tourna à la parfin à grant meschief
et domaige.
Lors le roy manda monseigneur Robert de Flandres et le
(>) Mile de Pioyers. « Clievaliers preus et hardis en tous bons fais
» d'armes et csprouvcs , et (Msc. 218.) d'ileuc s'en ala à Chartres en
» grant dcvocion. »
(?) Rdi trouvé. Ccsl-à-dirc roi d'avenliirc ou de hasard. Allusion l\ la
finoslion d'hérédilé qui avoit précédé l'élection de Philippe. Le surnom
(le Forluné, qu'on adonné souvent à ce prince, n'avoit pas d'autre sens :
en dépit des explications modernes.
312 LES GRANDES CHRONIQUES,
fist sermentev avecqiies luy, et puis liiy commanda qu'il
préist deux cens hommes d'armes et alast à Saint-Omer, et
ilecques tenist la frontière contre les Flamens ; et com-
manda au conte qu'il alast vers Lille et tenist la fi'ontière
entre le Lys et l'Escaut.
Quant les Flamens virent que le roy avoit fait si grant
semonse, si s'assemblèrent, et virent qu'il n'avoient point de
seigneur de qui il peussent faire chevetaine, car tous les
gentils hommes du pays leur estoient faillis ; et ne sa-
voient de c|uel part le roy les devoit assaillir, né de quel
part il devoit à eux venir. Et pour ce ordenèrent ceux de
Bruges et d'Ypre que tous ceux du terrouer de Furnes
et des communes de Bruges, de Cassel et de Poperlnge
se traisissent tous sus le mont de Cassel : et ceux de
Bruges et du Franc (1) tendroient le pays devers Tournay; et
ceux d'Ypre et de Courtrai à l'encontre de Lille. Et le roy de
France estoit entré à un samedy bien matin luy et son ost
en la terre de Flandres entre Blaringueheni et le pont Has-
quin parmi le Neuf fossé (2), et s'en alèrent le conte d'Artois
et sa compaignie logier dessous une forest que on appelle
Ruhout sus un vivier que on appelle Scondebrouc et est de
l'abbaïe de Clermarès.
(0 Du Franc ou Pays /j-aHc, comprenant les territoires de Bourbourgr,
Bergue, Saint-Winox, Furnes, Dunkerque et Gravelines.
{'l) Je ne vois plus sur les cartes la place du pont Hasquin près de
Hlaringhem. Le passage s'effectua enlre Aire et Saint-Omcr. — La foret
de nuliout doit être /e Bois du roi, entre Saint-Omer et l'abbaye de Clair-
marais. — Scondebrouc ou Sconbroiick, au-dessus de Clairmarais.
(13;8.) PHELIPI'E DE VALOIS. 3J3
IV.
De r ordenancc des baUiilles du roy de France.
Et onois cornent les batailles (1) passèrent : la piemièic
bataille menèrent les deux maréchaux et le maistre des arba-
lestriers, et avoient en leur route six bannières, et tous les
gens de pie suivirent celle bataille et tous les chairois.
Quant les mareschaux vindrent au champ , il baillèrent
places aux fourriers pour leur maistres. Après passa la
bataille au conte d'Alençon où il avoitvint et une bannières :
celle bataille prist son tour jusques emprès le mont de
Cassel, et ilecques s'arresta juscjues à tant que les tentes
lussent drcciées.
Après passa la tierce bataille où il avoit treize banières ,
et la conduisoit le maistre de l'ospital d'Oultre-mer, et le
sii'e de Biaugeu et tous ceux de la Languedoc.
La quarte bataille mena le connestable de France Gau-
chier de Cliastillon, et avoit huit banières.
La quinte fu du roy qui contenoit trente-neuf banières,
et estoit le roy armé de ses plaines armes. Et estoit en sa
bataille le roy de Navarre, le duc de Lorrayne et le conte
de Bar (-2), et avoit une aile de six banières que messire Mile
de Noyers conduisoit qui portoit l'oriflambe.
La sixiesme conduisoit le duc de Bourgoigne où il avoit
dix-huit banières.
(1) Batailles. Divisions.
(2) Leroy de Navarre, Philippe d'Evreux, père de Cliarlcs-le-Mauvais.
— le duc de Lorraine , Frédéric III. — Le conte de Bar, Edouard I. —
Le duc de Bounjoiine, Eudes IV. — Le dauphin de Vienne, Guignes VIII.
— Le conte de lluinau, Guillaume. — Le roy de Behaigne ou Boltbne, Jclian.
— Leduc de Drctaif/ne, Jean III, dit le Don.
27
314 LES GRANDES CHRONIQUES.
La septlesnie mena le daupliiu de Vienne où il ot douze
banières.
La luiitiesme le conte de Hainauavecques dix-sept baniè-
res, et avoit une aile de messire Jehan son frère qui nienoit
les gens du roy de Bcliaigne (1).
La neuviesme mena le duc de Bretaigne, et avoit quinze
banières : tous ceux-ci s'alèrent logier es places c|ue les ma-
rescliaux leur avoient baillit'es à deux lieues du mont de
Cassel.
Quant tous furent logiés, si vint l'arrière garde qui estoit
la dixicsme bataille, et la conduisoit monseigneur Robert
d'Artois, et là avoit vint-deux banières : et se traist devers
le mont de Cassel, et avironna tout l'ost et passa par devant
la tente du roy, et ala à une abbaie assez près cjue l'en ap-
pelle la AVastine (2) et s'i loga.
L'endemain vint le duc de Bourbon en l'ost et toute sa
bataille à quatorze banières.
Les Flamens qui sus le mont de Cassel estoient virent le
roy, ta tout le povoir de son royaume , qui estoit logié à
deux lieues d'eux; mais oncques pour ce ne se eftVoièient,
ains mistrent leur tentes hors de la ville et s'alèrent logier
sur le mont, pour ce c|ue les François les peussent veoir; et
ainsi furent trois jours les uns contre les autres sans riens
faire. Et au quatriesme jour se desloga le roy, et s'ala logier
«.le une lieue près sus une petite rivière c{ue on appelle la
(1) Les gens du roy de ISehaifine.a En ccl an, le roy de Coesnic entour
» yvcr passe devant, esloit passé en terre de Sarrasins et prist grant pais
» et régions sus eux, et en vindrenl à foy de cresticnlé par luy pluseurs...
» Et combien que il fusl là, nepourquanl il cnvoia des gens d'armes de
11 sa terre au roy, auquel il avoit juré aide envoler en Flandres. » (Addi-
tion du nisc. 218, Supiil. franc.) — Tous les précieux détails de cette fa-
meuse bataille de Cassel ne se retrouvent pas dans la continuation latine
de Nangis.
(2) La ffasdne. Sans doute l'ancienne abbaye de If'ocsiiue, sur la roule
de Saint- Orner à Cassel, à deux lieues ie cette dernière ville.
(1328.) PHELIPPE DE VALOIS. 3l5
Pienne; adonc vint monseigneur Robert de Flandies à toute
sa bataille, où il ot cinq banières.
Lors le roy de France prist conseil à ses barons conient il
les pourroit avoir au bas du mont, car sur le mont il n'avoit
mie jeu parti (1); et pour ce envoia par un mardy, veille saint
Barthelemi au point du jour, les deux mareschaux, et mes-
sire Robert de Flandres par devers le terrouer de Bergues
et boutèrent le feu; et pour ce les cuidièrcnt traire jus hors
du mont; mais oncques n'en fu'ent compte , ains vindrent
toute jour au pie du mont paleter aux gens du roy, et les
chevaliers montèrent sus leur roncins, en leur purs auque-
tons {'î) pour veoir les paleteis ; et quant il véoient aucun
blesclé qui bien avoit fait la besoigne si en rioient et mo-
quoient.
Quant les mareschaux furent venus de fourrer, si s'alè-
rent aaisier ; car il avoient le jour grant peine soufferte, né
oncques en l'ost du roy on ne fist guet, et les grans seigneurs
aloient d'une tente en l'autre pour eux déduire en leur
belles robes.
V.
f'omenl les Flamcns descendirent estoutiement (3) el cuidièrenl
scurprendre le roy, et cornent les F lamens furent desconfis el
occis environ dix-neuf mille et huit cens personnes.
Or vous dirons des Flamens qui estoient sus le mont de
Cassel qui s'avisèrent que les niareschiaux estoient moult
lassés, et les autres chevaliers s'esbatoient à jouer aux dés
(1) Jeu parti. Expression que nous avons déjà remarquée ailleurs.
C'est-à-dire : La partie qu'on lui offroit n'éloit pas égale,
(2) En leur simple cotte d'armes.
(3) Estoutiement ou par estoutie. Par malicieuse témérité.
316 LES GRANDES CHRONIQUES,
et en autres déduis, et le roy estoit en sa tente avec son con-
seil pour ordener des besoignes de sa guerre ( 1 ).
Les Flamens firent trois grosses batailles, et vindrent ava-
lant (2) le mont à grans pas devers l'ost du roy, et passèrent
tout outre sans faire cri né noise, et fu à l'eure de vespres
sonnans. Tantost que on lesaj^perceut, si pot l'en voir toutes
manières de gens fuir de l'ost du roy vers la ville de Saint-
Omer. Et les Flamens ne s'atargèrent mie, ains vindrent le
grant pas pour seurprendre le roy en sa tente ; mais, ainsi
comme Dieu voult, les marescliaux et leur gens qui n'es-
toient mie encore tous désarmés, tantost que il oirenl le cri
montèrent sus leur chevaux et vindrent ferant des espérons
vers les anemis.
Quant les Flamens les virent aprocliier, un pou s'arres-
tèrent, mais quant il virent que si ponde gens estoient, si
murent pour aler avant; et tantost vint messire Robert de
Flandres au secours des marescliaux. Tantost qu'il le virent
si s'arrestèrent et se mistrent en conroy; et avoieut jà tant
esploitié qu'il estoient jà à trois arbalestes près du roy de
France ; mais par l'arrest qu'il firent furent tous les liaus
hommes armés. Et alèrent (3) avecques toutes leur batailles
vers leur anemis et leur coururent sus, et à grant paine les
entamèrent ; mais il navrèrent moult de haux hommes
avant que l'en les peust conquerre.
Or, vous dirons du roy qui s'armoit en sa tente, et n'a-
voit eiitour luy que deux jacobins et ses chambellans : et vin-
drent ceux qui estoient pour son corps, et le montèrent
sus un destrier, couvert de ses armes, et avoit une tunique
(1) De sa guerre. « Post prandium, cùni rex vellet, more solilo, sopori
aliquanlulùm inclinari... » (Continuation de Nangis.)
(2) Avalani. Descendant.
(3) El alèrent. Et les Flamands allèrent. C'est leur premier moment
d'hésitation qui sauva l'armée françoise.
(132S.) PHELirPE DE VALOIS. 317
tles armes de France et un bacinet (1) couvert de blanc cuir :
et à sa destre estoit messire Piastres de Ligny, niessire Gui
de Baussay et messire Jehan de Cepoy ; et à senestre, estoit
messire FrouUard de Usages et messire Sanses de Baussay-;
et par derrière estoit Le Borgne de Sency, qui portoit son
hyaume à tout une couronne et la fleur de lis dessus ; et par
devant estoit messire Jehan de Biaumont^ qui portoit son
escu et sa lance, et messire Mile de Noiers, monté sur un
grant destrier couvert de haubergerie, et tenoit en sa main
une lance en laquelle l'oriflambe estoit attachié, qui estoit
d'un vermeil samit à guise de gonfanon à deux queues, et
avoit entour houpes de soye vert. Et ainsi ala vers la ba-
taille.
Quant les Flamens virent tant de gens venir sur evdx, il
ne porent plus soustenir le fer, si se desconfirent : là pot-
on veoir maint homme tresbuchier et mètre à mort, et les
nobles de France crier à haute voix : Mont joie Saint-Denis !
Et le conte de Hainaut qui s'cstoit trait vers le Mont de
Cassel, trouva une bataille de Flamens qui s'estoient trais
en un clos : tantost courut à eux, mais tantestoient entre-
laciés que dessevrer ne les povoit ; si descendi à pie et sa
chevalerie, puis prist l'escu et la lance au poing, et leur
courut sus, criant à haute voix : Hainaut! Et les Flamens
se defFendirent viguereusement, mais en la parfin la force
ne dura guères ; si se desconfirent , et furent ilecques tous
tués. Puis monta le conte de Hainaut , et se trait sur le
(1) Bacinet. Casque. — « Le roy^ lors apresté de cors et monté, jasoit
» ce qu'il n'cust pas lout son harnois de jambes, issi de sa tente, dont mes-
» sire de Noiers, l'orillambe desploic , mena le roy par devers désire,
» en cncloant les Flamens. » (Addition du msc. 218.) Croiroit-on qu'au
lieu de suivre les récils contemporains, M. Sismondi ait bien osé dire ici :
n Les chevaliers eurent grande peine à retenir l'ennemi, tandis que Plillippe
» s'ôcliappoit par dcrribie, sautoil sur un cheval et s'enfuyoit au galop. »
Tome X, page 22. Voilà raustcrc imparlialilc de cet historien.
27.
318 LES GRANDES CHRONIQUES.
Mont de Casselj et tous ceulx qu'il y pot trouver ou eucon-
tier il les fist mettre à mort. Eu celle bataille fu tué Colin
Zanequin , qui estoit capitaine des Flamens. Les gens du
roy qui chaçoient les anemis vindrent eu la ville du Mont
de Cassel, et boutèrent le feu par tout, de quoy tout le pais
fu resjois quant il virent le feu. Et puis retourna le roy en
ses tentes, loant Dieu de sa victoire. Mais aucuns qui s'en
estoient fuis quant il virent les Flamens venir, comme
dessus est dit , retornèrent et firent les bons variés et
faisoient entendant qu'il avoient tout vaincu. Or vous dirai
des haus bommcs qui furent mors et navrés en celle ba-
taille : il y ot mort vm chevalier de Champaigne qui estoit à
banière que on appeloit monseigneur Régnant de Lor, et fu
enterré à Saint-Bertin ; et si y mourut un banneret de Berri,
lui sisicsme de chevaliers , qui fu appelle le visconte de
Bresse, et furent tous enterrés aux Cordeliers. Des navrés
qvii vindrent à Saint-Omer, il y fu le duc de Bretaigne, le
conte de Bar et le conte de Bouloigue qui furent malades
de fièvres et d'autres maladies. Messire Loys de Savoie fu
navré en la main ; messire Bouchart de Montmorency fut
navré au pié ; messire Henri de Bourgoigne ot un œil crevé ;
et tout i^lain d'autres haus hommes des quiex je ne sais les
noms. Geste bataille fu faite la veille de monseigneur saint
Barthélemi , l'an de grâce mil trois cent vint-huit ; en
laquelle y ot mors des Flamens, si comme en aucunes cliro-
iiic[ues est contenu, dix-neuf mille et huit cens personnes
lie la partie des Flamens (1). Et après que ccste bataille fu
faite, le roy de France fu par quatre jours aux champs où
la bataille avoit esté faite, et atendi la garison de ses gens
(() « Suspicabnlur numcrus occisorum làm in loco condicliis quàm
S) cxlrît, XX m. ii c. minus, sicirt rcx Francis Icslificalus fuit pcr litlcras
» sigillatas super hoc abbali S. Dyonisii clircclas, quasvidi. » (Conlinua-
tion tic Nangis.)
(1328.) PHELIPPE DE VALOIS. 319
qui esloient malades et navrés; et puis s'en parti, et passa
Cassel à la main destre, et toute la basse Flandres s'en vint
rendre à luy. Puis se traist vers Ypres et s'ala logier près
de la ville ; et tantost se rendirent à luy par condicion, et
luy baillièrent des malfaiteurs, les quiex le roy fist tantost
pendre. Et puis envoia en la ville le conte de Savoie et le
connestable de France à tout deux mille hommes d'armes ;
et commandèrent que tous leur aportassent leur armeures,
et il le firent ; puis abatirent leur cloche qui pendoit au
beffroy, et laissièrent capitaine en la ville un chevalier de
Flandres que on appeloit messire Jehan de Bailleul.
Adonc vint le conte de Flandres devers le roy et amena
avecques luy ceux de Bruges et du Franc qui avoient
entendu la desconfiture de Cassel, et pour ce s'estoient-il
rendus au conte. Si considéra le roy que le temps commen-
çoit à refroidir, si les reçut à merci et à sa volenté ; lesquiels
il condampna les uns par banissement, les avitres par mort,
les autres à estre trois ans oultre Somme. Et restabli le
conte en sa conté, en lui disant ces paroles : <i Conte, gar-
» dez-vous des ore en avant que par deffaute de justice
» ne nous faille plus par deçà retourner (1). » Et puis vint le
roy à Lille, et départi son ost et s'en revint en France. Le
pape Jehan, c{ui avoit donné au roy Charles, luy vivant, deus
disiesmes,luy mort, ledit pape de nouvel les donna et ottroia
au roy Phelippe.
Item, les Anglois et les Escos qui par lonc temps estoient
à descort furent ensemble racordés, si comme l'en dit, sus
cette forme, c'est à savoir : que le fils au roy d'Escoce pren-
(I) « El li disl : Conlc , je suis là venu avec mes barons, que j'ai Ira-
» veillié pour vous cl au miens et à leur despens. Je vous rens voslrc
» lerrc acquise et en pais; or faites tant que justice y soit gardée, et
n que par voslrc deffaut , il ne faille pas ((uc plus rcvlogne. Car se je i
» revcnoie plus, ce scruit à mon profil et à voslrc domagc. » (Addition
du msc. 218.)
3i0 LES GRANDES CHRONIQUES,
droit à femme la fille du nouviau roy d'Angleterre; et que
ledit roy d'Escoce seroit tenu perpctuelment au roy d'An-
gleterre aidier en toutes ses guerres, et contre tous, le roy
de France excepté.
Item, en ce temps mourut Jehan, duc deCalabre, cheva-
lier très puissant, fils seul du roy Robert de Secile, lequel
Jelian avoit esté capitaine principal des Guelphes.
Item, en cest an meisme, au nioys de décembre l'an mil
trois cent vint-huit , trembla la terre moult forment, et
meismement en Ytalie, environ la cité du Perruse, dont au-
cunes villes fondirent en abisme, et aucuns chastiaux furent
trébucliiés. Et en Fiance, la veille de la feste monseigneur
saint Denis ensuivant, les vens furent si grans, qu'il abati»
vent entre les autres choses , le clochier de l'églyse Saint-
Père-de-Cliaumont en Vauquessin.
Item, cel an et de nuit, lettres furent attachiées aux por-
tes de Nostre-Dame de Paris, aux portes des frères Pres-
cheurs, et aux portes des frères Meneurs de Paris , de par
les trois, c'est assavoir l'antipape, Loys de Bavière et frère
IMichiel (1) dessus nommés. Esquelles lettres entre les autres
choses estoit contenu que les trois dessus nommés, avecques
leur complices, tenoient le pape Jehan pour hérite et de
sainte églyse parti, meismement qu'il s'efforçoit de destruire
la povreté de l'évangile ; et pour ceste cause il appeloient
de par l'antipape au concile général en la cité de Milan.
Item, encore unes autres lettres closes furent envoiées à
l'évesque de Paris et à l'université ; lesquelles lettres il
envolèrent au pape toutes closes, pour savoir que desdites
lettres il vouldroit ordener.
En ce temps, vint le roy Phelippe à Saint-Denis en très
grant dévocion visiter monseigneur saint Denis son patron,
(1) Mkhiel, De Ccscne. Le général des frères Mineurs.
(132S.) PHELIPPE DE VALOIS. 3?1
et le mercier de la glorieuse victoire que Dieu luy avoit
donnée par les prières Nostre-Dame et de monseigneur saint
Denis, et des autres saints de Paradis. Et luy rendi sus son
autel l'oriflambe qu'il avoit prise quant il s'estoit parti à
aler contre les Flamens. Et puis s'en ala à Nostre-Dame de
Paris (1), et quant il fu là il se fist armer des armes qu'il
avoit portées en la bataille des Flamens ; et puis monta sur
un destrier , et ainsi entra en l'églyse de Nostre-Dame de
Paris, et très dévotement la mercia, et luy présenta ledit
cheval où il estoit monté et toutes ses armeures.
Item, en l'an dessus dit, c'est assavoir le treiziesme jour
d'octobre , la royne Climence femme jadis au roy Loys
riutin trespassa, et en l'églyse des frères Prescheurs de
Paris fu enterrée.
Item, en ce temps, Loys le conte de Flandres, à la
(1) Velly a suivi une mauvaise leçon de nos Chi'oniques , quand il a
dit que le roi s'étoit rendu à Noire-Dame de Ciiarlres eu quittant Saint-
Denis. Sur vingt manuscrits , dix-neuf portent Notre-Dame de Paris.
Le continuateur de Nangis dit la même chose, et personne n'a pu discu-
ter ce point d'histoire, sinon d'après la continuation latine de Nangis et
les Chroniques de Saint-Denis. Cela n'a pas empoché l'académicien Moreau
de Mautour de prétendre, dans le tome n des Mémoires de l'Académie
des Inscriptions, p. 300, que la statue équestre d'un roi de France, placée
avant la révolution à l'entrée de la grande nef de la cathédrale, étoit
celle de Philippe-le-Bel. Son opinion, suivie par Vcliy contre le senti-
ment de Monlfaucon est pourtant insoutenable , puisqu'aucun historien
contemporain ne dit que Philippe-le-Bel soit entré dans la cathédrale de
Paris armé de i)ied en cap, ni qu'il ait fait don de ses armes à cette église ;
tandis qu'on conserve à Chartres, avec l'armure de Philippe-le-Bel, une
inscription annonçant qu'elle a été offerte à Notre-Dame de Chartres par
Charles-le-Bel , au nom de son père et en mémoire de la victoire de
Mons-eii-Piièvre. (Voyez les précieuses éludes de M. AUou sur tes armu-
res. {Mémoires de la Société des Antiquaires de France, tome xiv.) — 'Il est
fâcheux qu'un historien aussi grave que Velly ait, après cela, dit de l'opi-
nion que nous soutenons : « C'est une erreur qui n'a aucun fondement
dans les histoires de ce temps-là. » (T. vni, p. 221.) Il est fâcheux sur-
tout de lire dans Dulaure, au lieu des regrets que devoit lui inspirer la
destruction révolutionnaire d'un monument aussi curieux, aussi inoffensif:
« Cette statue équestre n'intéressoit que comme monument du costume
» et de l'état des arts de ce temps. » N'ôtoit-ce donc rien ?
322 LES GRANDES CHRONIQUES,
requeste duquel en pai'tie le roy Phelippe avoit entrepris
la guei'ie des Flamens derrenièrement fince , n'oblia pas
les paroles que le roy Phelippe luy avoit dites, quant il parti
de la Flandre, si comme dessus sont escriptes, c'est assavoir
qu'il gardast justice. Et si fist-il; car dedens troys mois ou
environ, il extirpa de ceulx c|ui avoient esté conspirateurs
et détracteurs contre le roy et contre luy, et en mist et
fist mètre à mort jusques au nombre de dix mille ou envi-
ron , si comme l'en maintenoit communément. Mais le
principal capitaine des Flamens , qui estoit appelle Guil-
laume de Cany (1) de Bruges , quant il vit que le conte
de Flandres faisoit justice, si ot paour et s'enfui (2) au duc
de Breban, et luy requist aide contre le conte de Flandres
lequel avoit fait mettre à mort pluseurs prcudeshommes,
si comme il disoit, né encore ne désistoit-il point de jour
en jour. Et promist ledit Guillaume de Cany audit duc de
Breban, chevaux, armeures, et très grant somme d'argent;
auquel ledit duc respondi que ceste chose ne feroit-il pas
sans le conseil du roy de France né sans son assentement ;
mais que ledit Guillavime iroit par devers le roy et de sa gent
avec luy, et ce que le roy ordoueroit à la requeste dudit
Guillaume, ledit duc le feroit à son povoir. Lequel chut au
las qu'il avoit tendu ; car il fu amené à Paris au roy, et ùi
faite cnquestc sur luy, pour laquelle ilfu trouvé moult cou-
pable, et pour- ce fu moult honteusement condamné :
premièrement il fu tourné au pilori , puis luy furent les
deux poings coppés, puis fu mis en une haute roue et ses
poings cmprès luy ; mais quant l'en vit qu'il s'inclinoit à
mourir, l'en l'osta de ladite roue, et fu lié à la queue d'une
(1) De Cnny. Le n*^' 218 le nomme le Doyen ; et les éditions imprimées,
le Canu. De là nos liisloriens modernes uni fait le Chaiivj.
(2) S'ciifiii.a Parle conseil d'aucuns de Flandres des Gros. » (Msc. '218.)
Les Gros étoicnt les gens du parti opposé au comte de Flandres.
(I;r28.) PFIELIPFE DE VALOIS. 3?3
cliarete et fu traîné; et puis après il fii pendu au gibet de
Paris et ses poings eniprès luy.
Item , au temps ensuivant et en ceste présente année ,
messire Jehan de Chercliemont , cliancelier du roy de
France, très sage es choses secuhères, et très convenable en
court du pape et du roy, en vivre très délicieux, en port et
en manière au jugement de pluseurs très orgueilleux ,
avint qu'il volt partir pour aller veoir une chapelle de cha-
noines, laquelle il avoit fait édifier là où il avoit esté né,
c'est assavoir en la dyocèse de Poitiers ; et aloit là plus pour
son nom magnifier cjue pour le nom de Dieu honnorer, si
comme pluseurs disoient et le cieoient. Mais Dieu juge
des cuers des hommes , et ce à luy seul apartient et non à
autre. Si avint, de par la permission de Dieu, que ledit mes-
sire Jehan de Cherchemont, très ce qu'il fu entré en la dyo-
cèse de Poitiers, à laquelle il avoit espérance d'avoir très
grans honneurs, sans parler à aucune personne, mourut
soudainement (1). Le scel du roy fu porté au roy, et le
corps fu enterré par la main de l'évesque de Poitiers en la
chapelle que ledit messire Jehan avoit fondée.
Item, en ce meisme an, le roy de France Phelippe envoia
par devers le roy d'Angleterre certains messages entre les-
quiels fu maistre Pierre Rogicr, abbé de Fescan, docteur
en théologie , afin cju'il ajournassent le roy d'Angleterre
pour faire hommage audit roy de France de la duchiée
d'Aquittaiue. Lesquiels messages demourèrent longuement
en Angleterre et attendoient pour parler au roy; mais il ne
porent oncques parler à luy, si parlèrent à sa mère, laquellt-
(I) Soudainement. « En alant en Poyto dont il csloit nez cliéi de sou
» cheval soudainement et morut en plain cliemin... Et le saildii roy que il
•> avoit par sa prosumpcion porte avec luy fu raporté au roy à Paris. Icn
» cliancelier cstoit nommé Jelian de Scrchocmont, qui avoit este solcm-
» ncx avocal en parlement. » (Msc. 218.)
324 LES GRANDES CHRONIQUES,
leur donna responses non convenables, en manière de
femme (1); et quant il virent que autre chose ne povoient
faire, si retournèrent en France, et disrent au roy tout ce
qu'il avoient fait el oï.
Item, en ceste meisme année, le pape Jehan fist publier
à Paris aucuns procès fais contre PieiTC Ranuche, lequel se
faisoit appeller Nicolas-le-Quint ; èsquiel procès il estoit
contenu ledit Pierre avoir esté marié avant qu'il eust esté
religieux; et depuis f[u'il fu entré en religion, sa femme
l'avoit fait semondre par pluseurs fois ; et avoit à nom sa
dite femme Jehanne Rlathié. Lequel Pierre, en désobéissant
au commandement de sainte églyse , ne voult oncques re-
tourner avecques sa dite femme ; et pour ceste cause ledit
pape comme contumace le dénonça poiu' escomenié par la
vertu desdis procès fais encontre luy à la requeste de la-
dite femme.
lem, en ce temps, ot le roy de France délibéraclon avec-
ques son conseil, assavoir mon se pour le deffaut du roy
d'Angleterre qui estoit son homme de la duchié d'Aqui-
taine, et lequel estoit refusant de en faire hommage audit
roy de France, se ledit roy de France la devroit appliquier
à sa seigneurie? Si luy fu respondu que non; mais seule-
ment durant le temps cjue l'ommage n'a pas esté fait, sup-
posé que la citation ait esté faite duement, le seigneur puet
faire endementres les fruits de la terre de son vassal siens,
jusques à tant que son dit vassal retourne à l'ommage de
son seigneur. Et pour ceste cause fui'ent envoies en Gascoi-
gne l'évesque d'Arras et le seigneur de Craon, afin qu'il
(I) Laquele leurdil, si comme l'en disoit, que son fils qui estoit né de
» roy ne feroit pas hommage à fils de conte. Et que Pliclippe de Yalois
» qui roy de France se nommoit gardast bien que il fasoil ; et que son fils
)i estoit plus près et prochain pour le royaume de France avoir que il n'cs-
y> toit. »(Msc.2l8.)
(1328.) PHELIPPE DE VALOIS. ' 32:,
méissent tous les éinolumens et revenus de la duchié
d'Acquitaine en la main du roy de Fiance, jusques à tant
que le roy d'Angleterre luy cust fait hommage deu. Item ,
derechief et d'abondant , le roy de France envoia autres
messages en Angleterre audit roy d'Angleterre, afin qu'il fust
cité une fois pour toutes pour ledit hommage faire ; et par
tele manière que s'il estoit négligent de faire le dit hom-
mage , l'en procéderoit contre luy par la force et par la
manière que droit le donroit.
Item, en celui temps, la royne de France enfanta un fils :
mais il mourut assez tost après, et fu enterré enl'églyse des
frères IMeneurs à Paris.
YI.
Cornent le roy d'Angleterre se misl en mer pour venir en la cUc
d'Amiens faire hommage au roy de France de la duchié d^Ac-
quitaine et de la conté de Pontieu , comme homme du roy de
France.
L'an de grâce mil trois cens vint-neuf, le roy d'Angle-
terre entra en mer le dimenche après la Trinité et passa
à Bouloigne. Quant le roy de France sot la venue dudit
roy d'Angleterre , si vint à grant foison de ses barons, prélas
et autres à Amiens, et envoia à l'encontre dudit roy d'An-
gleterre des plus grans de son lignage, cjui moult noblement
et honnorableinent l'amenèrent en la cité d'Amiens, en la-
qniclle le roy de France attendoit ledit roy d'Angleterre qui
luy venoit faire hommage de la duchié d'Acquitaine et dt;
Pontieu, si comme dessus est dit.
Quant les deux roys s'entrevirent , si firent moult graut
fcste l'un à l'autre, et après commencièrent à parler eux cl.
leur conseil de moult de choses, et par espécial sur la ma-
TOM. v. 28
326 l'ES GRANDES CHRONIQUES,
tière pouvquoy il estoient assemblés ; et luy fist requérir le
roy de France qu'il fist son devoir par devers luy de ladite
ducliié d'Acquitaine et de la conté de Pontieu. Lors fu
respondu de par le roy d'Angleterre et en sa présence, et fu
dit que messire Charles de Valois, père dudit roy Phelippe,
avoit despouillié le roy d'Angleterre, au grant préjudice de
luy et de son royaume, d'une grant partie de la terre de la
duchié d'Acquitaine , et l'avoit appliquée au royaume de
France moins justement qu'il nedéust. Pour laquielle cause
ledit roy d'Angleterre n'estoit tenu audit hommage faire ,
se ce qui luy avoit esté osté, comme dit est , ne luy estoit
du tout restitué. Si fu respondu pour le roy de France que
Edouart , roy d'Angleterre , père dudit roy , avoit forfaite
celle partie et plus , et que ledit messii'e Charles bien et
justement l'avoit acquise au royaume de France par droit
de bataille , et que en aucune restitucion il n'estoit tenu ;
néanmoins finablement acordé fu d'une partie et d'autie
par tele manière que le roy d'Angleterre feroit hommage
au roy de France de la duchié d'Acquitaine pour la portion
qu'il en tenoit , et que la partie par messire Charles ac-
quise demourroit au roy de France. Et encore de par le
roy de France dit fu : Que se le roy d'Angleterre se sentoit en
aucune manière blécié, il venist au palais du roy à Paris,
et sur ce, par le jugement des pers de France , tout acom-
plissement de justice luy seroit fait (I).
(1) Froissait a été très exact dans le récit qu'il a fait de cette entrevue.
(I.iv. l,part. l,(;liap. 52.)
(1329.) l'HEUPI'E DE VALOIS. :Ji7
VIL
Cornent le roy (T Angleterre fist hommage au roy de France à
Amiens de la duchié d' Acquitaine cl de la conté de PonlieUj
si comme faire devait.
Adont fist le roy d'Angleterre hommage au roy de France,
en la forme et manière que contenu est (1) en la cliartre
scellée du seel du roy d'Angleterre dont la teneur s'ensuit :
Cf après s* ensuit la teneur de la chartre scellée que le roy d! An-
gleterre donna, laquiclle contient la manière de l' hommage
que le roy d^ Angleterre fist à Amiens au roy de France des
terres dessus nommées.
« Edouart, par la grâce de Dieu, roy d'Angleterre, seigneur
d'Irlande et duc d' Acquitaine, à tous ceux qui ces présentes
lettres verront ou orront, salut : Savoir faisons que comme
(1) Au lieu des derniers mots jusqu'à l'alinéa, et du texte même de la
confirmation de la charte d'hommage, les éditions imprimées portent seu-
lement : « C'est assavoir que le roy d'Angleterre luy fist hommage de ce
» qu'il tenoit en la duché d' Acquitaine et en la conté de Ponthicu. ■ —
» Lors furent les joustes, etc. »
Le texte important de celte confirmation n'est inséré aux Chroniques
de Saint-Denis que dans le bel exemplaire de Charles V, msc. 8396. Pour
l'y placer, Charles Y fit faire ce que nous appelons aujourd'hui deux car-
tons. Il est facile de le reconnoîtrc en comparant ces cartons aux folios
256 et 259 qui les précèdent et suivent. On peut voir aussi cette confir-
mation, moins correctement transcrite, dans la nouvelle édition de Piymcr,
tome 2, part. 2, p. 815. Nos historiens françois modernes ne semblent
pas en avoir eu connoissance ; du moins tous s'accordcni-ils à dire que
l'hommage d'Amiens avoit parfaitement satisfait le roy de France. Mais
ce fut seulement en 1331 que le fier Edouard consentit adonnera Philippe
de Valois ce gage d'une fidélité à laquelle il dcvoit si tôt après se mon
trer parjure. Ainsi, la date de la confirmation que l'on va lire rcudoit en
corc les prétentions subséquentes de l'Angleterre plus odieuses.
328 LES GRANDES CHRONIQUES,
nous féissions à Aniieus hommage à excellent prince, nostre
cliier seigneur et cousin Plielippe , roy de France , lors fu
dit et requis de par luy que nous recognoissons ledit hom-
mage estre lige ; et que nous, en faisant ledit hommage,
luy promissions expiessément foy et loyauté porter. La-
quielle chose nous ne fismes pas lors pour ce que nous n'es-
tions enfourmés né certains que ainsi le dévissions faire ; si
léismes audit roy de France hommage par paroles générales
en disant que nous entrions en son hommage par ainsi comme
nous et nos prédécesseurs ducs de Guienne estoient jadis
entrés en l'hommage des roys de France qui avoient esté
pour le temps (1). Et de puis en cela nous soions bien infour-
inés et acertainnés de la vérité, recognoissons par ces pré-
sentes lettres cjue ledit hommage c[ue nous féismes à Amiens
au roy de France, combien que nous le féismes par paroles
générales, fu, est et doit estre entendu lige, et que nous
luy devons foy et loyauté porter comme duc d'Acquitaine
et per de France , et comme conte de Pontieu et de Mons-
troille ; et luy promettons des ore en avant foy et loyauté
porter. Et pour ce que, en temps à venir, de ce ne soit
jamais descort né content à faire ledit hommage, nous pro-
mettons en bonne foy pour nous et nos successeurs ducs qui
seront par le temps, que toutes fois que nous et nos succes-
seurs ducs de Guienne entrerons et entreront en l'hommage
du roy de France et de ses successeurs cj[ui seront pour le
temps, l'hommage se fera par ceste manière : le roy d'An-
(1) Voici les termes de ce premier liommage d'après Rymer (nouvelle
ôdilion, vol. 2, 2^ partie, page 766) : « Je deviens vostre homme de la
» duché de Guyenne et de ses appartenances , que je claime tenir de
ji vous, comme duc de Guyenne et pair de France, selon la forme de paix
)j faite entre vos devanciers et les nostrcs; selon ce que nous et nos an-
u cestrcs, roys d'Angleterre et ducs de Guyenne, avons fait pour la raesme
>' duché à vos devanciers, roys de France. — Ce fut fait à Amiens, chœur
» de la grant églyse , l'an de grâce mil trois cent vint et nuef , le sep
» licsme jour de juin, etc. »
(1329.) PHELIPPE DE VALOIS. 320
j^lcterre, duc de Guieiine, tendra ses mains entre les mains
du roy de France, et cil qui parlera pour le roy de France
adrescera ces paroles au roy d'Angleterre duc de Guienne, et
dira ainsi : <» Vous devenez homme lige du roy de France
» mon seigneur qui cy est , comme duc de Guienne et per
n de France , et luy promettez foy et loyauté porter ? Dites
» voire? » Et ledit roy et duc et ses successeurs ducs de
Guienne diront : « Voire. » Et lors le roy de Fiance recevra
ledit roy d'Angleterre et duc audit hommage lige à la foy et
à la bouche, sauf son droit et Tautrui. De rechief quant
ledit roy et duc entrera en l'hommage du roy de France et
de ses successeurs roys de France pour la conté de Pontieu
et de Monstroille , il mettra ses mains entre les mains du
roy de France , et cil qui parlera pour le roy de France
adrescera ces paroles audit roy et duc et dira ainsi : « Vous
» devenez homme lige du roy de France monseigneur qui cy
» est comme conte de Pontieu et de Monstroille, et luy pro-
» mettez foy et loyauté porter, dites voire? » Et ledit roy et
duc, comme conte de Pontieu et de Monstroille, dira :
u Voire. » Et lors le roy de France recevra ledit roy et conte
audit hommage lige à la foy et à la bouche, sauf son droit et
l'autrui. Et ainsi sera fait et renouvelle toutes les fois que
l'hommage se fera. Et de ce baillerons, nous et nos succes-
seurs ducs de Guienne , tais lesdits hommages , lettres pa-
tentes scellées de nos grans sceaux , se le roy de France le
requiert. Et avecques ce, nous promettons en bonne foy te-
nir et garder effectivement les paix et acors fais entre les
) oys de France et les roys d'Angleterre, ducs de Guienne,
et leur prédécesseurs roys d'Angleterre et ducs de Guienne.
Et en ceste manière sera fait et seront renouvellées lesdiles
lettres par lesdis roys et ducs et leur successeurs ducs de
Guienne, et contes de Pontieu et de Monstroille, toutes
les fois que le roy d'Angleterre duc de Guienne et ses suc-
28,
330 LES GRANDES CHRONIQUES,
cesseurs ducs de Guienne et contes de Pontieu et de Mons-
troille qui seront pour le temps, entreront en l'hommage du
roy de France et de ses successeurs roys de France. En tes-
moignance desquielles choses, à cestes nos letti'es ouvertes
avons fait mectre nostre grant seel. Donné à Etham le tren-
tiesme jour de mars , l'an de grâce mil trois cens et tren-
tiesme premier, et de nostre règne quint. »
Quant le roy de France ot reçu du roy d'Angleterre ledit
hommage, en la manièi-e que dessus est contenu, lors fu-
rent les joustes commenciées moult belles et moult grans ,
et fu ilecques le roy d'Angleterre moult grandement hon-
nouré. Et après ce que ces choses furent ainsi faites et acom-
plies, les deux roys pristrent congié l'un à l'autre, et s'en
retourna le roy de France à Biauvais , et le roy d'Angle-
terre s'en retourna tantost en Angleterre,
En ce temps envoia le roy de (Chypre solempnieux mes-
sages à messire Loys conte de Clermont en luy requérant
qu'il luy pleust à luy envoier sa fdle (1) pour donner en ma-
riage à son ainsné fils : car ledit roy avoit grant désir que
le royaume de Chyjîre fust ennobli de la semence de
France.
En celuy temps , frère Pierre de la Palu de l'ordre des
frères Prescheurs et docteur en théologie , lequiel estoit à
Avignon, fu fait par le pape patriarche de Jhérusalem.
Item en ce meisme an le roy de France Phellppe envoia
en Flandres messire Jehan de Vienne, évesque d'Avranches,
avecques pluseurs personnes, et firent abatre de parle roy
les portes de Bruges, d'Ypre et de Courtray, et les firent
toutes destruire et mettre au bas avecques pluseurs de leur
(I) Marie, liancée et puis mariée en 1329 à Guy, fils aine de Hugues IV,
roi de Chypre.
(1359.) PHELIPPE DE VALOIS. 3U
autres forteresses. Laquielle chose nous ne trouvons pas
que le roy de France eust fait au temps passé ; et fu ainsi
faite par le bon conseil du roy, en pourvoiant de remède
convenable tant pour soy comme pour ses successeurs con-
tre l'orgueil des Flamens.
Item , le roy d'Escoce Robert, dit de Brus, depuis qu'il
ot fait paix et accoi't aux Anglois, si mourut assez tost après.
Et après luy, fu fait David son fils roy d'Escoce.
Item, le second dimenche de juing fu l'évesque de Paris
revestu de aournemens pontificaux au parvis de Nostre-
Dame et avecques luy d'autres évesques consistans : les-
quielsévesques, de l'autorité du pape auxdis évesques com-
mise , escommenièrent publiquement et escomeniés dénon-
cièrent frère Pierre Ranuche antipape , Loys de Ba-
vière, frère Michiel jadis général des frères Meneurs. Et ,
avecques ce, aucunes lettres qui avoient esté clouées par
avant à pluseurs portes à Paris condempnoient ; et , en
icelle place, furent mises en un grant feu par la main du-
dit évesque de Paris.
Item, environ le commencement de juillet, l'an mil trois
cens vint-neuf, le patriarche de Jhérusalem et six autres
évesques, avecques pluseurs messages du roy de Chypre,
menèrent la fille du devant dit conte monseigneur Loys de
Clermont pour estre espousée au fils du roy de Chypre, et
pristrent congié au pape. Et ainsi se partirent avecques
pluseurs pèlerins par le port de Marseille, si alèrent à l'isle
de Chypre; lesquiels pèlerins, à l'aide de Dieu, tendoient à
aler en Jhérusalem.
Item, en ce meisme temps , le duc de Bretaigne espousa
la seur au conte de Savoie en l'églyse Nostre-Dame de Ciiar-
ires, le roy de France Phelippe présent. Et fu la messe
célébrée par Phelippe, évesque de ladite églysc de Nostre-
Dame.
332 LES GRANDES CHRONIQUES.
Item, le inoys de septembre ensuivant, Milan etpluseurs
autres cités d'Italie, lesquielles estoient entredites de par le
pape , retournèrent humblement à l'obédience de saincte
t'glyse, en promettant convenable satisfaction. Et se aucuns
estoient escommeniés , le pape les absolvoit et ostoit tout
l'entredit de ladite terre.
Item , environ la feste saint Clément, Mahaut, contesse
d'Artois , retourna de Saint-Germain- en-Laye à Paris. Et
puis quant elle ot parlé au roy de certaines besoignes tou-
chant la conté d'Artois, procurant messire Robert d'Artois,
son neveu, fils de son frère Phelippe d'Artois, et affermant
ladite conté d'Artois , par la succession de son père à luy
appartenir par cause de certaines lettres, lesquielles il avoit
de nouvel trouvées ; jasoit ce que , en la présence du roy
de France Phelippe-le-Bel et en la présence dudit Robert
d'Artois , en plain parlement à Paris eust esté le contraire
ugié , c'est assavoir que ladite conté ne luy appaitenoit
pas. Adont prist une maladie à ladite Mahaut , dont elle
mourut dedens huit jours , et fu enterrée en l'églyse des
frères Meneurs à Paiis.
Après la mort de ladite Mahaut vint la conté d'Artois à
la roy ne Jehanne de Bourgoigne, jadis femme de Phelippe-
le-Lonc , roy de France, et fille de ladite Mahaut.
Î359.) PHEF.IPPE DE VALOIS. 333
VIII.
Cornent messire Robert iV Artois voull posséder la conté cl' Artois
par fausses lettres que la danioiselle de Dit'ion ai'oitjait escrire
et sceller.
(1) L'an mil trois cens vint-neuf, commença messire Ro-
bert d'Artois le plait contre la devant dite Maliaut, contesse
d'Artois, si comme il avoit fait l'an dix-sept, de quoy procès
avoit esté fait autre fois. Mais ledit messire Robert main-
tenoit que les lettres de mariage entre messire Plielippe
d'Artois , son père , et madame Blanche de Bretaigne , sa
mère, par lesquelles ledit conté luy appartenoit, si comme
il disoit, avoient esté par fraude muciées et repostées ; si
les avoit trouvées. Et assez tost après , assambla ledit
messire Robert d'Artois , le conte d'Alençon , le duc de
Bretaigne et tout plein d'autres haus hommes de son li-
gnage ; et vint au roy Phelippe et luy requist que droit
luy fust fait de la conté d'Artois. Tantost le roy fist ajour-
ner la contesse à jour nommé contre ledit messire Robert,
à laquielle journée elle vint, et amena avec luy Eudon, le
duc de Bourgoigne, et Loys, le conte de Flandres. Là mons-
tra messire Robert unes lettres scellées du scel au conte Ro-
bert d'Artois, contenant que, quant le mariage fu fait de
monseigneur Phelippe d'Artois père monseigneur Robert,
et de madame Blanche fille le conte Pierre de Bretaigne ,
le conte les mist en la vesteure (2) de la conté d'Artois ,
si comme il estoit contenu es dites lettres. Quant la con-
tesse vit les lettres, si requist au roy que, pour Dieu, il
en voulsist estre saisi , car elle entendoit à proposer à l'en-
(1) Ce chapitre n'est pas reproduit dans la continuation de Nangis.
(2) Vesleure, Nous avons dit depuis : Invcatilure.
334 LES GRANDES CHRONIQUES,
contre. Tautost, fu dit, par arrest , que les lettres demour-
loient devers le roy ; et fu remise une autre journée à la-
quelle la contesse devoit respondre.
Or vous dirai comment ces lettres vindrent à messire
Robert d'Artois. Il avoit une damoiselle gentil-femme qui
fu fille le seigneur de Divion de la chastellerie de Béthune.
Celle damoiselle s'entremettoit des choses à venir et jugeoit
à regarder la pliisionomie des gens , et à la fois disoit voir
et à la fois mentoit. Elle avoit tant fait, par aucuns des fa-
milliers messire Robert d'Artois , que elle emprist une
forte chose à faire, si comme vous orrez. Il avoit un bour-
gois à Arras qui avoit rente à vie sus le conte d'Artois, et
en avoit lettres scellées du scel le conte d'Artois. Quant il fu
trespassé, la damoiselle fist tant, par devers les hoirs dudit
Lourgois, que elle eust celles lettres ; et puis fist escrire unes
lettres de l'envesture monseigneur Robert, si comme vous
avez oï; puis, prist le scel de la vieille lettre et le dessevra
du parchemin à un chaut fer qui tout propre avoit esté
fait, si que l'emprainte du scel demeura toute entière ; puis
la mist à la lettre nouvelle, et avoit une manière de ciment
qui attacha le scel à la lettre, ainsi comme devant ; et puis
vint à Messire Robert d'Artois , et luy dit que une telle
lettre avoit trouvée en sa maison , à Arras , en une vielle
armoire. Quant messire Robert vit les lettres, si en fu moult
joians, et luy dist que jamais ne luy faudroit, et l'envoia
demourer à Paris.
(1329. PHELIPPE DE VALOIS. 335
IX.
Cornent l'cnjanl ae Pomponne guérissait pîuseuvs maladies.
En ce meisine an, en la dyocèse de Paris, en la ville de
Pomponne , avoit un enfant de l'aage de huit ans ou envi-
ron, lequiel se disoit garir les malades par sa parole simple-
ment ; dont il avint que, de diverses parties, les malades
venoient à luy. Si avenoit aucunes fois que les uns estoient
garis et les autres non ; jasoit ce que, en ses fais et en ses
dis, n'eust aucune apparence de vérité. Mais quant aucun
qui avoit fièvre ou aucune autre maladie venoit à luy, il
luy commandoit qu'il mangast viandes contraires à sa santé.
Si avint que les sages qui virent sa manière d'aller avant ,
n'en tindrent conte, et leur sembla que ce n'estoit que va-
nité et erreur. Si avint après que l'évesque de Paris cjui
vit bien que ce n'estoit que erreur , manda le père et la
mère dudit enfant, et leur commanda cj[u'il ne souffrissent
plus qu'il féist telles choses ; et si deffendi ledit évesque à
tous ses sougiés, sus paine d'escomméniemcnt, que nvil n'al-
last plus à luy.
Item, en ce temps, messire Guillaume de Meleun, arche-
vesque de Sens, homme humble et à Dieu dévot, mourut,
et en une églyse que on appelle le Jars, emprès Meleun, fu
enterré très honnorablement. Et fu , après luy , maistre
Pierre Rogier, archevesque de Sens, qui par avant estoit
évesque d'Arras.
Item , en cel an , Loys de Bavière oï dire que Federic,
le duc d'Austrie , estoit mort. Si se translata ledit Loys
d'Ytalie en Alemaigne , et dist l'en que, en ice temps , il
empêtra par devers les nobles de latiite Alemaigne moult
grant aide à procurer les drois de l'empire. Mais endemen-
33(3 LES GRANDES CHRONIQUES.
1res que ledit Loys de Bavière fu résident en Aleinaigne,
ledit antipape ne se osoit pas rnonstrer manifestement ,
mais s'en aloit en tapinage (1) ; et ses cardinaux, et ledit frère
Michiel qui avoit esté général des frères Meneurs, par çà et
par là , en divers lieux.
En ce meisme temps fu amené à Avignon un frère Me-
neur qui avoit à nom Véran, de Provence né, pour ce que
ledit frère Véran devoit avoir publiquement preschié , si
comme l'en disoit, contre la personne du pape. Lequiel frère
fu amené devant le pape ; mais il ne luy fist oncques révé-
rence ; ainsois luy dist qu'il estoit vrai hérite et non pas
pape; et pour ceste vérité il debvoit mourir. Lors, luy fu de-
mandé quelle cause le mouvoit de dire telles paroles au
pape? Lec|uiel respondit et s'adressa à la personne du pape
et luy dist : « Car tu destruis la povreté de l'évangile , la-
» quielle Jhésucrist enseigna par parole et par exemple. »
Pour laquelle parole il fu mis en prison, et aveccjues In y
quinze autres frères Meneurs.
En ce temps, appella le roy Plielippe, en la ville de Paris,
tous les prélas du royaume, sur les excès de eux et de leur
Officiels (2) corriger. Adonc furent produis moult de cas
devant tous contre les prélas, de par le roy et des seigneurs
temporeux, lesquiels sembloient moult de près touchierla
jurisdiction des prélas; et en y ot grant double de pluseurs
que le roy ne voulsist mettre son entente à oster la jurisdic-
tion temporelle des églyses. Mais sitost cjue le roy sceust
(1) Tapinage. Déguisement. Nous en avons fait, dans un sens un peu
différent, notre en tapinois. Tons ceux qui ont lu quelques chansons de
gestes se rappelleront ce vers qui y revient fréquemment ;
Il s'alapi et si a laint son vis.
C'esl-à-dire : Il se noircit le visage. Ce mot semble venir du latin tabcs
et tabescere.
(2) Officiels, Officiais, juges ecclésiastiques.
1329.) PHELIPPE DE VALOIS. 337
que l'en parloit de ceste chose et que l'en en murmurolt,
il leur fist respondre que les drois et les libertés que ses
prédécesseurs avoient donnés aux églyses, il n'entendoit pas
à en rien oster né amenuisier , ains estoit son entente de
les avant acroistre ; mais il avoit fait ce conseil assambler
pour cause que les excès , tant des officiers du roy comme
des prélas, fussent amendés et corrigés.
(Item , en celle meisme année , octroia le roy la ducliié
de Bourbon à messire Loys, conte de Clermont, et fu depuis
appelle duc qui par avant estoit nommé seulement le sei-
gneur de Bourbon (1).
Edmout , oncle du roy d'Angleterre Edouart , duquiel
nous avons avant parlé, luy affirma que Edouart-le-Viel,
son frère, vivoit encore, c'est assavoir le père dudit Edouart,
le jeune roy. Et pour ceste cause ne vouloit ledit Edmont
obéir audit Edouart, le jeune roy; et avec ce fu ledit
Edmont accusé de traison et^ pour ce, fu-il commandé,
de par son neveu le jeune roy Edouart, qu'il eust la teste
coupée (2).
Item, celle meisme année, le conte Guillaume de Hay-
naut, lequiel estoit à Clermont en Auvergne , envoia am-
bassadeurs devers le pape Mais quant le pape sceut leur
venue, elle ne luy plut pas. Si fu apportée, par lesdis am-
bassadeurs audit Guillaume la volenté du pape : si en ot
moult grant desplt, et s'en retourna arrières.
(1) Bourbon. L'crcciion de la seigneurie de Bourbon en ducli6-pairie
dale du mois de déccmbie 1327.
(2) Le récit de Froissart met tous les torls du côte d'Edouard III ,
qui auroit, en faisant condamner son oncle, le comte de Kent, suivi les
instigations de Pioger de Morlimer. (Voyez tome 1, page 40, 2^ édition
de M. Buclion.)
29
338 LES GRANDES CHRONIQUES.
X.
Cornent l'antipape vint à merci au premier pape, iequiel le reçut
bénignement.
L'an mil trois cens trente, Phelippe, fils du roy de Mail-
lorgues , enfant de très noble ligniée et nieismement comme
cousin germain du roy de France Phelippe-le-Bel de par
sa mère , Iequiel estoit moult puissant en richesses mon-
daines, et avec ce avoit-il très grant quantité de bénéfices
en saincte églyse , et des plus nobles et des meilleurs qui
fussent au royavmie de France ; lequel Phelippe fu par
telle manière inspiré, c|ue pour l'amour de Jhésucrist il re-
nonça à toutes ses richesses et tous ses bénéfices, et s'en alla
en diverses contrées et en divers pays, comme pauvre et en
habit de béguin , et demandoit aumosne pour l'amour
de Dieu, et ne vivoit d'autre chose. Et si ne vovdoit rece-
voir chose quelle que elle fust de personne vivant , meis-
mement né de son frère né de sa suer, se ce n'estoit en re-
gart de pitié et par titre d'aumosne.
Item, en Lombardie, les gens du cardinal Poget, Iequiel
estoit légat, se combattirent contre les Guibelins ; et furent
les gens dudit cardinal tués en partie , et partie pris ; et fu
ladite bataille faite au moys de juing l'an mil trois cens
trente.
Item, environ la mi-juing , la royne de France , suer au
duc de Bourgoigne et femme du roy Phelippe, luy ot un
enfant, Iequiel ot à nom Loys. Et pour ceste cause l'en disoit
qvie ledit roy Phelippe se parti et ala à saint Loys de Mar-
seille , son oncle de par la mère. Mais nonobstant ledit
voiage , l'enfant , au quinziesme jour de sa nativité , tres-
passa et fu enterré en l'églyse des frères Meneurs à Paris ;
(1330.) PHELIPPE DE VALOIS. 339
mais au retour que le roy fist de Marseille il s'en retourna
par Avignon, et là visita le pape moult humblement et dé-
votement , lequiel roy fu receu du pape honnestement ; si le
fist disner avecqiies luy , et furent moult familièrement
ensemble; et puis, prist le roy congié et s'en retourna en
France.
Item, le secont dimenche d'aoust l'an dessus dit, les procès
fais encontre Loys de Bavière et l'antipape et leur compli-
ces, lesquiels procès avoient esté autrefois publiés à Paris,
de rechief de l'auctorité du pape fui'ent répétés.
Item, en ce lueisme moys, c'est assavoir le vint-liuitiesme
jour, l'antipape entra en Avignon, en habit séculier, pour
la paour du peuple ; car il ne se osoit pas bonnement mani-
fester né soy monstrer en son habit. Mais le jour ensuivant
il monta sus un lettrin (1), afin qu'il peust estre veu de tous
clèrement ; et estoit vestu en habit de frère Meneur; lequiel
fu pris pi'emièrement et présenté au pape et aux cardinals,
en consistoire. Lequel (2) de rechief monta sus un lettrin et
prist un theume et dist : « Père, j'ai péchié au ciel et devant
» toy. » Et puis dit-il encore , « j'ai erré si comme une
» beste esgarée. Père, lequiers ton sergent. » Et disoit
moult de belles paroles de l'escripture , et jugoit qu'il
n'estoit pas digne de pardon avoir; mais il venoit au genou
de salncte églyse très humblement et reqviiéroit de ses
péchiés pardon. Quant il ot dit tout ce qu'il vouloit, il
descendi du lettrin, et lors le saint Père luy prist partie de
son premier theume, c'est assavoir : « Requiers ton sergent; >•
et prescha le pape des erreurs et vanités où il avoit esté, et
puis le pape lui dist ces paroles : « L'ouaille esgarée ne doit
» pas aux loups estre livx'ée, mais diligemment estre requise,
(1) LeiCrin. On voit que Icltrin ou lutrin (lectorium) est encore ici,
comme dans "Villehardouin, une sorte do tribune ou chaire à prédication.
(2) Lequel. L'antipape.
340 LES GRANDES CHRONIQUES.
» et, elle requise et retrouvée, sus ses espaules estre mise
» et avecques les autres ouailles estre remise. » Quant le
pape ot ces paroles fiiiées, l'antipape s'ala jeter aux pies du
pape, un lien au col. Lors le pape luy osta le lien du col, et
le reçu à trois baisiers, c'est assavoir au baisier du pié, de
la main et de la bouche, dont pluseurs furent inoull esbalils;
et après ce, le pape commença Te Deum landamus, et rendi-
rent grâces à Dieu le pape et les cardinaux, et tout le peu-
ple qui là estoit ; et y ot grant solempnité de messes ,
laquielle solempnité de messes le pape commanda par toute
saincte églyse estre faite. Adout, le pape commanda que
l'antipape fust mis en une chambre, emprès la maison de
son chambellant, jusques à tant qu'il eust eu plus ample-
ment délibéracion qu'il pourroit faire de luy.
Item, environ le quinziesme jour de septembre, le roy
d'Espaigne et le roy d'Arragon se combattirent contre les
Sarrasins. Mais, par la grâce de Dieu, les crestiens orent
victoire, et y ot pluseurs Sarrasins pris, et y ot de mors
six mille de cheval, et environ dix mille à pié.
Item, le premier jour de novembre, en tout le royaume,
à une heure, c'est assavoir à heure de tierce, tous les frères
de l'hospital de Haut -Pas et tous leur biens furent pris du
mandement du Saint-Père ; car il abusoient des pardons
que l'en leur avoit donnés et mettoient plus à leur bulles
qu'il n'estoit contenu es bulles que l'en leur avoit données
par les papes. Et pour ce, furent-il mis en diverses prisons
sous les évesques es quelles dyocèses il habitoient.
Item, en celle meisme année, environ la feste de monsei-
gneur saint Denys, y vint une très fort gelée, laquielle
engela en telle manière les vignes par tout le royaume de
Fiance que elle ne porent oncques venir à meurté ; et furent
celle année les vins très mauvais et si en fu pou.
Item , le moys de novembre et au commencement du
(1330.) PHELIPPE DE VALOIS. 341
inoys de décembre furent ainsi comme continuellement
très grans vens, et les iaues des fleuves furent très grans
pour l'innondacion des iaues des pluies.
Item, la veille de monseigneur saint Andrieu, apostre, à
Londres en Angleterre, monseigneur Rogier de Mortemer
chevalier , duquel et pour lequel Ysabel royne d'Angle-
terre avoit esté moult grandement diffamée de pluseurs, et
la cause fu car (1) elle monstroit audit chevalier, messire
lîogier, devant tous trop grant familiarité ; et avecques ce
ledit chevalier fu convaincvi de conspiracion par luy faite
contre le royaume d'Angleterre et contre le roy, et du con-
sentenaent de la royne d'Angleterre, si comme pluseurs le
disoient; lequiel chevalier, pour les causes dessus dites, fu
detraint à queues de chevaux, et confessa qu'il avoit procuré
la mort d'Edouart , c'est assavoir du père dudit Edouart,
jeune roy d'Angleterre, et pour ce fu-il pendu. Et le fils
dudit chevalier, messire Rogier, demoura en prison jusques
à tant que le roy et les barons d'Angleterre eussent plus
plainement ordené qu'il feroient dudit fds ; et la royne, du
commandement de son fds, le jeune roy d'Angleterre et des
barons, fu mise sous certaine garde en un chastel.
Item, le quatriesme jour de janvier, l'an dessus dit, le
pape 6i dire que Loys de Bavière avoit fait une grande
convocacion en Alemaigne d'aucuns nobles barons; et en-
core avoit-il en propos de en faire une autre après la Chan-
deleur ensuivant. Pour ce l'amonesta le pape de non faire
ladite convocation, et tous autres de non estre; et se il fai-
soient le contraire , il encourroient la sentence d'escom-
méniement de par le pape donnée.
Item, environ ce temps, mourut l'ai'chevescpie de Rouen
auquicl succéda Pierre Rogier, archevcsque do Sens.
(() Vour ou parce que.
29.
342 LES GRANDES CHRONIQUES.
En ce temps , envoia le pape Jehan la dignité de 1 e-
vesclîié de Noion adoiicques vacant, à messire Guillaume
de Sainte-Maure de la dyocèse de Touvnay , chancelier du
roy , lequel ne la voult accepter ; et adoncques la donna-il
au frère de messire Guillaume, Bertran, né de Normendie.
Item, en ce temps, comme les Anglois fussent assamblés
au chastel de Xaintes en Poitou , et sembloit qu'il s'appa-
reillassent à hataillier , et par semblant apparust entre le
roy de France et le roy d'Angleterre matière notable de dis-
sencion et de bataille, lors le roy de France envoia son
frère Charles , conte d'Alençon , avecques très grant ost,
lequel quant il vint pai' delà , près du chastiau très fort
devant nommé (1), auquiel les Anglois avoient leur deffence
et leur seurté , ledit messire Charles le destruit et le rasa
tout par terre ; jasoit que aucuns dient qu'il n'avoit pas
commandement du roy de abatre ledit chastel. Et assez
tost après, ledit roy d'Angleterre entra en France et fu paix
accordée entre les deux roys et furent amis ensamble (2).
Item , depuis environ le commencement de décembre
qu'il avoit fait si gi-ant innondacion de pluies jusques au
commencement de mars, avint que depuis ledit moys de
mars jusques à graut pièce de temps après, il fist si grant
sécheresse que l'en ne povoit labourer les terres ; et en de-
moura grant quantité sans estre labourées.
Item, en ce meisme an, le roy de Boesme entra en Ytalie;
et quant les Ytaliens Guibelius le virent, il sceurent qu'il
estoit fils de Henri l'empereur dernièrement mort. Il le
reçurent à très grant joie et à très grant honneur, et se com-
mencièrent à soustraire du devant dit Loys de Bavière et
de sa seigneurie; et se sousmistrent lesdis Ytaliens de tous
(1) Devant nommé. C'csl-à-dirc Suiiiles.
(2) C'est à cet accord qu'il laul rapporter la confinnalion de l'hom-
inagu d'Amiens, raitporlé i>lus liaul.
(1330.) PHELIPPE DE VALOIS. 343
coins, avec pluseurs de leur cités, audit roy de Boesmc. Et
depuis loi's commença moult la fortune dudit Bavière à
décroistre et ne parloit-on mais pou ou noient de luy.
Item, en ce temps, moult de nobles princes, barons et
autres chevaliers s'appareilloient pour aler en Garnate (1) en
l'aide des chrestiens; et toute voie, jasoit ce qu'il fussent
meusdegrant dévocion et de l'amour de la foy, furent-il
défraudés ; car le roy d'Espaigne avoit donné triève aux
Sarrasins dont pluseurs disoient que ledit roy d'Espaigne
avoit esté corrompu par argent, et pour ce avoit-il donné
lesdites trièves aux Sarrasins.
XI.
Cornent sentence fa donnée contre messire Robert cf Artois, de (2)
la conté d'Artois ; et cornent la damoiielle de Dwion fu arse ;
et cornent ledit Robert Jil appelle à droit, pour soj purger des
crimes devant dis.
L'an mil trois cens trente et un , fu sentence donnée en
parlement à Paris pour le duc de Bourgoigne, pour la conté
d'Artois , contre messire Robert d'Artois, conte de Biau-
mont en Normendie. (Car la contesse d'Artois devant dite
qui estoit moult sage, fist tant que elle ot le clerc qui avoit
escrit les lettres , et le mena par devers le roy ; et cognut
que la damoiselle de Divion luy avoit fait escrire unes let-
tres , environ avoit un an. Puis luy furent monstrées et
recognut qu'il les avoit escrites de sa main. Puis manda le
roy messire Robert d'Artois et luy dist qu'il estoit enformé
(1) Garnale. Grenade. — Ces préparalifs étoient sans doute inspirés par
les nouvelles de la mort du brave Douglas, que nos chroniques raconteront
tout-à-l'heurc.
(2) De. Relativement à.
344 LES GRANDES CHRONIQUES,
que la lettre n'estoit pas vraie et qu'il se déportast de la
demande qu'il faisoit de la conté d'Artois. Et il respondi
que se aucun vouloit dire que elle ne fust bonne, il l'en
vouldroit conibatre et c|ue jà ne se déporteroit de la de-
mande. Pourquoy le roy se courrouça si à luy, que à la
journée il fist porter les lettres en présence du parlement
et les fist descrier, et fist prendre la damoiselle de Divion
et fist mettre en prison en chastellet à Paris ; et fu messire
Robert d'Artois débouté de la conté d'Artois, connue devant
est dit. Dont il dist si grosses paroles du roy et de la royne
que le roy le fist appellera ses dis; mais il ne daigna oncques
aler né luy excuser). Lors fist le roy mettre la dite damoi-
selle de Divion, laquelle estoit en chastellet, en géhenne,
laquelle confessa tout le fait, tel comme devant est escript,
et si dist pluseurs choses. Assez tost après fu pris un autre
cjui estoit confesseur dudit messire Robert d'Artois ; et en
après envoia le roy certains messages pour quérir l'abbé de
Yezelai , lequiel estoit souppeçonné de celle mauvaistié
et de pluseurs autres mauvaistiés ; mais quant il sot que
l'en le faisoit quérir il se départi et s'en fui ; et ainsi se
sauva. Quant Robert d'Artois vit cornent les choses aloient,
si se départi moult confusément.
Item, les Bourguignons d'outre Saône, c'est assavoir de la
conté de Bourgoigne (1) , se rebellèrent contre le duc de
Bourgoigne et ne luy vouldrent faire hommage ; non obs-
lant que ladite conté luy fust deue, à la cause de sa femme.
Si avintque, d'une part et d'autre, l'en se ordena en bataille,
et il y ot moult grant convocacion de nobles hommes et
puissans. Si avint , quant le roy sot ceste chose, il les fist
mettre à raison tant d'une part comme d'autre, et vindrent
(1) De la conte de liouy<joi<jne. « Monsieur de Glialon, ai)pclc Jehan,
» ujut conlrc le duc de Bourgoigne. » (Conlinualion Irançoisc de Nangis,
n" 8298-3.)
(1331.) PIIELIPPE DE VALOIS. 345
les nobles et les autres amiableinent , et firent hommage
audit duc, et le menèrent, luy et sa femme , par les cités
et chastiaux, et leur tindrent compaignie comme à leur
seigneur.
Item , assez tost après , le conte de Foix prist sa mère
laquielle estoit suer de Robert d'Artois , et la fist mettre
en un sien chastiau (1) en prison, pour la cause qu'elle
vivoit trop jolivement de son corps, à sa grant confusion et
vilanie de son lignage.
Item, au moys de septembre, il fist si grant innondacions
de pluies en Ytalie, en Arragon et en Provence , que par
leur force il abattirent moult de villes et de chastiaux ; et
toules voies en France il n'avint riens de ces innondacions,
mais l'yver ensuivant fu moult pluvieux en France.
Item, environ le mi-moys de septembre de l'an mil trois
cens trente et un, la damoiselle dessus dite qui avoit pla-
quié le scel es lettres de messire Robert d'Artois, en faisant
fausseté, fu arse en la place aux Pourciaux, à Paris ; et re-
cognut moult d'autres mauvaistiés. (Quant messire Robert
d'Artois vit par quelle manière les choses aloient , si se
doubta, et fu moult courroucié de ce que le roy procédoit par
telle manière contre luy. Si dust dire ces paroles : « Par moy
M a esté roy et par moy en sera demis, se je puis. » Et lors fist
mener tous ses destriers qu'il avoit biaux et nobles, et son
trésor qu'il avoit moult grant, à Bourdiaux sus Gironde, et
là fist tout mettre en mer et mener en Angleterre.) Et depuis
se retraist ledit messire Robert vers son cousin le duc de
Breban (2), qui le reçut en son pays, et le mit une pièce de
temps avec luy. Tantost que le roy ot oi ces nouvelles, il
fist mettre en sa main la terre dudit messire Robert, et luy
(1) « Au chaslel de Sauvelerre enBearne. » (Msc. 8298-3.)
(2) Tout ce récit est beaucoup plus exact que celui de Froissarl, tome 1,
page 47. (Dcuxicine édition de M. Buclion.)
346 LES GRANDES CHRONIQUES,
manda par certains messages qu'il comparust devant luy et
devant les pers personnellement, à certain jour , pour soy
deffendre des crismes qui luy estoient mis sus.
(1) Or, vous dirai cornent il se parti de la compaignie au
duc de Breban. Il avint que le conte de Hainaut avoit ses
filles mariées l'une au roy d'Alemaigne et l'autre au roy
d'Angleterre, l'autre au conte de Juillers, et la quarte, qui
estoit la plus jeune, estoit crëantée à l'ainsné fils du duc de
Breban.
Quant le roy de France vit que le conte de Hainaut estoit
si fort de tous costés qu'il avoit Alemaigne toute à sa partie,
et que se le roy d'Angleterre le vouloit mouvoir contie la
couronne de France , trop seroit fort pour ses alliances :
car ledit roy d'Angleterre avoit espousée la fille dudit conte
de Hainaut; pour ce manda le roy de Behaigne, le conte de
Guelre , le duc de Breban , l'évesque de Liège et messire
Jehan de Hainaut, que tous fussent à luy à Compiègne. Ilec-
ques s'alia avecques eux et pristrent grant foison de gens
d'armes ; et puis se départirent tous, fors le duc de Breban
auquiel l'en monstra que trop seroit son fils bas marié à la
fille le conte de Hainaut, et trop plus grant honneur seroit
cjue il préisl la fille au roy de France. Tantost le duc s'i ac-
corda, et f u despécié le mariage de la fille au conte de Hainaut
et du fils au duc de Breban. Et assez tost après fu ordenée
une moult grant feste à Paris, à laquielle le duc 4^ Breban
envoia son fils et espousa la fille du roy. Et fu ilecques le duc
de Normendie, fils du roy de France, fait chevalier. Pour-
quoy le conte de Hainau fu si courroucié, que oncques puis
il ne fina de contiarier à la couronne de France. Et fist tant
le roy de France avi duc de Breban qu'il luy enconvencionna
(1) Ce qui Buit relativement au duc de Drabant n'est pas reproduit
dans le continuateur de Nangis.
(1331.) PHELIPPE DE VALOIS. 347
qu'il feroit vuidier messire Robert d'Artois hors de sa terre
et de son pays. Adoncques ala messire Robert d'Artois au
chastiau de Namur, et adonc prist le conte de Guelre la
suer au roy d'Angleterre.
Item, le premier dimenche de l'avent, le pape dut pres-
cliier publiquement, en Avignon, que les âmes de ceux qui
trespassent en grâce ne voient pas la divine essence né ne
sont parfaitement béneurées , jusques à la résurection des
corps ; dont pluseurs qui oïrent ces paroles et celle opinion
furent moult escandalisiés. Toutes voies l'en doit croire que
le pape disoit ces paroles selon son opinion , et non mie
fermement, car ce seroit hérésie ; et quiconque vouldroit
celle chose affermer, l'en le devroit jugier pour mescréant
et pour hérite.
Item , eu ce meisme temps , le confesseur de messire
Robert d'Artois qui estoit prisonnier, fu appelé en la pré-
sence d'aucuns du conseil du roy, et luy fu demandé quelle
chose et quoy il povoit savoir des fausses lettres dessus dites.
Lequiel respondoit et disoit qu'il n'en savoit riens fors en
confession, né il ne le povoit bonnement révéler sans péril
de conscience. Mais à l'énortement de malstre Pierre de la
Palu, patriarche de Jhérusalem, avecques autres maisti'es
en théologie et aucuns secrétaires du roy, lesquiels se con-
sentolent et disolent qu'il le povoit bien révéler selon ce c|ue
l'en dit, — mais c'est doubte grant, — si le révéla, et le con-
fesseur fu arrière mis en prison. Mais ce qvi'il devint à la fui
le commun ne le sceut.
Item, en ce meisme an, le quinzlesme jour de décembre,
il fu esclipse de lune très grant un pou après mienuit , et
demoura par trois heures et plus. Mais pour ce que elle fa
à celle heure, pluseurs ne la virent pas.
Item, en ce meisme an, l'an mil trois cens trente et un,
le roy tenant le siège de juge au Louvre, et avec In y pi"
348 LES GRANDES CHRONIQUES,
seurs barons et prclas, messire Robert d'Artois devant dit,
lequiel avoit esté la tierce fois appelle à certain jour à res-
pondre aux articles que l'en avoit proposés contre luy ,
ne s'i comparut point si comme il devoit : mais envoia
un abbé de l'ordre de Saint-Benoist et avec luy plu-
seurs chevaliers, lesquiels n'avoient point de procuracion,
mais estoient venus pour prier au roy et aux bai'ons du
royaume que l'en luy voulsist ottroier jusques à la quarte
dilacion, en promettant que à ycelle il viendroit personnel-
lement, et, de tout ce que l'en luy avoit mis sus il se pur-
geroit bonnement. Et après ce qu'il orent ainsi fait le mes-
sage, le roy de Behaigne et Jehan l'ainsné fils du roy de
France et duc de Normendie, avec moult d'autres barons,
s'agenouillèrent devant le roy et luy demandèrent qu'il
luy pleust à ottroier audit messire Robert jusques à la
quarte dilacion et que ses biens ne fussent pas confisqués
durant ledit terme. Laquielle requeste le roy ottroia de
grâce espéciale jusques au moys de mai. (Et lors vint une
damoiselle , laquelle dit, en la présence du roy, que la
femme messire Robert d'Artois , laquielle estoit suer
du roy (1) de France, estoit plus coupable que son
mari.)
Item, en ce meisme an, frère Pierre de la Palu, patriarche
de Jhérusalem, si retourna du Soudan auquiel il avoit esté
envoie, et commença à conter l'obstinacion du soudan con-
tre les chrestiens, et esmeut par telle manière le cuer et la
volenté du roy et des barons qu'il furent tous d'un acort
d'aler Oultre-mer pour recouvrer la Saincte Terre. Quant le
pape oï ces choses, à la recjueste du roy il manda et commist
au patriarche et à tous prélas que en leur lieux il preschas-
sent la croix et féissent prcschier , et qu'il amonestasseut
(1) Suey du roy. Jehnnnc de Valois,
(1331.) PHELIPPE DE VALOIS. 349
ceux qui estoient croisiés qu'il s'appareillassent le plus tost
qu'il pounoieiit bonnement pour passer.
Item, en ce meisme an, le roy Phelippe mist la monnoie
qui avoit esté moult muable en meilleur estât, et ordena
que le petit flourin ne vauldroit que dix sols parisis, et les
autres monnoies d'or selon leur prix; le gros tournois d'ar-
gent, neuf deniers parisis, et le petit denier, cjui valoit deux
deniers, ne valust que un denier, et ainsi marchandise de
toutes choses qui estoit moult chière revint à raison.
XII.
Cornent mes sire Roberl d'Artois fa baiii, et du mariage Jehan,
ainsné fils du roj de France et duc de Norniendie.
L'an de grâce mil trois cens trente-deux, Robert d'Artois
fu bani du royaume de France par les barons, et furent
tous ses biens confisqués au roy. Mais encore et aux prières
d'aucuns grans seigneurs , voult le roy que les solempnés
bannissemens fussent différés jusqvies au moys d'après
Pasques; et aussi, se il venoit dedens le terme et qu'il se
méist à la volenté du loy, du tout le roy luy feroit telle
grâce qui luy sembleroit à estre convenable; et s'il ne
venoit, le bannissement seroit exécuté tout entièrement.
Quant le roy vit que le terme qu'il avoit donné gracieuse-
ment au devant dudit Robert d'Artois fu passé, et il n'ot
envoie né contremandé, si comme l'en l'avoit promis au roy
en la présence des barons, si commanda qu'il fu bani à
trompes par tous les principaux quarrefours de Paris. Et
avec ce avoit certaines personnes qui crioient en audience
toutes les causes pour lesquielles ledit m<?ssire Robert estoit
bani. Et fu fait ledit bannissement le trentiesme jour de
may, l'an dessus dit,
30
3Û0 LES GRANDES CHRONIQUES.
Item, en ce meisme temps, le i-oy Phelippe fist les noces
à Meleuu de Jehan, son ainsné fils, nouvel duc de Normen-
die, et de madame Bonne, fille de Jehan, roy de Boesme,
lequiel roy avoit esté fils de l'empereur Henri. Et depuis
fist le roy son dit fils chevalier en la ville de Paris (1), en la
feste de saintMichiel l'archange, présens le roy de Boesme, le
roy de Navarre, le duc de Bourgoigne, le duc de Bretaigne,
le duc de Lorraine , le duc de Breban , avecques moult
d'autres barons tant , que l'on ne sauroit pas bien dire le
nombre. Ce meisme jour, tous présens et en celle meisme
feste fu fait le mariage de l'ainsné fils au duc de Breban à
madame Marie , fille du roy de France , et l'espousa celle
meisme journée.
(Item, le vendredi après ladite feste de saint Michiel,en
la présence des princes devant nommés et aucuns prélas,
avecques moult d'autres nobles en la chapelle du roy à
Paris assemblés, le roy fist proposer en appert qu'il enten-
dolt à passer la mer pour porter aide à la Saincte Terre con-
querre. Et estoit son entente de bailler Jehan, son ainsné
fils , garde du royaume , lequiel avoit environ quatorze
ans. Et lors pria à tous ceux qui là estoient, et espéciale-
ment aux nobles et aux prélas, qu'il jurassent aux saintes
reliques qui estoient en la chapelle du palais, là oii il
estoient assemblés, qu'il porteroient obédience à son dit fils,
comme à leur seigneur et hoir; et s'il avenoit que ledit roy
trespassast en voiage, il le coronneroient au plus tost qu'il
pourroient bonnement en roy de France.)
L'an de grâce mil trois cens trente-trois, après la feste de
saint Michiel, fist le roy , à Paris au Pré-aux-Ciercs, au
peuple, par l'archevesque de Rouen, sermon pour prendre
la croix, et la prist ledit roy le premier et grant quantité
(I) En la ville de Paris. « A Noslic-Damc de Pari?, » (Msr. 8298-3.)
(1333.) PHELIPPE DE VALOIS. 361
de nobles et d'autres avec luy. Et fii ordené que la croix
fu preschiée par tout sou royaume, et que tous ceux qui
avoient pris la croix fussent tous près, du nioys d'aoust passé
en trois ans, pour passer. (Et puis envoia, par les bonnes
villes du royaume, amonester de prendre la croix, mais pou
se croisièrent, au i-egart que l'en cuidoit et moult se doub-
toit-l'en de ce dont autrefois avoient esté eschaudés, c'est as-
savoir que les sermons qui estoient fais au nom de la croix
ne fussent fais pour avoir argent. Et envoia le roy de France
en Angleterre le conte Raoul d'Eu, qui estoit connestable de
France, et l'évesque de Biauvès. Quant il vindrent en An-
gleterre , si vindrent devant le roy et luy requistrent, de
par le roy de France, qu'il voulsist emprendre à faire le
saint voiage avec luy, et il luy promettoit de faire loyal
compaignie. Quant le roy d'Angleterre oi ceste chose, si
respondit que moult sambloit grant merveille de faire le
saint voiage s'il ne luy tenoit les convenances qui furent
acordées à Amiens en quoy il estoit défaillant par devers
luy : « Si dirois à vostre Seigneur que quant il m'aura fait
>i mes convenances, je serai plus prest d'aler au saint voiage
» qu'il ne sera. » Tantost pristrent congié et vindrent en
France et distrent au roy leur response.)
Item , en ce meisme an , l'endemain de l'Ascension
Nostre-Seigneur, il fu une grande éclipse de souleil, après
midi, et dura pour l'espace de deux heures.
ltem_, en ce meisme temps, comme la prédicacion que le
pape Jehan avoit faite à Avignon de la vision benoite ,
comme dessus est devisée, fu aussi comme mise au noient
par semblant, et la tenoient aucuns, par la faveur du pape,
estre vraie et pluseurs par paour, si avint que un frère
Prescheur prescha contre l'opinion du pape, en tenant
vérité. Mais quant le pape le sceut, il fist mettre ledit frère
en prison. Adoncques furent envoies de par le pape, à Paris,
352 I.ES GRANDES CHRONIQUES,
deux frères, l'un Meneur et l'autre Prescheur. Si vint le
Meneur en pleines escoles, et commença à prescbier détermi-
néement que les âmes béneurées, devant né après le jour
du jugement, ne voient pas Dieu face à face, dont très
grant murmure sourdi entre les escoliers qui là estoient.
Lors , tous les maistres en théologie qui estoient à Paris
jugèrent ceste opinion estre fausse et plaine de hérésie.
Quant le frère Prescbeur ot oï que pour la cause que ledit
frère Meneur avoit déterminéement preschié de la benoicte
vision grant esclandre estoit meu entre les escoliers de Paris,
tantost il s'ordena pour aler à Avignon parler au pape ;
mais avant qu'il partist, il dit en plein sermon, en excusant
le pape, que il n'avoit pas dit tout pour vérité, mais selon
son cuidier. Si vindrent ces nouvelles aux oreilles du roy,
et le frère Meneur qvii avoit preschié comme devant est
dit, sceut que le roy estoit mal content de lui. Lors ledit
frère alapar devers le roy, et désiroit moult de soy excuser;
mais le roy voult qu'il parlast devant les clercs. Adoncques
manda le roy que l'en luy féist venir dix maistres en théo-
logie, entre lesquels il y ot quatre Meneurs, et lors leur
demanda le roy, en la présence dudit frère Meneur, qu'il
leur sembloit de sa doctrine, laquielle il avoit semée de
nouvel à Paris? lesquiels maistres respondirent tous en-
samble que elle estoit fausse et mauvaise et toute plaine
de hérésie; mais pour chose que l'en dist ou monstrast audit
frère Meneur, il ne voult oncques muer de son propos né
de son opinion. Mais assez tost après fist le roy assembler
au bois de Viucennes tous les maistres en théologie, tous
les prélas et tous abbés qui porent estre à Paris trouvés; et
lors fu appelle le devant dit frère Meneur, et luy fist le roy
deux demandes en françois : la première demande fu assa-
voir mon se les âmes des saints voient présentement la face
de Dieu ; et l'autre demande f n assavotr mon se celle vision
(1333.) PHELIPPE DE VALOIS. 3à3
qvi'il voient maintenant faudra au jour du jugenieul. Lois
fu respondu par les niaistres et aftlrnièrent la première estre
vraie, et quant à la seconde doublement, car elle deiuourra
perpétuellement et si sera plus parfaite. Adonc le devant
dit frère Meneur, ainsi comme par contraincte, s'i consenti.
Après ce, le roy requist que de ces choses l'en féist lettres.
Lors furent faites trois paires de lettres contenant une
meisine forme et furent scellées cliascunes par soy de vint-
neuf scels des maistres c{ui adoncques estoient présens. Des-
quielles l'une fu envoiée de par le roy au pape et luy man-
doit qu'il approuvoit plus la sentence des théologiens de la
benoicte vision et à bonne cause qu'il ne faisoit celle des
juristes, et qu'il corrigast ceux qu.i soustenoient le contraire,
et ainsi il feroit ce qu'il devoit.
Item, depuis avint que Robert de Brus, qui avoit esté
roy d'Escoce, très excellent chevalier, si comme nous avons
dit par avant , lequiel estoit n'avoit guères trespassé et
estoit son jeune fils David son successeur au royaume d'Es-
coce; si avint que Edouart de Bailleul, qui voult oster ce
royaume au jeune David, vint au roy d'Angleterre , comme
au souverain si comme il disoit , et meismeinent en ce cas
disant que à luy (1) appartenoit le royaume d'Escoce et
non mie à David, enfant de douze ans, car il estoit fils du
l'oy Alexandre d'Escoce (2) , et David estoit de Robert de
Brus, roy d'Escoce , dernier trespassé ; pourquoy il requé-
roit au roy d'Angleterre qu'il le voulsist recevoir en son
hommage : lequiel le reçut en enfraignant les aliances et
convenances qu'il avoit faites avecques Robert de Brus,
tant comme il vivoit. Et assez tost après^il s'arma contre les
(0 A luy. Edouard de BaHleul.
(2) Fils duroij. « Cum ipsc de primogenitd Alcxandri rcgis Scoliai natus
» cgsct, et David de sccundâ gcnil;\. » (Si)icileg., t. III, p. 07.)
30,
354 LES GRANDES CHRONIQUES.
Escos, afin de mettre ledit Edouart de Bailleul en saisine
du royaume d'Escoce. Adonc les Escos, qui moult convoi-
toient à eux deffendre contre les Anglois, issirent à bataille
contre eux, mais finablement les Escos furent desconfis :
les uns furent pris et les autres furent mors. Et si fu prise
la cité de Bervic par traïson^ si comme pluseurs le racon-
tèrent après. Quant le roy de France Plielippe sceut que le
roy d'Angleterre alloit sur les Escos, si fist tantost chai-gier
dix nefs de gens d'armes et de vivres bien garnies pour
envoier en l'ayde des Escos; mais le vent leur vint si au con-
traire, qu'il ne porent oncques arriver à port convenable,
ains les arriva le vent au port de l'Escluse, en Flandres;
ilecques furent les choses honteusement et confusément
vendues et despensées, et ne vindrent ainsi comme à nul
profist.
Item, en ce meisme an, fu si très grant plenté de vin,
que l'en avoit un sextier de vin cler, bon, net et sain, pour
cinq et six deniers.
Item, en ce meisme temps, le dauphin de Vienne qui
avoit asségié un chastel, lequiel estoit au conte de Savoie,
et avoit laissié son ost pour aler explorer ce chastel ,
lequiel dauphin fu aperçu et fu féru d'un arbalestrier par
telle manière qu'il ne vesqui, puis le cop, que par l'espace
de deux jours, et laissa à son frère la seigneurie de Dauphiné,
car il n'avoit pas de hoir masle de son propre corps.
L'an mil trois cens trente -c{uatre, ceux de Bologne se
rebellèrent contre vm légat envoie de par le pape pour sous-
mettre les Guibelins, et firent tant qu'il chacièrent ledit
légat, et s'en fu hors du pays; et tuèrent pluseurs de ses
gens. Et avoit fait faire ledit légat un fort chastel dehors
les murs, lequiel il trcsbuchièrent et abattirent jusques à
terre.
Item, en ce meisme temps, vint une grant matière de
(133'i.) PHELIPPE DE VALOIS. 355
guerre entre le duc de Breban et le conte de Flandres,
pour aucunes redevances, lesquielles l'évesque de Liège se
disoit avoir en la ville de Malines en Breban, lesquielles
redevances le conte de Flandres avoit frauduleusement
achettées dudit ëvesque, afin qu'il peust avoir dissencion,
selon ce que pluseurs le disoient et affirmoient. Si avint
que les deux parties conimencièrent à faire moult grant
semonces l'un contre l'autre. Le roy de Boesme, l'évesque
de Liège, le conte de Hainau et Jehan de Hainau, frère
audit conte, le conte de Guéries et pluseurs grans personnes
d'Alemaigne, tous lesquiels estoient de la partie au conte
de Flandres; et pour l'autre partie estoient le roy de
Navarre, le conte d'Alençon, frère du roy de France, le
conte de Bar, le conte d'Estampes, lesquiels estoient pour
le duc de Breban; et le roy de France estoit médiateur
d'une partie comme d'autre : lequiel, par la grâce de Dieu
et par la grant diligence qu'il y mist et par les conseils de
pieudes hommes, les mist à acort.
(1) Item, en cel an, avoit envoie le roy de France par devers
le roy d'Angleterre, en message, messire Raymon Saquet,
évesque de Therouene, et messire Ferri de Piquegni; mais
oncques ne porent besoigner an roy d'Angleterre, ains s'en
partirent sans riens faire.
Item, en cel an meisme, avoit un baron en Escoce que
on appelloit Marcueil-le-Flament, qui gardoit un chastel
en Escoce lequiel estoit le plus fort de toute la terre , et
gardoit ilec le jeune roy David et madame sa femme. Quant
il vit que la terre d'Escoce estoit destruite pour la grei-
(1) Toul ce qui suit, jusqu'à la nicnlion de l'arrivée de David Drucc â
CliAlcau-Gaillart, n'esl pas dans la continuation latine do Nangis. Je n'ai
lias retrouve chez les historiens d'Ecosse le nom de ce Marcueil-le-l'la
ment, ni dans les annalistes de l'abbaye de Sainl-Denis celui d'.lujro/j de
Tnjc ou l'Uzpalric,
356 ' LES GRANDES CHRONIQUES,
gneur partie par les barons qui mors estoient, si fist appa-
reillier une belle nef et la fist garnir de tout ce que uiestier
fu, et puis y entrèrent le jeune roy et la loyne, et avecques
eux aucuns nobles hommes d'Escoce qui leur tenoientcom-
paignie; entre lesquiels il y ot un escuier de noble affaire,
lequiel avoit à noni Aufroy de Trycpatric, lequiel depuis
se rendit à Saint-Denis en France avec tous ses biens, etgist
en parlouer de ladite églyse, dessous le trésor, bien et hon-
nestement. Et quant la nef fu preste, si regardèrent que le
vent leur estoit propice, si continuèrent à nagier ; et tant
nagièrent qu'il arrivèrent en Normendie, et puis alèrent au
roy de France qui moult débonnairement les reçut, et puis
leur fist délivrer Chasteau-Gaillart, et ilec demourèrent, et
leur fist livrer le roy tout quanques mestier leur fu, de bon
cuer.
Item, en ce meisme an, le roy de France Phelippe ordena
une maison de religion, laquielle est appellée le Moncel,
emprès le Pont-Sainte-Maissance ; et estoit escheue ladite
maison au roy par forfaiture. En laquielle il ordena
femmes à Dieu servir perpétuellement selon la rieule saint
François.
Item, en ce temps, la femme messire Ro^bert d'Artois,
suer du roy de France , fu souppeçonnée et ses fils aussi,
d'aucuns voults (1) qui avoient esté fais, si comme l'en di-
soit; et pour ceste cause, elle fu mise en prison au cliastelde
Chinon en Poitou, et ses enfans furent menés en Ne-
mous, en Gatinois, et là furent en prison.
Item, en cel an, il fu grant habondance de vins ; mais il
ne furent pas si fors né si meurs comme il avoient esté en
l'an devant.
(1J Voults. Soiiilégcs d'cnvoulcmcns^ qu'on .ippcloil aussi manies.
(13.3V) PHEUPPE UE YALOIS. 367
XIIÏ.
Cornent les messages au roy d'Angleterre vindrent à Pans
au roy de France, pour traitier aucun acnrt de paix, mais il
ne firent riens.
(1) En ce meisme temps ou environ, le roy d'Angleterre ot
conseil avec les barons ; et, par l'énortement du conte de
Hciinau et de messire Robert d'Artois, qu'il envoieroit devers
le roy de France pour savoir s'il voudroit entendre à aucun
acort. Si envoia l'évesque de Cantorbière, messire Phelippe
de Montagu, et messire Géfroy Scorp (2). Quant il vindrent
à Paris, si trouvèrent la court moult estrange, mais en la
fin leur fu livré le conte d'Eu, maistre Pieire Rogier ,
archevesque de Rouen, et le mareschal de Trie, pour traitier
à eux. Tant fu la cliose démenée, qu'il vindrent devant le
roy, et fu ilecques la pais confermée entre les deux roys,
et fiancée des deux parties. Quant la cbose fu faite, les
Anglois vindrent bors de la cbambre du roy, et furent
convoies de tous les maistres conseilliers du royaume, et
crioit-onla paix par toute la ville; mais il ne demoura mie
longuement que la cbose ala autrement, car il ne furent
mie en leur bostieux que le roy les redemanda et leur dist
que s'entencion estoit que le roy David d'Escoce et tous les
Escos fussent compris en icelle paix. Quant les Anglois
l'entendirent, moult furent esbabis et distrent que oncques
des Escos n'avoit esté mencion faite, et que, en nulle ma-
nière, ceste cbose n'oseroient-il faire né accorder. Quant
(1) Tout ce qui suit n'est pas clans la continuation do Nangis jusqu'à la
mention du soulèvement des Ecossois , et le retour d'Edouard 111 en
Anslclerre.
(2) Scorp ou de Scropt, comme on le trouve dans les actes de Piynier.
Rapin de Tlioyras paroit avoir ignoré cette négociation.
368 LES GRANDES CHRONIQUES,
il virent que autrement ne povoit estre, si se départirent et
s'en alèrent en Angleterre, et contèrent au roy et à son con-
seil conientla chose estoit alée, dont jura le roy d'Angleterre
que jamais ne fineroit jusques à tant que Escoce fust mis
en dessous. Devant ce que ceste chose avenist, 11 estoit mort
im haut baron d'Escoce qu'on appeloit le conte de Mor-
tenne , et ne pensoient les Escos à avoir nulle guerre au
roy d'Angleterre povir les alliances qui estoient faites. Si
eslurent les Escos, de commun assentiment, messire Jehan
de Douglas (1), pour porter le cuer de monseigneur Robert
de Brus, roy d'Escoce, oultre-nier, et luy baillièrent grant
partie du trésor. Si fist son appareil et arriva à l'Escluse, et
cl'ilec se traist vers la court de Rome, et là oi nouvelles que
le roy Alphons(2)d'Espaigne estoit en guerre contre le roy de
Maroc, et vous dirai la cause.
Le roy d'Espaigne cjui jeune estoit avoit pris à femme la
fille à un haut baron d'Espaigne que on appelloit Dan
Jehan Manuel ; mais il ne luy tint foy né loyauté, car il
tenoit une damoiselle en privé qui estoit fille à un chevalier
que on appelloit Dan Jehan Pierre Gusman; et si tenoit une
juiffe qui moult estoit belle : et avoit sa femme la royne du
tout déboutée. De quoy le père de la royne avoit si grant
duel, qu'il donna congié aux Sarrasins de passer parmi sa
terre.
Quant messire Jehan de Douglas qui estoit parti d'Escoce
vint en Espaigne, si trouva la guerre toute ouverte entre le
roy et les Sarrasins, et là fu moult noblement receu du roy;
et fu mis jour de bataille, et au jour nommé allèrent les
batailles l'une contre l'autre. Et commença la bataille
inoult crueuse, et se prouva le roy d'Espaigne de si grant
(1) Jehan de Domjlas. Froissarf appelle ce Douglas Guillaume.
(2j Mphons. Alphonse XI, roi de Castille.
(1334.) PHELIPPE DE VALOIS. 35!)
vertu qu'il eust en ce jour cojipt' un des dois de la main.
Et niessirc Jeban de Douglas fu féru d'une archcgaie parmi
le corps, et quant il se senti navré à mort, si n'ot cure de plus
vivre et se féri en la presse des Sarrasins , et ilec fu tué
comme bon chevalier et bon crestien. Puis fist paix le roy
d'Espaigne àDanJelian Manuel, si qu'il (1) repristsa fille par
l'acort du pape : et prist à femme le roy d'Espaigne la fille
au roy de Portugal, et fu départi de sa preniière femme.
Item, depuis que le roy d'Angleterre et Edouartde Bail-
leul orent eu victoire des Escos, et ledit roy d'Angleterre se
fu parti d'Escoce et institué le devant dit Edouart en
roy d'Escoce et pluseurs autres personnes à garder les
forteresces qu'il avoit conquises en Escoce, comme devant
est dit , ceux d'Escoce qui demourés estoient firent leur
alliances tout premièrement et pristrent en eux force et
vertu; et s'en alèrent combatre le devant dit Edouart et les
Anglois que ledit roy d'Angleterre avoit laissié pour garder
les forteresces, comme devant est dit. Et se combattirent
vigucreusement; et, par telle manière, qu'il boutèrent hors
du royaume d'Escoce ledit Edouart de Bailleul et recou-
vrèrent tout ce que le roy d'Angleterre leur avoit toUu,
excepté Bervyc.
Item, en ce meisme an, le quatriesme jour de décembre,
le pape Jehan trespassa, le dix-neuviesme an de sa papauté;
et l'erreur de la henolcte vision que longuement avoit tenue
il rappella au lit de la mort, si comme l'en dit. Et après luy
fu eslu un cardinal qui avoit à nom, par son titre, Jacques,
prostré cardinal de Sainte - Prise , et estoit de l'ordre de
Cistiaux. Et fu faite ladite eslection le dix-neuviesme jour
de décembre, et fu consacré le huitiesme jour de janvier,
(1) si qu'il. Si que Jehan Manuel, clc. — Ce récit cpisodique ci'Es
pagne est raconté tout ciifl'éremment et sans doute avec moins d'cxaclitudo
par Froissart, (F^iv. 1, part. 1, cli. 4R.)
360 LES GRANDES CHRONIQUES.
et fu appelle Benedic le douziesme, (et le deux cens et uniesnie
pape.)
Item, en ce meisine temps, leroy Phelippe se mistà che-
min pour aler visiter le pape nouvel; mais ainsi, comme il
fu au milieu du chemin, une grant maladie le prist; si s'en
retourna par le conseil des phisiciens. Mais il envoia solem-
nels messages sus certaines péticions et requestes touchans
le passage de la Terre sainte; sur lesquielles requestes le pape
les oi très gracieusement , et réserva aucunes choses pour
en avoir délibéracion avecques son conseil.
Item , en la veille de la feste saint Nicholas d'yver, fu-
rent ois en la ville de Paris aussi grant tonnerres et foudres
comme l'en pourioit oïr environ la Magdaleine et à la saint
]\Iarc l'évangéliste ; et le neuviesme jour de janvier, ton-
nerres par semblable manière furent, jasoit ce que yver fust
froit.
Item, en ce meisme temps, Jehan, le duc de Bretaignr,
considérant le bien du royaume et le péril qui à celuy
royaume pourroit venir se la duchié de Brelaigne eschéoit
en main de femme, si voult ledit Jehan laissier ledit duchié
au roy de France après son décès , en telle manière et par
telle condicion que se aucun s'apparoit qui fust vrai hoir, le
royluy asseéurroit certaine terre et souffisant; et encore fu-il
ordené à greigneur confirmacion que se certain hoir s'appa-
roit qui fust droit hoir, le roy luy donroit la duchié d'Or-
liens. Mais il y ot aucun de Bretaigne qui contredirent à ces
choses, et ainsi demoura la chose imparfaite. Et depuis fu
journée assignée à traiter de ceste besoigne aux octaves de
la Magdaleine , et après au dimenche ensuivant. Et en
icelui dimenche se porta la chose par telle manière que
tout fu délaissié et finablement mis au noient.
{1335.) PHELIPPE DE VALOIS. 36»
XIV.
Cornent messire Jehan, duc de Normendic, Ju si malade que
tous les médecins se désespéroient de sa santé.
En l'an de grâce mil trois cens trente-cinq, messire Jehan
de Cepoy (1), qvii avolt esté envoie en la terre deTurqviie jîour
tempter les pors et les passages pour le passage de la Terre
Sainte, et l'évesque de Biauvès qui par avant avoit esté en
pèlerinage encontre les Turcs, s'en retournèrent en France.
Item, en ce meisme an, environ mi-juing, il vint une très
grant maladie à messire Jeban, duc de Normendie, ainsné
fds du roy de France ; et crut ladite maladie par telle ma-
nière que tous les médecins se désespéroient de luy. Adonc-
ques, le roy et la royne si mistrent leur espérance en Nostre-
Seignevir et firent faire prières, tant par les religieux comme
par autres gens de l'églyse, et furent faites processions par
diverses églyses ; et meismement entre les autres qui en
l'églyse de monseigneur saint Denis furent faites, tout le
couvent ala par trois jours nus pies à procession; et après
les trois devant dis jours, furent portées à Taverni (2), où ledit
monseigneur Jehan estoit gissant malade, les saintes reli-
ques du clou et de la couronne, et le doit de monseigneur
saint Loys, lesquielles furent cmprès luy jusques environ
sept jours. Et dist-l'en que le roy dut dire ces paroles,
comme bon et vray crestien : « J'ai si grant fiance en la
>• miséricorde de Dieu et es mérites des sains et prières du
» peuple, que s'il mouroit, si seroit-il ressuscité p^r les
X prières qui en sont à Dieu faites; et pour ce, s'il muert,
>) ne l'ensevelissez pas trop tost , car j'ai grant fiance eu
(1) Ichan de. Cepoi. « AiDiranUlc la mer. » (Msc. 82î)8-;{.)
(2) Taverni. Bourg do l'Ile de France.
TOM. V. 3 t
3G2 LES GRANDES CHRONIQUES.
» la luiscricorde de Dieu. » Mais assez tost après, par les
mérites des sains et par les prières du peuple , il fu
eu bonne convalescence , et fu guéri. Si avint que le roy
Phelippe et son dit fils messire Jehan se partirent de Taverni
le septiesme jour de juillet et vindreiat tout à pié jusques à
l'églyse de monseigneur saint Denis et là rendirent grâces
à monseigneur saint Denis, le patron, et veillèrent deux
nuis en ladite églyse, et avecques eux aucuns des religieux
de laiens ; lesquiels religieux, à la requeste du roy, firent de
nuit le service de monseigneur saint Denis ; et l'endemain
l'abbé de ladite églyse chanta la messe devant les martirs,
en la présence du roy et de son dit fils, et puis alèrent dis-
ner; et après disner, il se partirent et alèrent en moult
d'autres sains lieux où leur dévociou estolt.
Item, environ la Magdaleine, le roy d'Angleterre, accom-
paigné de gens à cheval et de gens à pié, le conte de Namur
cousin de sa femme, le conte de Guérie c]ui sa suer avoit
espousée , avec autres nobles d'Alemaigne, tous lescjuiels
tenoient compaignie audit roy d'Angleterre, se mistrent
en la mer d'Escoce avec ledit roy ; lequiel entra en Escoce
sans aucun empeschement , et puis vint en la ville de
Saint -Jehan (1) et icelle garni. Et ylec laissa son frère
Jehan Deltan, conle de Cornubie, et Edouart de Bailleul',
devant nommé, et s'en vint ledit roy à Saint-Andrieu, et
là reçut les hommages d'aucuns d'Escoce; mais ce ne fu
pas des greigneurs. Et adonc conferma-il le dit Edouart en
voy d'Escoce et ordcna cjue luy et ses successeurs féissent
hommage au roy d'Angleterre en eux portant aide contre
tous ; et, à supploier l'ost d'Angleterre, les roys d'Escoce
seront tenus chascun an de délivrer aux roys d'Angleterre
trois cens hommes d'armes et mil de pié à leur despens,
(1) Saint-Jehan ou Saiiil-Johnnstonn, ;mj(>iird'liui l'ciili.
(1335.) PHELIPPE DE VALOIS. 363
par l'espace d'un au; et l'an passé, le voy ou les roys d'Au-
{jleterre qui après luy seront ne les j^ourrout retenir fors
à leur despens. Or, il avint que les Escos seurent la
venue le conte de Namiu-, lequiel s'estoit mis en la mer
d'Escoce et venoit une grant pièce après le roy d'Angleterre
pour luy aidier contre les Escos. Si féirent les Escos deux
embusches dont l'une des embusches fu devant ledit conte
et l'autre par derrière. Quant ledit conte de Namur et toutes
ses gens furent passés , si issirent ceux de devant et puis
ceux de derrière; si fu ledit conte enclos et là fupris, et plu-
seurs de ses gens mors. Adonques le conte de Moret (1), qui
pour l'amour du roy de France le vouloit délivrer et le con-
voioit avecques cjuatre-vingts hommes armés, si fu pris des
Anglois quant il retournoit, et furent ses gens ainsi comme
tous mors; et ledit conte de Moret fu mené en une des pri-
sons au roy d'Angleterre.
Item , en ce meisme an , les vins furent si vers et si
crus que à peine les povoit-on boire sans aucune indigna-
tion.
XV.
Confient le roy visita les loial aines parties de son rnyaume ; cl
cornent grant teiupcste de lonnoire chci nu bois de V inccnncs
quant mcssirc Phclippe d^ Orlicns fu né.
L'an mil trois cens trente-six, le roy de France Phclippc
visita les lointaines parties de son royaume , et en toutes
cités ou bonnes villes là où il venoit, très honnorablement
receu estoit. Et, en faisant la Visitation dessus dite, il alla
jnsqucs à Avignon, et Jehan, son ainsné fds, duc de Nor-
(0 Mord. « Unus ex Scotorum niajoribus. » C'est Mumnj. (Conlinun-
lion do Nangis, Spicilcg., p. 99.)
3Ci LES GRANDES CHRONIQUES,
luentlie, aveques luy. Et visitèrent le pape, lequel les récent
à grant honneur. Et entre les autres choses, il y ot moult
grant parlement entre le pape et le roy du passage de la
Terre Sainte. Et après demanda à savoir mon : considérées
les alliances lesquelles estoient faites entre les roys de
France et les roys d'Escoce, et espécialement depuis le temps
de Phelippe-le-Bel oncle du roy de France, s'il estoit tenu
de porter aide aux Escos contre le roy d'Angleterre. Et
après toutes ces choses , le roy ala visiter saint Loys de
jMarseille et ala visiter son navire, lecpiel il avoit fait ap-
pareiller pour le passage de la Terre Sainte. Et cpiant il fu
là, il fu receu de Marseillois, jasoit ce qu'il ne fussent pas
sous sa seigneurie , en si très grant révérence et honneur
que en la mer estoient les nefs ordenées par manière de
bataille, et, en la présence du roy, il s'entre battoient par
grant léesse de pommes d'orange.
Item, en ce meisme an, le troisième jour de mars, il fu
esclipse de soleil , laquelle fu veue près du centre du so-
leil , et avoient Saturne et Mars leur regart au soleil , et
commençoient lesdites planètes Saturne et Mars à estre
rétrogrades. Et dura ladite esclipse par onze heures ,
aveccjues aucunes minutes.
Item, en ce meisme an, le roy Plielippe, depuis c[u'il ot
visité le pape Bénédic, si prist son chemin en retournant
par Bourgoigne, et là fu receu du duc et conte à très grant
honneur; mais quant le roy fu par delà, il trouva très grant
matière de dissenclon entre le duc et le conte et messire
Jehan de Chalons et aucuns autres nobles d'Alcmaigne
lesquicls estoient adhérens aveques ledit messire Jehan de
Chalons, pour cause d'aucunes redevances lesquelles estoient
dues audit messire Jehan en la duchié de Bourgoigne, si
comme il disoit, et meismement sur la ville et le puys de
Salins; lesquelles redevances ledit duc et conte s'efForçoit
(1330.) PHELIPPE DE VALOIS. 365
de liiy tollir, et sans cause ; mais le duc et conte , en la
présence du roy, le contiedisoit et disoit que à luy apparte-
noit.
Le roy ne les pot oncques mettre à acort, et adonques
en la présence du roy, ledit duc et conte fu , de par ledit
messire Jehan, deffié et tous ses adhérens. Et Uendemain,
ledit messire Jehan et sa conipaignie entra en la conté de
Bourgoigne et eu gasta une grande partie, tant par l'espée
que par le feu et par voleries ; et après , il se retrait en
aucuns chastiaux avecques ses complices, lesquels chastiaux
il avoit par avant garnis. Adoncques le duc et conte de
Bourgoigne, lequel avoit avec soy en son aide le roy de
Navarre, le duc de Normendie, le conte de Flandres, le
conte d'Estampes , si assembla grant ost et s'en ala tenir
siège devant le chastel messire Girart de Monfaucon que
on appeloit Chaussi (1), et tint ilec son siège par l'espace de
six sepmaines , et le prist. Et puis se retira vers la cité de
Besançon, laquelle cité estoit du costé et de la partie mes-
sire Jehan de Chalons. Et quant il ot esté une pièce devant
ladite cité , il présentèrent trièves d'une partie et d'autre
juscjues au nouvel temps, car l'ost n'a voit pas vivres à vo-
lenté, et ainsi demoura la chose imparfaite.
Item, en ce meisme an , le quatorsiesme jour de juing, il
ot si grant feu au Lendit de Saint-Denis tant en draps
comme en autres denrées, que toutes furent arses, si que c'es-
toit grant pitié à veoir ; et s'en départirent pluseurs person-
nes povres qui estoient venues riches.
Item , le secont jour de juillet, le roy Plielippe ot un
enfant né de sa femme au bois de Vincennes, lequel fu ap-
pelé Plielippe, en baptesme.
Item, la veille de la Magdaleiuc ensuivant, qui fu au
(!) rJumm. Aujourd'liui Chausùn , bourg à fiuatrc lieues de «o/e,
31.
366 LES GRANDES CHRONIQUES,
dimenclie, Hugues de Crusy ( 1 ), chevalier, né de Bouvgoigne,
lequel avoit esté n'avoit guère prévost de Paris , et après
seigneur de Parlement (2), fu accusé de divers crimes et
convaincu tant comme très faux juge, lequel fucondempné
à estre pendu au gibet de Paris.
Item, le quatriesme jour d'aoust, il fu grant tempeste
de tonnoire environ Paris et espécialement environ le bois
de Vincennes, par telle manière que les tentes et les
courtines, lesquelles avoient esté faites pour le regart de la
royne de France, laquelle avoit eu fds c'est assavoir mon-
seigneur Phelippe qui fu duc d'Orliens, furent à terre
trébuclîiées ; les murs et les maisons chéoient ; le pignon à
la tente de la royne fu abattu ; un gros arbre fu esracliié
de terre, et si ot des gens mors, si comme l'en disoit. Et
briefvement il n'y eut personne audit bois qui ne eust
très grant paour au cuer.
Item, en ce temps, il sourdi une très grant dissencion
entre le roy de France Phelippe et le roy d'Angleterre
Edouart, pour la destruction du chastelde Xaintes en Poi-
tou, laquelle avoit esté faite par messire Charles, conte d'A-
hniçon , frère du roy, et par le conte de Gyen (3), et pour
aucunes villes et forteresces; lequel messire Charles de
Valois, père du roy Phelippe, avoit esté envoie en Gascoi-
gne de par le roy Charles contre le roy d'Angleterre
Edouart qui à présent règne, pour contumaces par luy
(1) Crusy. On trouve au Trésor des chartes, sous le mois de septembre
M'èQ : « Donatio cujusdam domus sitae Parisiis in vico Pavato (rue Pavée)
» qu:e quondam fuit Hugonis de Crusiaco, dalœ duci Lotharingiœ. »
(2) Seigneur de Parlement. Ces mois, qui manquent dans beaucoup de
manuscrits, repondent au latin de la continuation de Nangis : « Et poslcà
» in numéro magistrorum regalis palalii sublimatus. » Les historiens du
Parlement qui n'ont pas mentionné son genre de mort ont fait de H. de
Crusy un premier président de la cour du Parlement.
(3) dijen. La plu-asc françoisc est longue cl obscure. Je crois qu'il
s'agit ici du comle d'£((, qui avoit brùlc Saintes en 1326.
(1336.) PHELIPPE DE VALOIS. 3fi7
faites; si avoit pris et destruit ledit chastel de Xaintes et
autres villes et forteresces , par force d'armes ; lesquelles
choses Edouart, roy d'Angleterre, quéroit qu'elles luy fus-
sent restituées et rendues. Pour lesquelles demandes et
responses pluseurs messages eussent esté envoies en Angle-
terre et d'Angleterre en France ; mais nul accort n'y pot
estre mis, car messire Robert d'Artois empeschoit moult
la chose, si comme l'en disoit communéement.
Item, en ce meisme an, vint une très grant guerre entre
le roy d'Espaigne et le roy de Navarre, pour la garde d'une
abbaye assise entre les deux royaumes ; mais à la parfin, à
larequeste du pape et du roy de France, messire Jehan de
Vienne, arclievesque de Rains, (1) procureur d'une partie et
d'autre c'est assavoir du pape et du roy, il furent mis à
bon acort.
Item, en ce meisme an, très grant et soUemnellcs allian-
ces furent confermées entre le roy de France et le roy d'Es-
paigne.
Item, en ce temps, quant Edouart vit que le roy de France
Phelippe vouloit soustenir la partie des Escos pour les
alliances que Phelippe-le-Bel, son oncle, avoit faites avec
lesdits Escos, il fist un grant appareil de nefs en la mer, et
puis fist unes grans alliances à Loys de Bavière qui estoit
escommenié et de l'empire privé, lequel luy promist aide.
Adonques furent très grans commocions de bataille entre
les deux roys. Si furent fais et ordenés amiraux tant en
terre comme en mer (2).
(1) Procureur. C'cst-ii-dirc : Etaiil procureur.
(2) Voyez Rijmer, nouvelle édition, vol.ii, pnge 9oG. Edouard, sous la
date du i\ janvier (1337), nomme pour ses amiraux Guillaume de Mon-
tagu, Robert d'Uffort cl Jehan de Uoss.
368 LES GRANDES CHRONIQUES.
XVI.
Cornent les Flamens se tournèrent de la partie au roj cV Angle-
terre par Jaques cVyirthei'elt, et de pluseurs incidences.
L'an mil trois cent trente-sept, la guerre qui estoit entre
niessire Jehan de Chalons et le duc et conte de Bourgoigne,
comme devant est dit, fu par le roy de France pacifiée
et mise en bonne pais. Item, environ la feste de monsei-
gneur saint Jehan-Baptiste, il apparu une comète laquelle
fu née au signe de Gémeaux, par la raison de l'esclipse de
l'an précédent qui avoit esté le troisiesme jour de mars,
par Mars et par Saturne, si comme les astronomiens (1) di-
soient. Et encore disoient que, pour la cause du signe auquel
elle avoit esté engendrée, que elle signefioit habondance
de sanc corrompu, dont il se de voit ensuivre maladies.
Et pour la raison de Mars qui estoit au signe de scorpion,
il signefioit fausseté, fraudes, mensonges, larcins, guerres.
Et pour la raison de Saturne, convoitises, extorcions, ran-
cunes , haines , machinacions , inobédiences , misères de
cuer, mort, rumeurs espoentables et paour et pluseurs au-
tres choses tant en princes , en barons, en gens d'églyse,
comme en autres choses de terre ; c'est assavoir, en bestes à
quatre pies , en poissons et es yaux doivent estre moult
d'inconvéniens.
Item, environ la feste de Toussains, les gens au roy d'An-
gleterre pristrent un cliastel au roy de France que on appelle
Paracol (2), en Xantonnois, etardirent les villes qui estoient
(1) Les Asiroiiomiens. Continualion françoisc de Nangis: Maislrc Jeiifffuij
de Meaulx.
{p.) Paracol. Ce doit cire Parcoul , sur la frontière du Périgord et de la
Sainlonge, aujourd'hui département de la Dordogno, et sur la rivière de
JN'izonne. Velly nomme la forteresse ; Palencourl.
(1337.) PIIELIPPE DE VALOIS. 3G9
prochaines audit chastel, et si tuèrent pluseurs personnes
au pays.
Item, en ce temps, l'en disoit communément que le roy
d'Angleterre ne vouloit pas seulement envaïr le royaume
de Fraiice , mais il y vouloit entrer ; si ne savoit le roy de
France par quelle part il y vouloit entrer. Adonc luy con-
vint faire garder toutes les contrées de son royaume, et les
faire garder viguereusement et deffendre. Toutes lesquelles
clioses estoient conseilliées et ordenées par le conseil de
messire Robert d'Artois , si comme l'en disoit communé-
ment.
Item, depuis que le devant dit cliastel de Paracol fu pris,
un noble homme de la Langue-d'Oc, lequel avoit nom
Ernaut de Myraude, fu pris pour ce que par luy avoit
esté traitreusement ledit chastel pris des Anglois ; pour
laquelle cause il ot la teste copée à la Place aux pourciaux (I)
à Paris, et puis fu mené au gibet et pendu.
Item , en ce meisme an , pluseurs villes et chastiaux
furent pris en Gascoigne par le connestable du roy de
France, le conte d'Eu, le conte de Foy, le conte d'Armagnac
et plusems autres nobles de la Langue-d'Oc au dit pays.
Item, en ce meisme temps, Nicolas Buchet, né du Maine (2)
et trésorier du roy de France, ardi un port ou ville en An-
gleterre qui estoit appelé Portevive (3), avecques pluseurs
autres villes, et si ardi toutes les villes de Guernesei, excepté
uii chastel, si comme l'en disoit.
Item, en ce temps, orent les Escos moult à souffrir par
les Anglois; mais le roy de France ne leur aida point, si
comme tenu estoit. Et assez tost après, nouvelles vindrent
{i) La Place aux Pourceaux ctoit située non loin de la porte Saint-
Ilonorô, entre l'église Sainl-Roch et le Palais-Royal. — Mijrande. Va-
riante de ISormcndie.
(2) Buchet ou Deltuchet.
(3) Portevive. C'est Portsniouth.
370 LES GRANDES CHRONIQUES,
que le roy d'Angleterre devoit descendre au royaume de
France et apliquier à Bouloigne. Adonc le roy de Navarre,
le conte d'Alençon, frère du roy de France, avecques aucuns
gens du royaume , se partirent pour aler encontre le roy
d'Angleterre avec leur ost. Mais le roy anglois ne vint né
contremenda; si s'en retournèrent nos gens, sans riens
faire.
Item, en ce meisme temps, il avoit gens en la court du
roy en habit de religion, je ne sais dont il estoient venus ;
mais il avoient entention de empoisonner le roy et tous ceux
de sa court ; lesquels furent pris et emprisonnés ; mais je ne
peus savoir la fin de eux quelle elle fu.
Item, environ ce temps, il avint que le roy d'Angleterre
avoit envoie en Gascoigne monseigneur Berai't de Lebret (1)
pour commencier la guerre, et si avoit envoie en Flandres
pour faire amis et alliances ; — car il véoit bien qu'il ne po-
voit bonnement venir à sa volenté se il n'avoit Flandi'es de
sa partie. Quant le conte sceut ce, si fist faire un parlement
à Bruges ; et quant le parlement fu fait , il fist prendre un
chevalier de Flandres que on appelloit Courtrisien (2) ; pour-
quoy ceux de Gant se couroucièrent, si que il distrent que ja-
mais n'entendroient en parlement s'il ne leur estoit rendu.
Mais le conte qui ceste chose avoit faite par le commendement
du roy de France luy fist coper la teste, pour ce que l'en luy
mettoit sus qu'il avoit receu les deniers du roy d'Angleterre
contre le roy de France. Quant ceux de Gaut soi-ent que l'en
luy avoit copé la teste, si envoièrent à ceux de Bruges qu'il
leur voulsissentaidier contre le conte, dont les unss'yaccor-
dèreiït et les autres non. Quant le conte sceut qu'il y avoit
(1) De Lebret. D'Albret. Son père Amonjcu, sire d'Albret, l'avoit
tléshéritc pour avoir pris le parli des Anglois. (Voyez le P. Anselme ,
lome VI, page 221.)
(2) Courtrisien. On le nomme aussi Zcijer, chevalier de Courlray.
(1337.) PHELIPPE DE VALOIS. 371
(le ceux de Bruges aliés avec ceux de Gant, il ala à Bruges,
et ceux de Bruges s'armèrent et vindrent contre luy au
uiarchié. Et le conte et messire Moriau de Fiennes vindrent
à bannières déploiées contre eux. Ilec commença la bataille
moult fière ; mais en la parfin convint le conte reculer en
son liostel, et d'ilec s'en ala à Maie. Et après ce, le roy d'Angle-
terre envoia en Flandres monseigneur Gautiei' de Mauni,
en la fiance d'aucuns amis qu'il avoit en Flandres , et en-
voia aveques luy grant foison d'archiers, et arrivèrent en une
ville qvie on appelle Cachant (1) qui est avi conte de Flan-
dres. Quant le conte le sceut , si assembla des gentilshom-
mes pour aler encontre ; mais les Anglois pristrent port et
entrèrent en Ville, et boutèrent le feu partout. Si avint que
ceux c]ui en ladite ille estoient , vindrent à l'encontre des
Anglois et se combattirent à eux; mais en la fin, il furent
desconfis ; et fu mort messire Jehan de Rodes, et tout plein
de gentilshommes de Flandres ; et y fu le bastart de Flan-
dres Guy, frère au conte de Flandres, pris, et le menèrent
en Hollande. Et piiis retrairent les Anglois qui estoient
demourés, car il y en avoit eu pluseurs mors, et alèrent en
leur pays. Quant le roy de France entendi que les Flamens
estoient esmeus sur les Anglois pour la cavise devant dite, si
leur fist requerre qu'il se voulsissent alier à luy, et il leur
quitteroit tous les liens auxquels il estoient liés à luy et à ses
successeurs, excepté la sentence. Après, envoia le roy d'An-
gleterre en la ville de Gant, de Bruges et de Ypres, et fist
traittier aux maistres des gardes, tant que, par dons et par
promesses, il les accorda avecques luy. Et pour ce que ceste
cause ne povoit mie estre démenée par tous ceux qui de la
partie au roy d'Angleterre estoient, si firent eslever un
homme en la ville de Gant de moult cler engin que on ap-
(1) CachœU. Ou Catsanl, non loin de l'Écluse.
372 LES GRANDES CHRONIQUES,
pelloit Jaques de Aithevelt(l). Il avoit esté, avec le conte de
Valois, oultre les mous et en l'iUe de Rodes, et puis fu
valet de la fruiterie monseigneur Loys de France. Et après
vint à Gant dont il fu né, et pristàfemme vme brasseresse
de miel. Quant il fu ainsi esleu, si fist assambler la com-
mune de Gant et levir montra que sans le roy d'Angleterre
il ne pooient vivre ; car toutes Flandres est fondée sus drap-
peiùes, et sans laine on ne puet draper; et pour ce, il looit
que l'en tenist le roy d'Angleterre ami ; lors respondirent
qu'il le vouloient bien. Quant Jaques d'Artlievelt vit qu'il
avoit l'acort de ceux de Gant, il assembla ses gens et vint à
Bruges, et ceux de la ville le receurent à grant joie; puis
vint à Ypres, à Bergues, Cassel et à Furnes, et tous luy
firent obédience.
Quant les messages au roy d'Angleterre virent ce , si
firent assambler les trois villes à Gant ; ilec monstrèrent
que le roy d'Angleterre estoit le plus puissant des crcs-
tiens, et que si les trois villes ne s'alioient ensemble et
qu'il ne préissent la cure et le gouvernement du pays par
leur forces , le conte de Flandres qui devers le i-oy estoit
ne leur lairoit mie faire leur volenté. Tantost féirent ilec
leur aliance si fort , par foy et par serement , présent le
conte de Guérie , que les gens au conte de Flandres n'i
avoient povoir. Puis vindrent vers le conte et luy requis-
trent que ceux qui estoicnt banis par consplracion ou par
autres mauvaistiés fussent rappelles. Et le conte l'ottroia
aux trois villes. Puis envoièrent par toutes les villes et
cliastellerics de Flandres, capitaines de par eux qui le
pais gouvernoient avec les banis qui entrés y estoient. Mais
pour ce qu'il se doulîtoient des gentilshommes qu'il ne leur
(1) On ne rclrouvc pas ailleurs les mômes détails sur Jacques d'Artc-
velt, dont les parlis ont tant exploité la réputation.
(1337.) PHELIPPE DE VALOIS. 373
peussentcontraitier (1) à leur rebellions faire, si les pristrent
en ostage et mandèrent par toutes les chastelleries que sur
leur vie venissent se mettre en prison à Gant. Tantost il
vindrent, quar il n'osèrent désobéir.
Quant les gens au roy d'Angleterre virent qu'il estoient
asscurés du pays de Flandres, il s'en alèrent et le distrent
au roy d'Angleterre, et tantost leur envoia des laines à
grant foison. Quant le conte de Flandres vit que la chose
aloit par telle manière, si vint à Gant pour savoir se il les
pourroit retraire hors de leur erreur. Mais quant il fuavec-
ques eux, il le tindrent bien fort ; et quant le conte vit
qu'il ne pourroit eschapper, si se feixit qu'il vouloit estre
de leur partie , et le vestirent de leurs paremens et il les
porta. Un jour pria les dames de Gant de disner avec luy ;
et avoit appareillé un moult riche disner ; et quant il ot
oï sa messe, il dit qu'il vouloit aler voler (2) ; puis monta et
s'en ala sans revenir, et ainsi failli la feste. Quant le roy de
France sceut ces nouvelles que le conte de Flandres s'en
estoit venu par devers luy , si fist le roy escommenier
aucuns de Flandres, de par le pape, et espécialement ceux
de Gant; et y fvuent envoies, de par le roy, l'évesque de
Senlis et l'abbé de Saint -Denis Guy de Chartres, si en
furent un pou plus refroidies.
(1) Conlranicr. Servir, aider, agir de concert.
(2) Voler. Ciinsser aux oiseaux de proie.
32
371 LES GRANDES CHRONIQUES.
XVII.
Conicnl le roy d'Anglclcrre passa mer el fisl aliances aux Ale-
maiu; el cornent le roy de France Phclippe assembla grant osl
pour aler à rencontre de lu y.
L'an de giace mil trois cens trente-lmit, le roy d'Angle-
terre Edouart passa mer à grant ost, et amena sa femme
avec soy, laquielle estoit suer au conte de Hainaut et nièce
au roy de France, et s'en alèrent es parties de Brebant. Et
depuis se transporta ledit roy d'Angleterre en Alemaigne,
et ilecques fist moult grans aliances; et premièrement avec
Loys, duc de Bavière, qui se tenoit pour empereur, jasoit ce
que ledit Loys, duc de Bavière, fust notoirement escom-
menié de par le pape; et avecques lîluseurs autres nobles,
lesquiels il prist comme soudoiers par certaines sommes
d'argent à rendre à chascun selon son estât; et se la somme
d'argent n'estoit paiée à certains termes ordenés entre le
roy d'Angleterre et les soudoiers, lesdites aliances seroient
réputées pour nulles.
Et en ce meisme an, ledit roy d'Angleterre fu ordené et
institué, de par le roy et duc de Bavière Loys, en vicaire de
l'empereur ; lequiel faisoit les vocacions et les citacions ,
tant comme vicaire de l'empereur, afin que l'en peust envau-
très asprement le royaume de France : mais pou luy obéi-
rent en ce mandement.
Item, en ce meisme an, le quinziesnie jour d'avril, il
apparut une autre comète assez près de la Petite-Ource, et
estoit pou clère, et ronde, sans cheveux ; et ainsi furent en
un an deux comètes.
Item, en ce meisme temps, le roy de France Phelippe oï
dire que le roy d'Angleterre estoit alié avecques les Aleman?,
(1338.) PIIELIPPE DE VALOIS. 375
cL que son entente estoit d'envair le royaume de France.
Adoncques ledit roy Phelippe assembla un si grant est que
l'en lit pou le roy de France avoir si grant ost assemblé au
temps passé. Et s'en ala à Amiens à tout ledit ost, à ren-
contre dudit roy d'Angleterre ; si apprit qu'il n'aloit né
venoit, ains estoit avec les Allemans là où il s'esbatoit, et
ne s'esniouvoit en aucune manière pour venir en France.
Si fist le roy le dit ost despartir les frontières garnies.
Item, en ce meisme an, les gens du roy de France pris-
trent en mer deux nefs moult notables, cliargiés de grant
quantité de biens, lesquielles estoient au roy d'Angleterre;
et là ot moult grant assaut et fort, tant d'une partie comme
d'autre; et dura ledit assaut près de un jour entier. Et y ot
des Anglois mors près de mil, et des nos pluseurs mais non
pas tant; et estoit l'une des deux nefs ajipellée Edouarde, et
l'autre Cliristofe ; et en icelle journée guaignièrent ceux
de par le roy de France moult de biens.
En ce meisme temps, les Escos pristrent trieves aux An-
glois de la volenté au roy de France, et ne coururent point
les uns sus les autres cel an (1).
Item, en ce meisme an, comme les Flamens, et meisme-
ment ceux de Gant, souffrissent moult d'injures et de griefs
du conte de Flandres, si comme il disoient, si se commen-
cièrent à rebeller contre ledit conte, et firent tant qu'il fal-
lut que ledit conle se despartist de Flandres. Et firent lesdis
(1) Il faudroit plutôt dire que ce fut en dépit du roi de France que les
Ecossois gardèrent la trêve conclue l'année précédente, bien que le con-
tinuateur de Nangis dise : « Scpti, quia inter ipsos et regem Anglix in-
» duciaî erant, ad voluntateni tanien régis Franciœ contra Anglicos niliil
» feccruQt. » (Fo 101.) Mais je suis porté à accuser l'un des premiers
scribes des Chroniques de Saint-Denis d'avoir omis ici une négation. Ce
seroit donc aux instances du roi de France que les Ecossois auroicnt, celle
année, rompu les trêves. Voyez dans Froissart le curieux récit de l'attaque
et de la prise du château de ilaudeboimj ou uaindebounj, en 1310, par
nicssirc Guill.iume de Douglas (liv. 1, part. I, chap. 131).
376 LES GRANDES CHRONIQUES.
Flaniens grans aliances aux autres villes de Flandres et se
couiraencièrent à rebeller contre les Gros des bonnes villes,
et ordenèrent l'un d'eux pour estre leur capitaine, lequiel
avoit à nom Jacques de Artlievelt, et firent moult de griefs
et de mavix aux bourgois des bonnes villes qui portolent la
partie au conte de Flandres et les blasmoient de ce qu'il
faisoient contre leur seigneur. Et nonobstant tout ce qu'il
faisoient au conte et aux Gros des bonnes villes, si disoient-il
tousjours qu'il n'entendoient à faire aucune chose contre le
roy né contre le royaume; mais il le faisoient pour les des-
mérites du conte et des Gros qui avecques luy estoient.
Item, en icestui an, fu pris par les gens au roy de France
un cliastel très garni , lequiel estoit appelle Penne (1) en
Aginois, et si en ot d'autres qui furent pris audit pays, mais
non pas de si grant renom.
Item, en ce meisme an, une bonne ville d'Angleterre,
laquielle est ajipellée Hantonne (2), fu prise et ainsi couime
toute arse, par les gens au roy de France, et dégastée.
Item, en ce meisme an, le roy de France Plielippe con-
ferma aucuns privilèges de Normendie et renouvella , et
pour ceste cause il s'appareillièrent d'aler en Angleterre à
très grant effort; mais toutesvoies, riens n'en fu mené à
effect.
Et en ce temps , le seigneur de Harecourt , lequiel piéça
avoit esté non mie conte de l'autorité royal, fu par titre
d'ores en avant, appelle conte de Harecourt.
(Item, en ce meisme an, Pierre Rogier, archevesque de
Ilouen^ fu fait cardinal.)
(1) Penne ou Pennes, aujourd'hui ville et chef-lieu de canton du dépar-
tement de r.ot-ct-Guronne.
(2) Hantonne, aujourd'hui Soulhamplon. (Voy. Froissart, liv. 1, part. 1,
chap. 80.)
(133U.) PHELIPPE DE VALOIS. 377
XYIII.
Cornent le roy de France Plielippc Ju desfraiidé par mauvais
conseil. Cornent il attendit jusques à l'ende main pour combat-
tre au roy d'Angleterre , et cornent en cesie meisme nuit
ledit roy d'' Angleterre s' enfui.
L'an de grâce mil trois cens trente-neuf, deux chastiaux
très fors furent pris en Gascoigne par les gens du roy de
France, c'est assavoir, le Bourc et Blaive. Et audit chastel
de Blaive furent pris le sire de Caumont et le frère au sire
de Lebret (l) et aucuns autres nobles.
Itein, en ce nieisnie an, vine ville qui est en la conté d'Eu,
laquielle est appellée Treport , fu arse avec une abbaïe
qui estoit en ladite ville, par les gens au roy d'Angleterre.
En ce meisme an, les soudoiers de Gennes qui avoient
gardé en la mer tout l'esté, avec les Normans , les Picars et
les Bretons mariniers, lesquiels avoient moult domaigié le
royaume d'Angleterre, environ la saint jMicliiel s'en retour-
nèrent en leur pays.
Item, environ ladite feste de saint Micliiel, le roy d'An-
gleterre Edouart assembla un grant ost d'Anglois, de Bre-
bançons, d'Alemans soudoies et d'aucuns pilliars, pour le
royaume de France envaliir. Auquiel roy d'Angleterre le roy
de France désirant moult obvier, assembla un très grant
ost fort et hardi à Saint - Quentin , en Vermandois, et
comme il ne voulsistpas entrer es termes de l'empire, mais
dissimulast la bataille par un pou de temps en atendant
son ost, le roy d'Angleterre endementicrs entra au royaume
de France très cruellement et ardi une partie de Teriaschc,
(1) Lcbrct ou Alljicl.
32.
378 LES GRANDES CHROxNIQUES.
pilla et gasta le pays. Et comme le roy de France par
delà estoit pour luy obvier et de ce il n'en fist semblant,
l'en ne savoit par quel conseil ; adoncques commença un
grant esclandre, non pas seulement en l'ost mais par tout
le royaume, contre le roy. Quant le roy ot oi ces nouvelles,
il se parti pour aler à l'encontre de luy, et s'en ala à une
ville qui est ajîpellée Buirenfosse (1), à un jour de vendredi.
Lors le roy, qui plus ne voult la guerre dissimuler, si s'arma
et commença à amonester les autres à eux combatre ver-
tueusement et hardiement. Adoncques vindrent aucuns
grans seigneurs qui estoient dans l'ost et distrent au roy
c|ue ce n'estoit pas chose convenable de soy combattre, pour
quatre choses : la première si estoit car il estoit vendredi ;
la seconde cause quant luy né ses chevaux n'avoient beu ne
mangié; la tierce cause car luy et son ost avoient chevau-
chié cinq lieues grans sans boire et sans mengier; la qua-
triesme cause, pour la grant difficulté d'un pas qui estoit
entre luy et ses anemis. Ces choses dites, il conseilloient au
roy que il atendist jusques à l'endemain pour soy combat-
tre; et jasoit ce que le roy ne s'y voulsistacorder, toutes voies
fu-il tant mené qu'il s'i acorda ainsi comme maugré luy; et
lors commanda à tous que l'endemain chascun s'appareil-
last à la bataille; laquielle dilacion et lequiel conseil tourna
à très grant dommaige avi roy et à tout le royaume (2). Car
quant le roy d'Angleterre sceut la puissance du roy de
France, il se départit de environ mienuit et se retrait en
l'empire. Et ainsi fu le roy de France Phelippe défraudé
dont il fu moult courroucié, et s'en retourna en France
sans riens faire. Et assez tost après se commencièrent les
(1) Buirenfosse ou Buiroiifosse , aujourd'hui bourg du département de
l'Aisne, à trois lieues de La Chapelle.
(2) On peut croire que le souvenir de cette première faute entraîna
plus tard les Icmcritcs de Crécy, de Toiiiers et d'Azincourl.
(1339.) PHELIPPE DE VALOIS. 379
Flainens à rebeller et par espécial ceux de Gant; et à l'énov-
teinent de Jacques d'Artlievelt , il firent hommage au roy
d'Angleterre comme roy de France , et laissièrent leur
droit seigneur, comme faux et traistres qvi'il estoient.
Quant le roy d'Angleterre qui n'avoit guères estoit venu
à l'Escluse en Flandres , sceiit l'entencion et la volenté
que les Flamens avoient à luy, si s'ordena de passer en
Angleterre pour avoir or et argent de ses sougiés, afin qu'il
peust assembler un graut ost pour estre en l'aide des Fla-
mens contre le roy de France.
Item, ce meisme an, pluseurs de l'éveschié de Cam-
bray et de Teriasclie ardirent pluseurs villes en la terre
monseigneur Jehan de Hainaut. Lors manda ledit monsei-
gneur Jehan de Hainaut à monseigneur Jehan de Vervins (1)
qui là estoit capitaine de parle roy de France, qu'il se voul-
sist combattre à luy; si le récent ledit monseigneur Jehan
de Vervins très volentiers et fu certaine journée assignée
pour eux combatre, c'est assavoir le jour du juedi absolu,
en l'an dessus dit : à laquielle journée ledit messire Jehan
de Hainaut ne manda né contremanda, mais malicieuse-
ment d'autre partie se tourna, et s'en ala vers une ville que
on appelle Aubenton, de laquielle ville les gens pour partie
s'en estoient aies avecques monseigneur Jehan de Yervins à
ladite journée, pour eux combatre contre ledit messire Jehan
de Hainaut; et icelle ville il pilla et ardi.
En ce meisme an, les fourbourgs de Bouloigne-sus-la-
Mer, avecques aucuns vaissiaux qui estoient au rivage de la
mer, furent ars par les Anglois.
(1) Jehan de Vervins. Froissarl le nomme, souvent Jehan de Beaumont. Il
rloit de la maison de Coucy. Au reste , col historien qui raconte avec
complaisance la iirise d'Aui)cnlon par Jean de Ilaynaut , son héros df
prédilection, ne dit rien de l'ol'fre de combat singulier qui en fut la cause
première. (Voy.liv. 1, part. l,chap. 101 cl 102.)
380 LES GRANDES CHRONIQUES.
XIX.
Coinenl le roy Phelippe esmeiit granl ost contre FlaincnSy Bre-
bançons et Hanuiers; et cornent il eiwoia son ai/isnc//ls, mes-
sire Jehan de France duc de N or mendie , pour gaster et
destruire la terre de Hainaut.
L'an de grâce mil trois cens quarante fu de misère et
de confusion ; car entre les deux roys chose ne fu faite
fjui mérite louenge. Mais, comme es deux ou es trois années
devant passées, moult de griefs furent fais aux églyses de
Dieu, et aux povres moult de exactions très grevables à
tout le commun peuple. Et meismement en cest an ont
encore plus efï'orciement couru ; nonobstant que ce n'ait
pas esté au profit né à l'utilité de la chose publicjue des
deux royaumes. Dont grant doleur a esté, mais à la déshon-
neur et confusion de toute la claestienneté et de sainte uni-
versal mère églyse, de laquielle les deux devant dis princes
meismement etprincipaument deussent estre deffendeurs et
sousteneurs.
Item, en ce meisme an, le roy d'Angleterre cjui estoit
aUé avec les Flamens et meismement avec ceux de Gant,
si se départi de Flandres et passa en Angleterre, si comme
l'en disoit , pour assembler deniers et aide et ledit roy
luissia en son lieu le conte de Salebière et le conte de Auxone
es parties de Flandres (1). Si orent les deux contes conseil
et délibéracion ensemble de asségier Lille en Flandres.
(2) En ce temps gisoit la royne d'Angleterre d'enfant à St-
(1) Guillaume de Monlagu, comte de Salisbury. Au lieu du comte
d' Auxone ou OJîo««e;, c'est-à-dire Oxford, Froissard nomme le comte de
Sulïolk, et les Actes de Rymcr, Henry de Lancastrc, comte de Derby.
(2) Ce paragraphe n'est pas dans la continuation de Nangis.
(1340.) PHELIPPE DE VALOIS. 381
Bavon, à Gant, et estoit demouré avecques luy l'évesque de
Nicliole (1) ot monseigneur Guillaume de Montagu. Quant
la royne fu relevée, si vint monseigneur Guillaume de Mon-
tagu à Ypre , et tantost le requistrent ceux d'Ypre que
pour Dieu il leur voulsist aidier à oster une compaignie de
Genevois (2) qui estoient près de eux, à une ville que on appel-
loit Armentières ; et il leur respondi que volentiers il le fe-
roit, et que il iroit avecques eux, mais n'avoient mie moult
de gent. Si luy respondirent ceux d'Ypres que assez de gent
luy livreroient. Lors assemblèrent grant quantité d'Anglois
et de Flamens et ordenèrent leur batailles , et passèrent
oultre le Lys, et vindrent à Armentières , et gaignièrent la
ville sus les Genevois, et boutèrent le feu par tout. Et puis
oient conseil avec le conte de Salebièi-e et le conte d'Auxone
d'asségier Lille en Flandres et se mistrent au chemin, et
s'en alèrent en une abbaie que on appelle Marquetés. Là
ordenèrent leur batailles et les firent ilecques attendre; et
lors se départirent avec le conte de Salebière et avecques ledit
messire Guillaume (3) environ deux cens personnes pour aler
veoir de quelle part il porroientplus ladite ville de Lille gre-
ver; et endenientres qu'il estoient ilec, ceux de la ville
issirent hors par derrière, et avec eux un chevalier que on
appelloit le seigneur de Rebais qui les concluisoit, lequiel
enclost le conte de Salebière et le dit messire Guillaume et
ceux qui avecques eux estoient entre soy et ladite ville de
Lille. Et lors ledit seigneur de Rebais leur courut sus avec-
ques ceux qui estoient issus de la ville, et là fu getté jus de
son cheval de cop de lance le conte de Salebière, et fu
inaleinent navré ; et ledit messire Guillaume fu pris et les
(1) Kichote. Lincoln.
(2) Uencvoh. Génois. Froissart n'a pas parle de ccUc prise tXAnnenii'e-
res, petile ville située à deux lieues de Lille, vers Ypres.
(3) Guillaume, C'est-à-dire le comte d'OxI'ord.
382 LliS GRANDES CHRONIQUES,
autres Anglois et Flaïuens desconfis, et s'en fuirent pour
partie. Là fu mort un moult riche baron d'Angleterre et
moult preux qui avoit à nom monseigneur Guillaume de
Quilain (1). Quant ceste chose fu finée, si se parti le sire de
Rebais, et mena le conte de Salebière au roy à Paris, et le
fist mettre en Chastelet à Paris , sous certaine garde.
Item, en ce meisme an, les Flamens, les Brebançons et
les Hanuiers offrirent pais au roy de France sous certaines
condicions, lesquelles le roy ne leur voult passer né ottroier;
et ainsi se partirent leur messages sans riens faire.
Item, en ce meisme an, le roy de France esmut un grant ost
contre les Flamens, les Brebançons et les Hanuiers, et s'en
alla à Arras. hî\ attendi que son ost fust assemblé , mais
endementres qu'il assembloit son ost, il envoia son ainsné
fils messire Jehan de France, duc de Normendie, pour gaster
la terre au conte de Hainaut, lequel (2) assembla un grant ost
à Saint-Quentin en Vermandois, et s'en ala à Cambray. Et
quant il fu à Cambray, il manda assez tost après toutes les
connestablies qui estoient sus les frontières, qu'il venisent à
luy ; et quant elles furent toutes venues, il s'en ala assé-
gier un chastel c[ue on appelle Escandeuvre (3), et fist drescier
les engins et gietter dedens jour et nuit. Si n'avoit encore
pas sis ledit monseigneur Jehan de France quinze jours
(1) De Quilain. Variantes : De Clibun. Ce doit être le même dont par-
lent ainsi Froissarl et le continuateur de Nangis. Le premier : « Un
» écuyer jeune ot pris du Limousin , neveu du pape Clément , qui
» s'appeloit Raimont ; mais depuis qu'il fu créante prisonnier fu-il occis,
» pour la convoitise de ses belles armures ; dont moult de gens eu furent
» courouciés. » — Le second : « Ibi cliam quidam nobilis intcrfcctus est,
» cujus inimici, amputato capite, omnino celaverunt ejus nomen , et fuit
» dictum à pluribus quod ipse erat rex Anglia;... Scd finalitcr rei exitus
» contrarium comprobavit. »
(2) Lequel. Jehan de France.
(3) Escandeuvre ou Escaitdœuvres est un village aux portes de Cambray.
Ce qui suit n'est plus reproduit dans la continuation de Nangis.
(1340.) PHELIPPE DE VALOIS. 383
ilevant ledit chastel, quant le roy «le France vint an siège ;
et sitost comme le roy fn là venu , tous les liaus hommes
(lu royaume le suivirent, et assembla alors si grant ost que
ce fu merveille. Et au cliief de trois sepmaines, se rendirent
ceux du chastel, sauves leur vies et tout leur avoir que il
emportèrent, et il livrèrent le chastel. Quant les gens du
roy furent dedens, si commenda le roy que tout fust mis par
terre (1). Après, ala asségier un autre chastel qui estoit à
l'évesque de Cambray, que on appelloit Tun l'Evesque (2),
lcc|uel scoit sus la rivière de l'Escaut , et y fist gietter des
perières et des mangonniaux. Mais ceux dedens se deffen-
dirent si bien que on ne gaigna riens sus eux.
Il avoit un chastel assez près de eux qui estoit au conte
de Hainaut que on appelloit Bouchain, duquel la garnison
qui estoit dedens faisoit mainte course sur l'ost au roy de
France. Et ne demoura mie moult que le duc de Brebaut
et le conte de Guérie et grant partie du pays de Flandi'es
vindrcnt pour lever le siège de devant Tun-l'Evesque ; et
estoient à l'un des costés de la rivière et le roy à l'autre.
Mais à la fois venoient courir les uns sus les autres parmi
pons qu'il avoient fais, et y ot moult de bons poignéis. Et y
fu fait chevalier à l'un des poignéis monseigneur Phellppe,
iils au duc de Bourgoigne. Quant le chastelain du chastel
vit que le chastel estoit si froissié que à peine avoit-il lieu
audit chastel là où bonnement se peust retraire sans péril,
si fist mettre tous ses biens en nefs et fist les mener oultre ;
puis fist bouter le feu audit chastel, et se mist en une nef
et sa gent avecques luy, et s'en alèrent en l'ost des Alc-
(1) Froissart, dont l'exaclitude n'csl pas comparable à celle de nos
clironiques, ne parle pas de l'arrivée du roi devant ce ch'itcau, qui, se-
lon lui, auroit clé rendu au bout de six jours par la trahison du gouver-
neur, Girard de Sassegnies.
(2) Tun l'Eve.'^quc ou Thuu. Anjourd'liui village à deux lioucs de Cam-
bra v.
384 LES GRANDES CHRONIQUES,
nians. Et le loy de France vit le cliastel ardoir; si fist
tantost ses gens entrer ens par escliielles. Et l'endeniain ,
une heure devant le jour, se parti l'ost des Alemans et des
Flamens et s'en alèrent en leur pays. Et tantost après
renvola le roy de France monseigneur le duc de Normendie
son fils et le duc de Bourgoigne pour essilier la terre de
Hainaut ; et s'en alèrent au Quesnoy, et ardirent tous les
fourbours de la ville. Puis niistrent tout le pays par lequel
il passèrent en feu et en flambe ; et passèrent à une ville
près de Yalenciennes , et là firent courir leur coureurs
devant la ville. Et quant il eurent arse toute celle partie
de la terre de Hainaut, si s'en retournèrent en l'ost du roy.
Adonc prist le roy conseil de asségier le cliastel de Boucliain
ou de départir son ost ; mais son conseil luy loua, pour ce
qu'il avoit oï nouvelles que le roy d'Angleterre devoit ar-
river à l'Escluse , qu'il féist son retrait sus les frontières
es bonnes villes, et, après, qu'il s'en alast un tour en France
pour faire liaster sa navire quant elle dcust estre preste
au-devant du roy anglois. Ainsi le fist le roy et s'en vint en
France.
XX.
De la granl desconfilure qui fa en. mer entre le navire du roy
de France et du roy d'Angleterre } et cornent Buchetfu pris
et pendu ou mat d'une nef.
En ce meisme an, l'en porta nouvelles au roy de France
que le roy d'Angleterre, qui longuement s'estoit absenté,
appareilloit très grant navire et vouloit venir en l'aide des
Flamens. Quant le roy ot oï ces nouvelles, car autrefois en
avoit oï parler, si fist tantost assambler toute la navie qu'il
pot avoir tant en Normendie comme en Piquardie, et insti-
(13iO.) PHELIPPE DE VALOrS. 385
tua deux souverains amiraux , lesquels ordonneroient et
commenderoient ledit navire , afin que le roy anglois et
messire Robert d'Artois qui estoit avecques luy fussent
euipeschiés de prendre port.
(I) Et lors, furent institues souverains de tout le navire
messire Hues Quieret, messire Nichole Beuchet et Barbe-
vaire, lesquels assemblèrent bien quatre cens nefs de par le
roy de France, et entrèrent dedens eux et leur gens avecques
leur garnisons. Si avint que Beuchet, qui estoit un des
souverains, ue voult recevoir gentil gent aveques soy pour
ce qu'il vouloient avoir trop grans gages; mais retint povres
poissonniers et mariniers , pour ce qu'il en avoit grant
marchié ; et, de tieux gens fist-il l'armée. Puis murent et
passèrent par-devant Calais et se ti'aistrent vers l'Esclusc,
tant qu'il furent devant ; ilec se tindrent tous quois, et par
telle manière que nul ne povoit entrer né issir. Si avint que
le roy d'Angleterre qui avoit ses espies sceut que le navire
au roy de France estoit passé vers Flandres. Tantost se mist
en mer, et messire Kobert d'Artois avecques luy et moult
grant foison de gentilliommcs d'Angleterre, et grant plenté
d'archiers. Quant ledit roy anglois et toute sa gent furent
près, si tendirent leur voiles en haut, et siglèrent grant
aleure vers l'Escluse, et ne targèrent guères, par le bon vent
cjue il orent, cju'il approchièrent de la navire au roy de
France et se mistrent tantost en conroy. Quant Barbevaire
les apperçut qui estoit en ses galies, si dist à l'amiraut et à
Nichole Beuchet : « Seigneurs, vez-ci le roy d'Angleterre
» à toute sa navire qui vient sus nous ; se vous voulez croire
» mon conseil , vous vous trairez en haute mer : car se
» vous dcmourez ycl, parmi ce qu'il ont le vent, le souleil
(1) La fin (lu chapitre ne se retrouve plus dans la continuation de
Nangis.
33
386 LES GRANDES CHRONIQUES.
^) elle flot de l'yaue, il vous lendiont si court que vous
» ne vous pouncs aidier. » — Adonc , respondit Nichole
Beuchet que miex se saroit (1) meller d'un compte faire
que de guerroier en mer : » Honnis soit qui se partira de
» ci, car yci les attendrons et prendrons notre aventure. »
Tantost leur dit Barbevaire : » Seigneurs, puisque vous ne
» voulez croire mon conseil, je ne me veulx mie perdre, je me
» mettrai avecques mes quatre galies hors de ce trou (2). » Et
tantost se mist hors du haie (3) à toutes ses galies, et virent
venir la grant flote du roy d'Angleterre. Et vint une nef
devant qui estoit garnie d'escuiers qui dévoient cstre che-
valiers, et ala assambler à une nef que on appelloit la Riche
de l'Eure : mais les Anglois n'orent durée à celle grant nef,
si furent tantost desconfis et la nef acravantée et tous ceux
qui dedens estoient mis à mort , et orent nos gens belle
victoire. Mais tantost après vint le roy d'Angleterre assam-
bler aux gens de France à toute sa navire , et commença
ilec la bataille moult crucle ; mais quant il se furent com-
batus depuis prime jusques à haute nonne, si ne pot plus
la navire du roy de France endurer ne porter le fès de la
bataille ; car il estoient si entasses l'un en l'autre cju'il ne
se povoient aidier ; et si n'osoient venir vers terre pour
les Flamens cjui sus terre les espioient ; et avecque ce, les
gens que l'en avoit mis es nefs du roy de France n'estoient
pas si duis d'armes comme les Anglois estoient, qui estoient
presque tous gentilshommes. Ilec ot tant de gens mors que
(1) Se snroil. Lui Bcuchct se saroit. — En mer. En pleine mer.
(2) La conlinualion de Nangis dit seulement, au lieu de tout ce qui
précède : « Licol aliqui consulerent in mcdio maris obviare sibi mcliùs
» esse ad fincm , quod nec Anglici ncc Flammingi posscnt ibi auxilium
» ferre. » J'ai regret de dire que M. Dacicr, dans les notes de Froissart,
liv. l,part. 1^ p. lOG, n'a pas bien compris cet endroit de nos Chroniques
qu'il a cite.
(3) Ilole. Varianio : IluHe. Pcul-ctre pour Uavrc,
(13ZiO.) PIIELIPrE DE VALOIS. 387
ce fil grant iiitié à veoir ; et estiinoit - on bien le nombre
Jes mors jusques près de trente mille hommes , tant d'une
part que d'autre. Là fu mort messire Hues Qiiieret ,
nonobstant qu'il fiist pris tout vif, si comme aucuns
disoient , et messire Nichole Beuchet, lequel fu pendu au
mat de la nef, en despit du roy de France. Et lorsque Bar-
bevaire vit que la chose aloit àdesconfiture, si se retrait à
Gant ; et furent les nefs au roy de France perdues ; et avec-
que ce, les deux grans nefs au roy d'Angleterre, Christoffle
et Edouarde, que le roy anglois avoit par avant perdues ,
liiy furent restituées. Et ainsi furent nos gens desconfis par
le roy d'Angleterre et par les Flamens, et nos nefs perdues
exceptées aucunes petites nefs qui s'en eschappèrent. Et
avint ceste desconfitiire par l'orgueil des deux amiraux ; car
l'un ne povoit souffrir de l'autre, et tout par envie ; et si
ne vouldrent avoir le conseil de Barbevaire, comme devant
est dit : si leur en vint mal ainsi comme pluseurs le témoi-
gnoient.
Quant la chose fu 6née, et cpie le roy d'Angleterre ot eu
celle grant victoire , lequel roy fu navré en la cuisse, mais
oiiques n'en voiilt issir de la nef pour celle navreure ; et
toutes voies messire Robert d'Artois et les autres barons
d'Angleterre pristrent terre à l'Escluse et se reposèrent
ilecques. Ceste bataille fu faite la veille de la nativité mon-
seigneur saint Jehan-Baptiste, l'an de grâce mil trois cens
quarante (1).
Quant la royne d'Angleterre qui estoit à Gant sceut que
le roy son mari estoit arrivé, tantost se mist à la voie vers
l'Escluse, et le loy se gisoit en sa nef; car il avoit esté bles-
ciéenla cuisse, et tenoit son parlement avec ses barons sus
le fait de sa guerre. Quant le conseil fu départi, si se mist la
(1) Le 23 juin.
388 LES GRANDES CHRONIQUES.
loyne en un batel et vint à la nef du roy et Jacques de
Aithevelt avec luy.
Quant la royne ot veu le roy et qu'il orent parlé ensemble,
si se reparti la royne et s'en ala vers Gant. Assez tost après
que le roy fust amendé de la blesceure qu'il avoit eue, il se
niist à terre et s'en ala en pèlerinage à pié à Nostre-Danie
d'Hardenbourc (1), et envoia ses gens d'armes et son har-
nois et ses chevaux et ses archiers vers Gant.
Quant il ot fait son pèlerinage, si s'en vint à Bruges, et
puis prist avec luy les niestiers de la ville et s'en ala à Gant
où il fu reçu à moult grant joie. Puis fist mander tous les
Alemans qui estoient de s'aliance, qu'il vinssent à luy pour
avoir conseil avecques eux sur ce qu'il avoit à faire.
Ilec fu ordené que le roy d'Angleterre feroit deux osts,
desquels il auroit un avecques ceux de Gant et de la terre
d'Alos et les princes d'Alemaigne, et s'en iroit devant Tour-
nay; et l'autre menroit messire Robert d'Artois qui avoit
avecques luy grant quantité d'archiers d'Angleterre, et si
avoit avecques luy ceux de la ville de Bruges et du Franc et
de Diquenme, d'Ypre, de la chastellerie dePoperingues, de
Cassel, de Bailleul et ceux du terrouer de Furnes, de Ber-
gues et de Bourbourc : tous ceux-ci vindrent ensemble
avecques messire Robert d'Artois vers la ville de Saint-
Omer et s'arrestèrent à Cassel , et ileccjues assemblèrent
leur gens. Le roy d'Angleterre se parti de Gant, et s'en ala
logier au Pont-d'Esplre (2), à deux lieues de Tournay : mais
le corps du roy estoit à Eslin une maison c^ui estoit à l'é-
vesque de Tournay.
(1) Uardenbourc on Ardembowg, place forte rasée, proche de i'Esc/ust;.
(2) Pont d'Espire. Ce doit être Epière, entre Courlrai et Tournai. —
Pour Eslin, ce doit être Uelchin, situé près d'Epiei-e. La lettre d'Edouard
à Philippe de Valois porte la date d'Escliyn sur l'Escaut, delès Tournai/,
cl non pas sur les champs, comme on lit dans Rymer.
(1340.) PHELIPPE DE VALOIS. aSD
XXI.
Du granl appareil cl coiiroi que le ro)' de France cl le roy d' An-
gleterre firent l'un contre l'autre, cl cornent F kuncns fu-
rent desconfis.
(1) Quant le roy de France entendit que le roy d'Angleterre
avoit ainsi son ost ordené, comme de venir asségier les deux
clés de son royaume à un cop, si assembla son ost en giant
quantité et en grant haste, et envoia le connestable de
France, le conte de Foix et le maresclial Bertran à la ville
de Tournai, à trois mille hommes d'armes. Et si envoia à
Saint-Omer le duc de Bourgoigne et le conte d'Armagnac,
à quarante-deux banières, lesquelles nous nommerons pour
la raison de la bataille. Il y i'u le duc de Bourgoigne, mes-
sire Jehan son fds, le sire de Vergi, monseigneur Guillaume
de Vergi son oncle, messire Jehan de Ferlay (2), le sire de
Pennes et son oncle le conte de Montbéliart, le sire de Rey
son compaignon , messire Jehan de Chaalon, messire Guy
Yulpins son compaignon. De Flandres y furent le sire de
Guistele, le sire de Saint- Venant, le chastelain de Bergues,
le chastelain de Diqueune. Du conté d'Artois y fu mon-
seigneur Jehan de Chastillon, niessire Moriau de Fiennes,
lé sire de Wavrin , le sire de Hamelincourt , le sire de
Querc^ui, le sire de Fosseus (3), le sire de Guilerval. Le conte
d'Armagnac avoit seize banières en sa bataille. Et le roy de
France assembla son ost qui estoit moult grant entre Lens
(1) Piien de ce précieux chaiiitrc ne se reliouve dans la conlinuation
de Wangis.
(2) Ferlay. Fielni, suivant Froissart.
(3) l'ossiius. Variante ; l'aieuuU. — fp'avvin. Variante : vunincin.
33.
390 LES GRANDES CHRONIQUES.
et Anas. Mais encore n'estoit pas advisé de quel part il
vouldroit tourner.
Or vous dirai de monseigneur Robert d'Artois qui estoit à
Cassel, et ylec assembla son ost pour venir à Saint-Omer;
mais ceux de Furnes et de Bergues qui estoient moult grant
gens et tous combatteurs estoient issus de leur pays et es-
toient venus à une lieue près de Cassel, à vme ville que l'en
appelle Bambèque, et là distrent qu'il n'iroient plus avant,
car autrefois on les avoit menés vers Saint-Omer , mais
oncques bien ne leur en vint. Quant monseigneur Robert
d'Artois ot ce oi, si prist conseil à ses clievaliers et à ceux de
Bruges, et puis s'en ala à eux à Bambèque et parla à ceux
de Furnes et de Bergues et leur dist que liardiement il venis-
sent avant, car il estoit tout asseuré de la ville de Saint-
Omer, et avoit déjà receues deux paires de lettres que si tost
comme il veuroient devant la porte, ceux de la ville les lai-
roient entrer et luy livrerolent le duc de Bourgoigne, et de
ce estoit-il tout asseuré. La mescbéant (I) gent le crurent;
si firent que fous et alèrent avant. Mais il distrent cpi'il ne
passeroient jà le Neuf-Fossé se il n'estoient mieux asseurés.
Quant messire Robert d'Artois vit qu'il les mettroit avant
par telle voie, si en ot grant joie; et fist tantost ses arcliiers
courre par la terre d'Artois et bouler le feu. Quant le duc
vit le feu en sa terre, tantost fist sonner sa trompeté et issi
ses batailles toutes oïdenées hors de la ville. Et cjuant les
arcliiers sceurent qu'il venoient, si s'en cuidèrent r'aler; mais
les gens du duc les retindrent, et entrèrent bien soixante
droitement à un pas que on appelle le pontHasequin (2). Le
(1) Meschéanl. Le mot méchanl ou méchéant n'avoil pas autrefois d'autre
sens que celui de malheureux, non fortune, mal chanceux. Puis on l'appli-
qua aux prédestinés de l'enfer; puis enfin il usurpa le sens absolu de
mauvais. Racine a dit l'un des premiers : « Le bonheur des méchans.... »
(2) Pont Uascqitin. Sur le ISeuf-Fossi, au-dessous de Saint-Omer.
(I3i0.) PHELIPPE DE VALOIS. 391
duc se tint aux champs une pièce, et quant il vit que nul
ne venoit, il s'en retourna à la ville. Lors fist messire Robert
d'Artois deslogier son ost et troussier ses tentes, et s'en vint
vers Saint-Omer. Ceux de Bruges qui avoient la première
bataille et conduisoient le charroy, s'en vindrent à une ville
]>iès de Saint-Omer que on appelle Arques; mais ceux de
Furnes ne vouloient passer le Neuf-Fossé, si comme il avoient
par avant dit. Quant messire Robert d'Artois vit qu'il ne
vouloient aler avant, si fist courre une nouvelle par devers
eux, que ceux de Bruges se combattoient et que, pour Dieu,
il les voulsissent secourre. Quant il oïrent ces nouvelles, si
laissièrent leur propos et s'en vindrent grant aleure vers la
ville. Et quant il vindrent à Arques, il trouvèrent ceux de
Bruges qui se logeoient. Endementres qu'il se logeoient,
vindrent les archiers courre jusques à la porte, et portoient
une banière des armes messire Robert d'Artois, et traioient
si dru vers la porte que c'estoit merveille. Quant ceux qui à
la porte estoient les oïrent ainsi traire, si issirent hors tout à
un cop, et coururent à eux; mais il ne les attendirent mie,
ains s'en fuirent et ceux de Saint-Omer les chascièrent jus-
ques à la maladerie, et ainsi paletoit-on moult souvent.
Mais oncques le duc né hommes d'armes ne s'en murent.
Et tant paletèrent que les Flamens furent tous logiés. Et
quant il furent tous logiés, il boulèrent le feu en la ville
d'Arqués et l'ardirent toute. Celle meisme journée vint
le conte d'Armagnac à tout son ost en la ville. Le roy de
France, qui avoit son ost assemblé pour aler vers Tournay,
si fist mouvoir son ost pour aler vers Saint-Omer en grant
haste. Les Flamens qui estoient dessus Arques aloient
l)resque tous les jours paleter jusques aux fourbours de
Saint-Omer; et faisoient par nuit si grant lumière en leur
ost, que la lumière resplendissoit jusques à la ville; et si
faisoient chascun jour moultgrantassausàun petit chastelel
392 LES GRANDES CHRONIQUES.
qui estoil au duc de Bourgoigne, que on appelle Ruhout ;
mais oncques pour assaut qu'il féisseut ne le porent gaaignier.
Quant messiie Robert d'Artois sceut que le roy de France
venoit vers luy et qu'il avoit laissié Tournay , si se hasta
moult de sa besoigne. Par un mercredi matin tous les capi-
taines de son ost assembla et leur dist : « J'ay oï nou-
» velles que je vaise (1) vers la ville, et que tantost me sera
>> rendue. » Tantost se coururent armer et disoient l'un à
l'autre : « Or tost^ compains, nous boirrons encore à nuit (2)
» de ces bons vins de Saint-Omer. » Quant les batailles fu-
rent ordences, si s'en alèrent de leur tentes et vindrent le
grant chemin parmi Arques , vers la ville de Saint-Omer.
Et au premier front devant vint messire Robert d'Artois,
et avoit avecques luy deux banières d'Angleterre, et tous
ceux de Bruges et les archiers; et ne s'arrestèrent que jus-
ques à tant c]u'il vinrent à une arbalestée près de la
Maladerie; et ilec s'arrestèrent et avoient fossés devant
eux, si que on ne povoit venir à eux; et avoient par devant
eux mis bretesclies qui avoient grans broches de fer et es-
toient couvertes de toile, afin que on ne les peust aper-
cevoir. Et en l'autre bataille après, qui moult estoit grant,
furent ceux du Franc.
A l'autre costé, sus le mont de lez, à la costière d'Arqués,
furent arrangiés ceux d'Ypre, qui estoient grant quantité;
et entre ces deux batailles estoient arrangiés ceux de Furnes
et de Bergues, et leur chastelleries. Et pour garder les ten-
tes, estoient demourés ceux de Poperingues et toute la chas-
tellerie de Cassel et de Bailleul. Or y avoit un fossé traver-
sant qui s'estendoit de la bataille d'Ypre qui estoit sus le
mont jusques à la bataille messire Robert d'Artois.
(1) Que je vaise. Qui exigent que j'aille.
(2) Encore hmdt. La nuit prochaine. En Tourainc on dit encore à nuit
pour aujourd'hui. Ainsi les anciens Gaulois.
(1340.) PHELIPPE DE VALOIS. 3î);i
Quant les chevaliers qui estoient à Saint-Omer virent les
Flamens rangiés au bout des fourbours de la ville, si issi-
rent hors par routes sans conroy; et furent jà issus tous les
bannerés, excepté le duc de Bourgoigne et le conte d'Arnù-
gnac, avec toutes leur batailles; et la cause pourcpioy le duc
ne issi si fu telle : car le roy lui avoit mandé qu'il ne se coni-
battist pas à Robert d'Artois né à son effort, sans luy.
Quant les chevaliers furent venus en plain pays où les Fla-
mens estoient arrangiés, moult firent de courses sus eux,
mais oncques ne les porent entamer, et durèrent ces courses
de midi jusques à complies ou environ.
Quant le duc de Bourgoigne vit que ses anemis estoient si
près de luy, si appella le conte d'Armignac et ses conseil-
leurs et leur dist : « Seigneurs, que me louez- vous? je ne
» puis veoii' voie que je ne soie aujourd'hui déshonnoré,
» ou que je ne désobéisse au roy. » Adont dist le conte
d'Armignac : « Sire, à l'aide de Dieu et de vos bons amis,
» à lapais du roy vendrous-nous bien. » Tantost dit le duc :
Il Or, nous alons armer, de par Dieu et de par monseigneur
» Saint-Georges. » Quant il fu armé, si issi de la ville et
n'avoit pas plus haut de cinquante hommes d'armes avec-
ques luy, et s'en ala droit à la Maladerie, sans arrester. Et
là trouva, à l'encontre de luy, la bataille messire R.obert
d'Artois. Après, issi le conte d'Armignac cjui avoit bien
huit cens hommes d'armes desquiex il en y avoit bien trois
cens armés parfaitement; et celle bataille .se trait vers ceux
d'Ypre qui estoient à destre. Quant les Bourguignons virent
le duc aux champs, si se trairent vers luy; mais les Arti-
siens et les Flaniens qui de la partie au roy estoient, se tin-
drent tous quoy en la champaigne où il estoient. Adonques,
vinrent les grandes batailles de Bergues et de Furnes et
du Franc à travers les champs, et leur coururent sus; et les
Artisieus et les Flamens se deffendoient contre eux. IMais
394 LES GRANDES CHRONIQUES,
(juaut il vindreuL au fossé qui traveisoit, si ne poreut aler
oultre : tantost retournèrent les Lanières; et en retournant
et maint haut homme desconfit ; et s'eufuioient de tous
costés emmi les champs et laissoient leur seigneur le duc
de Bourgoigne es mains de ses anemis, se la grâce de Dieu
ne l'eus t sauvé.
Tantost que les Flamens virent les banières retraire, si
saillirent oultre le fossé à grant routes et coururent après
eux, et les cuidoient avoir desconfis; mais quant les Arti-
siens les virent oultre, si tournèrent leurs banières et leur
coururent sus par très grant courage. Et commença ilec la
bataille par telle manière que en la fin les Flamens furent
desconfis. Et le conte d'Armignac s'en ala vers ceux d'Ypre;
et tantost qu'il le vii'ent venir vers eux si s'enfuirent, si que
on ne sceust oncques bonnement quel chemin il tindrent.
Et lois, le conte se retrait vers ceux qui chaçoient les
fuians; et en celle fuite y ot moult grant quantité de Fla-
mens et de ceux de la partie Robert d'Artois mors. Ende-
mentres que les Artisiens et le conte d'Armignac se combat-
toient et chaçoient les Flamens vers Arques, messire Robert
«l'Artois, avecques toute sa bataille, vit le duc de Bourgoigne
rester devant la Maladerie; si fist mettre ses engins arrières,
et vint à tout un grant hui vers la ville de Saint- Omer.
Quant les gens au duc le virent venir si se trairent hors du
chemin par devers les champs , et monseigneur Robert
d'Artois les cuida avoir surpris emmi la rue des forbours,
car les gens d'armes ne peussent là avoir ayde contre
les gens de pié, mais il failli à s'entente. Tantost il se retrait
à toute sa bataille vers la porte de la ville de Saint- Omer.
Et de rechief cuida encore ledit messire Robert d'Artois
avoir seurpris ledit duc de Bourgoigne; mais ainsi comme
Dieu le voult, ceux cjui estoienl en la porte recogneurent
leur banières, tantost commencièrent à traire et à gietter
(liiO.) PHELIPPE DE VALOIS. 305
vers eux; mais l'entrée de la ville fu si apressiéc de gens
que nul n'i pot entier né issir de ceux qui s'enfuirent vers
la ville. Quant monseigneur Robert d'Artois et ses gens virent
qu'd avoient failli à leur entente , si aconsuirent aucuns
chevaliers qui s'en venoient vers la ville à recours et là les
tuèrent un pou devant la porte. Et y fu tué le sire de Ha-
melincourt, monseigneur Froissart de Biaufort et un autre
chevalier d'Espaignequc onappelloit seigneur de St-Verain,
un chevalier de Bourgoigne que on appelloit le seigneur de
Branges; et là fu tué un chevalier d'Angleterre qui portoit
échequeté d'argent et tle gueule , et fu trait tout parmi la
cervelle. Et puis ordenèrent leur batailles et se restraistrent
vers Arques. Mais cjuant il furent issus des forbours, le duc
qui ralioit sa gent et les atcndoit leur vouloit courre sus.
Mais pour ce qu'il cstoit nuit, ne le vouldrent ses gens
souftrir. Puis passa la bataille messire Robert d'Artois
oultre le chemin, toute ordenée, criant à haute voie Saint-
Georges {\). Le conte d'Armignac et les Artisifins qui avoient
chacié les desconfis et ne savoient riens de ce qui avoit esté
fait devant la ville, encontrèrent monseigneur Robert d'Ar-
tois et toute sa bataille; mais il ne le cogneurent mie, pour
ce qu'il estoit trop tart; et en y ot aucuns seiirpris en eux
cpii furent tués. Là fu pris un chevalier de Bourgoigne cjue
on appelloit monseigneur Guillaume de Juily. A ce jour,
leva banièrc le conte de Molison, c[ui fu au conte d'Armi-
gnac; et fu nouvel chevalier et si leva banière de Sainte-
Croix, et un autre chevalier d'Artois cpie on appelloit le
seigneur de Rely. Ilcc ot maint chevaliers nouveaux fait.
Le duc de Bourgoigne, quant il ot ralié ses gens, s'en vint
vers la ville à grant joie. Et ceux de la ville issirent contre
lu y à torches et le menèrent en la ville.
(1) Saint-Geor(jcs. Il pareil qu'alors c'ctoit le cri de guerre de Bour-
306 LES GRANDES CHRONIQUES
Là peust-on oir maint cris de chevaliers, et entièrent à si
grant joie en la ville que à paine y eust-ou oï Dieu tonnant.
Puis fist-on aporter les chevaliers qui gissoient mors dehors
la ville et furent l'endemain enterrés à grant pleurs. Geste
bataille fu l'endemain du jour de lafeste monseigneur saint
Jacques, au moys de juillet. Tan de grâce mil ti'ois cens
quarante.
Quant messire Robert d'Artois fu revenu à ses tentes, la
lumière estoit jà toute alumée, mais il n'i trouva nuUui, car
tous s'en estoient fuis et avoient laissié tentes et harnois, et
tout quanqu'il avoient pour la greigneur, par derrière eux,
et estoient si desconfis que jà ne cuidèrent venir à Cassel. Et
en mourut grant foison en la voie c[ui estoient tous trais et
navrés.
L'ost qui estoit avecques monseigneur Robert d'Artois de
la partie des Flamens fu par connestablie à soixante mille,
sans leur charroy, et les mors furent nombres à trois mille.
Quant messire Robert vit que ses gens estoient ainsi fuis,
si monta tantost et ne tarda oncques juscjues à tant que il
fu à Cassel sus le Mont; et là cuida bien estre tué de ses
gens, né onqucs n'i fu à sauveté jusc[ues à tant qu'il fu à
Ypre. Puis, vous dirai du duc de Bourgoigne qui estoit
entré en la ville de Saint-Omer, et là se reposoient toutes
ses gens d'armes. Toute la nuit coururent destriers par les
champs, et les gens ne savoient où aler; mais deux chevaliers
qui estoient à l'évesque de Terouane, qui faisoient le guet et
ne savoient riens de la bataille, vindrent courant jusques
bien près des tentes, si ne virent âme. Et quant vint en
l'aube du jour, si virent que tous s'en estoient aies. Tantost
entrèrent es tentes et pristrent du plus bel et du meilleur
qu'il trouvèrent, si qu'il furent tous chargiés. Et l'endemain,
auant on le sceut en ville, là peust-on veoir maint liommc
à pié et à cheval courre au gaaing, et ne fina onques toute
(1340.) PHELIPPE DE VALOIS. 397
jour tl'amcnei chars el charetes, chargiés de tentes et
d'autres estoffes de guerre ; et gaaiguèrent si grant avoir
que ce fu grant merveille.
Et moururent bien ilec douze cens chevaux que on fist
tous ardoir pour la punaisie ; et fist-l'cn jetter les mors en
grans charniers (1).
Et messire Robert d'Artois qui estoit à Ypre n'i osa plus
demourer, ains s'en retourna en l'ost (Ui roy d'Angleterre
qui estoit devant Tournay. Et fu le pays de Flandres si
desconfis que mil homes d'armes eussent bien desconfit
tout le pays jusques à Bruges. Quant le roy d'Angleterre
sceut la desconfiture qui avoit esté faite devant Saint-Omer,
si fist toute sa ■gent passer l'Escaut et asségier la ville de
Tournay tout entour.
Le roy de France qui avoit assemble un si grant ost que
oncques greigneur à peine ne fu veu au royaume de
France, s'estoit venu logier à Ayre, l'endemain de la bataille,
à un prioré que on appelle Saint-Andrieu ; et l'endemain
sceust la nouvelle cornent la chose estoit alce; et là luy
apporta-l'en unes lettres desquielles la teneur fu telle :
XXII.
De la teneur des lettres que le roy d'Angleterre envoya au roy
de France.
« De par Edouart, roy de France et d'Angleterre, sei-
» gneur d'Yrlande ;
« Sire Phelippe de Valois , par lonc-temps vous avons
» poursuivi par messages et en pluseurs autres manières,
(1) Froissart, dans le récit de la victoire des François sous les murs da
Sainl-Omcr, est d'une inexactitude qui a révolté presque tous les critiques.
M. Dacier a foibicment essayé de le justifier sur ce point,
TOM. V, 34
.39R LES GRANDES CHRONIQUES,
afin que féissiez raison à nous, et que vous nous rendissiez
notre droit héritage du royaume de France, lequel vous
nous avez de lonc-temps occupé à gi-anttort ; et pour ce que
nous voyons bien que vous entendez de persévérer en
vostre injurieuse détenue et sans nous faire raison de
notre droiturière demande , sommes-nous entrés en la
terre de Flandres comme seigneur souverain d'icelle, et
passés parmi le pays. Et vous signefions que pris avons
l'aide de Nostre-Seigneur Jhésus-Christ, et avec le povoir
dudit pays et avec nos gens aliés, regardant le droit que
nous avons à l'héritage que vous nous détenez à grant
tort, nous nous traions vers vous pour mettre brief fin sur
notre droiturière demande et chalenge. Si, vous voulons
aprochier, et pour ce que si grant povoir de gens d'armes
qui viennent de nostre part et que bien cuidons que vous
averiés de par vous ne se pourroient mie tenir longue-
ment assamblés sans faire grant destruction au peuple
et au pays, laquelle chose chascun bon crestien doit es-
chiver, et espéciaument prince et autre qui se tient pour
gouverneur de gent, si desirons moult que brief jours
se préissent pour eschiver mortalité de peuple; et ainsi
que la querelle est apparissant à nous et à vous, la des-
truction de nostre chalenge se féist entre nous deus, la-
quelle chose vous offrons par les choses dessus dites ,
combien que nous pensions bien la grant noblesse de vos-
tre corps et votre sens et avisement. Et au cas que vous
ne voudriez celle voie, que adonc fust mise eus nosti'e cha-
lenge pour affermer bataille de vous-meismes avec cent
personnes des plus souffisans de votre part et nous-meis-
mes à autretant ; et se vous ne voulez ou l'une voie ou
l'autre, que vous nous assignez certain jour devant la cité
de Tournay pour combatre, povoir contre povoir, dedens
dix jours après la date de ces lettres. Et les choses dessus
(1340.) PHELIPPE DE VALOIS. 399
" dites voulons être congneues par tout le monde , et que
» en ce estre notre désir, non mie par orgueil né par outre-
» cuidance, mais pour que Nostre-Seigneur mette repos de
» plus en plus entre crestiens ; et pour ce que le povoir
» des ennemis Dieu fust résisté et crestienté essaucit'e. Et
» la voie que sus ce vouldrez eslire des offres dessus dites
» escrivez-nous par le porteur de ces lettres, en luy faisant
y> liastive délivrance. Donné sousnostre grant scel, à Elcliin-
» sus-l'Escaut , delès Tournay , en l'an de grâce mil tiois
» cent quarante, le vint-septiesme jour de juillet. »
XXIII.
De la rcsponsc des lettres que h roy Phclippe envola au for
d' Angleterre.
Quant le roy de France et son conseil orcnt veues ces
lettres , tantost envoia response au roy d'Angleterre sus
ceste forme :
« Phelippe , par la grâce de Dieu , roy de France , à
» Edouart, roy d'Angleterre.
» Nous avons veues unes lettres aportées en notre court,
>• envoiées à Phelippe de Valois , esquelles lettres estoient
» aucunes requestes. Et iwur ce c]ue lesdictes lettres ne
» venoient pas à nous, et lesdictes requestes n'estoicnt pas à
» nous faites, ainsi comme il appert par la teneur desdictes
» lettres , nous ne vous en faisons nulle response. Toutes
•' voies, pour ce que nous avons entendu, par lesdictes let-
» très et autrement, que vous estes cmbalu en nostro
» royaume de France en portant grant dommage à nous et
•> à nostre dit royaume et au peuple , meu de volentc sans
>' point de raison , en non regardant ce que homme lige
•> doit garder à son droit seigneur, car vous estes entrés en
400 LES GRANDES CHRONIQUES.
uostre liomiuage, en nous recognoissaiit, si comme raison
est, roy de France ; et avés promis obéissance, telle comme
on la doit promettre ù son seignem- lige , si comme il
appert par vos lettres patentes scellées de votre grant
scel, lesquelles nous avons par devers nous, et en devez
autant avoir par devers vous. Notre entente est, c[uant
bon nous samblera , de vous cliacier hors de nostre
royaume, à l'honneur de nous et de nostre majesté royale
et au profit de notre peuple. Et, en ce faire, avons-nous
ferme espérance en Jhésus-Christ , ciont tous biens nous
viennent. Car, par vostre emprise cjui est de volenté non
raisonnable , a esté empeschié le saint voiage d'Oultre-
mer, et grant quantité de crestiens mis à mort, et le ser-
vice de Dieu apéticié et sainte Eglyse aornée de moins de
révérence. Et de ce que vous cuidiez avoir les Flamens
en aide, nous cuidons estre certains que les bonnes gens et
les communes du pays se porteront en telle manière
envers nostre cousin, le conte de Flandres leur seigneur,
qu'il garderont leur honneur et leur loyauté; et pour ce
qu'il ont mespris jusques à ore , ce a esté par mal conseil
de gens cpii ne gardoient pas au profit commun, mais au
profit de eux tant seulement. Donné sus les champs , à
la prioré Saint-Audrieu, delès Ayre, sous le scel de nostre
secrétaire, en l'absence de notre grant scel, le trentiesme
jour de juillet, l'an de grâce mil trois cent quarante (1). »
(1) Os lieux lettres sont transcrites dans Rymer, mais fort incorrecte-
ment. — Sailli-André est aujourd'hui une petite ferme proclie d'Aire et à
droite de la grande route d'Aire ù Paris.
(1340.) PlIELIPPE DE VALOIS. 401
XXIV.
Des kaus princes qui csloieiU en Vost le roy de France.
Endementres que le roy de France fu à Saint-Andiieu
et qu'il ot receues les lettres du roy anglois , ainsi comme
vous l'avez oï par avant , envoièrent ceux de Tournay à
luy que, pour Dieu, il les voulsist secourre, car leur ennemis
les avoient si environnés que nul vivre ne povoit à eux
entrer. Et tantost y envoia le roy le duc d'Athènes (1), le
visconte de Tliouars, le visconte d'Aunay, le seigneur Pierre
de Fauquegny, le conte d'Aucerre , le seigneur de Craon
et son frère , monseigneur Guy Tulepin , le seigneur de
Cfiasteillon en Touraine, le fils au conte de Roussi, le dau-
phin d'Auvergne, le seigneur de Clisson , le seigneur de
Laillac, le seigneur de Biaugieu, le seigneur de Saint-Ye-
nant, le frère à l'évesque de Mes, et Ourri Thibaut. Tous
ceux-ci estoient à banière et avoient bien avecques eux
deux mille hommes, et s'en alèrent droit à Cassel. Mais les
Flamens avoient pris le mont tout environ, et estoient au
devant. Quant il virent ce, si boutèrent feu partout, et
cuida-l'en par le feu et les fumées faire lever le siège de
Tournay. Puis vindrent à St-Omer; Tendemain, vinrent à
heure de prime, et s'en alèrent par toute la terre au conte de
Bar (2), ardant et essillant, et ainsi s'en retournèrent en l'ost.
(1) Le duc d' Athènes. Gautier de Briennc, depuis Connétable. — L'éves-
que de iHès. C'étoit Adlicmar de ftlontcil. — Le visconte de Thouars. Louis,
mort en 1370. — Le visconte d' Aunay . Pons, seigneur de Mortagnc. — Le
cotnle d'Auxerre. Jean de Cliâlons. — Le seiijneur de Craon. Amaury VII,
ut Guillaume dit le Grand, son fier c. — Guy Tidepin ouTurpia (de Crissé),
quatrième du nom.
(2) Au conte de Bar. C'csl-à-dirc ù la comlcssc, Yolande de Flandres,
dame de Cassel cl femme de Henry; comte de Tar.
34
402 LES GRANDES CHRONIQUES.
Lors assembla le roy de Fiance grant conseil, à savoir
mon se il enterroit en la terre de Flandres à tout son ost
ou se il iroit vers Tournay. Mais à ce conseil avoit le conte
de Flandres amis qui vireiit bien que, se le l'oy fust entré
en Flandres, tout le pays eust esté essillié, et pour ce luy
loèrent d'aler vers Tournay.
Quant le roy eust ylec séjourné huit jours, si fist mouvoir
son ost, et chevaucha continuellement jusques à tant qu'il
vint à trois lieues de Tournay, à une ville c^ue on appelle
Bouvines, et là se loga assez près de ses ennemis. Or vous
dirai les haus princes qui estoient en l'ost du roy de
France.
Premièrement le roy de Behaigne , le roy de Na-
varre, le duc de Normendie , le duc de Bourbon, le
duc de Bretaigne, le duc de Bourgoigne, le duc cie Lor-
raine, le duc d'Athènes, le conte d'Alençou, le conte de
Flandres, le conte de Savoie (1), le conte d'Armignac, le conte
de Bouloigne, le conte de Bar, l'évesque de Liège, le conte
de Dreux, le conte d'Aubemalle, le conte de Bloys, le conte
de Sancerre, le conte de Juilly, le conte de Roussi, et maint
autres haus hommes desquiels longue chose seroit à
raconter les noms. Or, vous dirai après d'aucmis barons qui
furent de la partie au roy d'Angleterre.
Premièrement, ledit roy en sa personne, messire Robert
d'Artois, le conte de Harrefort, le conte de Noyrantonne,
le conte Derby, le conte de Hantonne, le conte d'Arondel,
le baron d'Estanfort, le duc de Breban, le duc de Guérie,
le conte de Haynau, monseigneur Jehan son oncle, le mar-
quis de Juliers, le conte de Mons, le conte de Chigni, le sire
deFauquemont, Jaques de Arteveltà toute la commune de
(1) Le coiue de Saiok, Aimé. — Le conte d' Armùjnac , Jehan, — L'c-
vesqifc de Liège, Arnoul, — Leduc de Lorraine, Raoul,
(1340.) PHELIPPE DE VALOIS, 403
Flandres. Tous ceux-ci avoient assis Tournay; mais il n'i
firent onques assaut fors de gettcr pierres, excepté un jour
que je ne sai quans sergens d'armes du roy issirent de la
ville avec le connestable; et vinrent en la rue des forbours,
et rencontrèrent une route d'Alemans et d'Anglois, et féri-
rent ylec ensemble; mais tant crut la force des Anglois qu'il
convint les François retraire. Ce f u tout le fait d'armes qui
fu fait à ce siège.
XXV.
Cornent la conlesse de Haynau pourchaça tant envers le roy de
France et eni'crs le roy d'Angleterre que parlement fu fait
entre eux et dUnsion de pais et délibération de tricves.
Puis, vous dirai de la contesse de Haynaii (1) qui tant
pourchaça devers le roy de France, son frère, et vers le roy
d'Angleterre qui avoit sa fdle espousée,avecques le roy de
Behaigne, que un jour de parlement fu pris entre les deux
roy s. Mais Jaques de Artevelt vint devant le roy d'Angle-
terre et devant les barons de l'ost, et leur dist : « Seigneurs,
» prenez garde quelle paix vous faites, car se nous n'i som-
» mes comprins et tous nos articles pardonnes, jà ne nous
» départirons de ci né ne vous quitterons du serement que
» vous avez devers nous. » Dont dit la contesse de Hay-
nau : « Ha ! sire Dieu en ait pitié, quant pour le dit d'un
» vilain tout le noble sanc de la crestienté sera espandu. »
Tant fu la chose esmeue, que Jaques de Artevelt s'acorda
au traitié ainsi comme vous orrez.
Les barons f{ui tindrent le parlement de par le roy de
France furent le roy de Behaigne, le conte d'Armignac,
{•) Laconiçi^c ck Ilaynau. Jchannc de Valois, douairicic de PLûnaul,
404 LES GRANDES CHRONIQUES.
le conte de Savoie, messire Loys de Savoie, et le seigneur
de Noyers.
Et de par le roy anglois y furent Messire Guillaume de
Clitonne, l'évesque de Nicliole, messire GiefFroy Scorp,
messire Jehan de Haynau, le sire de Cuq, et messire Henri
d'Antlioing. Et fu le parlement sus reste forme :
« Premièrement que le roy de France rende au roy d'An-
gleterre, par mariage de leur enfans, toute la terre de Gas-
coigne, d'Aquitaine et la conté de Pontieu, aussi avant
comme le roy Edouart, son tayon, la tint ; par ainsi que
nul sergent du roy ne peust sergenter au pays. Après, de
tant qu'il touche au pays de Flandres, que gens moiens et
petis soient menés aux lois qu'il tindrent du temps le conte
Guy. Item, toutes ohligacions où il sont obligiés devers le
roy en quelconques manières et de quelconques temps que
ce soit, tout soit quittié, tant de voiages que de sommes
d'argent ou de paines es quielles il sont escheus. Item, que
tout escomméniement ou entredit où il peuvent estre en-
courus, qu'il en soient absous. Et de toutes les forces et
obligacions par lesquielles il pourroient avoir encouru
lesdites sentences, leur soient rendues et mises par devers
eux. Item, toutes les maies volontés où il puent estre en-
courus, par cause de rébellion ou de désobéissance envers
le roy ou le conte de Flandres, leur soient du tout pardonnes
en celle manière que jamais aucuns de eux ne doye recevoir,
en corps né en biens, aucun dommage. Et s'd avenoit qu'il
féissent aucune chose au temps avenir pourcpioy il deussent
estre punis, que pour les choses passées il n'en aient pis,
ains soient démenés par les lois et coustumes du lieu où
il sont demourans. Et pour tous ces traitiés de pais faire et
acorder à plus grant délibéracion, avec les autres accors
lequist la contesse de Ilaynau unes trieves jusques à la
saint Jehan-Baptiste, auxquielles tiieves certaines personnes
(1340.) PHELIPPE DE YALOIS. 40&
seront envolées en un certain lieu, et seront les sentences
relascliiées et soiispendues, et fera-l'en le service de Dieu
par toute Flandres (1), »
Quant ces choses furent ainsi ordenées, le roy de France
départi son ost et s'en retourna en France ; et le roy d'An-
.;jleterre départi le sien et s'en ala à Gant. Là vint le conte
de Flandres à luy, et s'entrefestèrent l'un l'autre de grans
uiangiers et de beaux dons. Mais oncques ne le pot le roy
d'Angleterre attraire qu'il venist à son serement, cornent
que ledit conte en eust esté assez requis.
Depuis fist le roy d'Angleterre appareillier son navire et
prist congié aux alliés. Et pour ce que aucuns grans maistres
estoient demourés en Angleterre, qui avoient esté négiigens
de envoier au roy d'Angleterre deniers, et luy convint par
nécessité laissier le siège, cornent qu'il eussent les deniers
receus de par le roy, ne voult pas monseigneur Robert
d'Artois passer avec le roy, pour ce qu'il pensoit que le roy
feroit correction quant il vendroit en Angleterre de ceux
qui avoient ainsi les deniers détenus; et ledit messire Robert
d'Artois ne vou.loit point avoir de inaugré.
Si laissa le roy d'Angleterre le duc de Guérie en plege (2)
pour luy, à Gant, et puis s'en ala, luy et la royne, en Angle-
terre. Et quant il fu venu en son pays, si fist px-endre grant
partie des gouverneurs qui avoient gouverné son royaume,
et fist chacier pour prendre l'arcévesque de Cantorbière;
mais il se tint si garni en son églyse qu'il ne le porent avoir.
Puis assembla parlement de ses barons, et leur opposa
que trahy l'avoient , et que par la defaute de eux luy
convint laissier le siège et sou emprise. Pourquoy il con-
(1) C'est après le texte latin de celte trêve que s'arrête la première
continuation de Nangis, Spicilbje , tome m, in-fo. La seconde continua-
tion latine n'a plus rien de commun, pour ainsi dire, avec notre texte.
(2) Ple(je. Gage, caution.
iOG LES GRANDES CHRONIQUES.
dampiia les uns en corps et en avoir, les autres tint en
prison.
Quant monseigneur Robert d'Artois ot jouslé à une
(jrande feste à Leure en Breban, il s'en ala en Angleterre, et
fist la pais à l'arcévesque de Cantorbière, et à aucuns fist par-
donner leur vies; mais leur héritages furent tous forfais.
Et les départi le roy à ses chevaliers qui bien s'estoient
portes en la guerre. Si avint que le conte de Flandres qui
cstoit demouré en son pays, pour ce que on luy fist pou d'o-
Ijéissance s'en parti par mavitalent, et s'en ala vers le roy
de France.
XXVI.
Cornent le roy Garbus vint à grant ost de Sarrasins en la terre
de Garnate., et cornent le roy d' Espaigne vint contre luy, et
le roy de Portugal, et orent victoire sus Sarrasins. En celle
bataille Jurent occis deux cens mille Sarrasins ^ etfu occis
Picazo^fils au roj de Belle-Marine (1).
Or avint en ce temps que le roy Garbus (2) et les Sar-
rasins avoient moult grant guerre au roy d'Espaigne ainsi
comme vous orrez, si cjue les nouvelles en viudrent au
cardinal d'Espaigne. Le roy Garbus avoit assemblé moult
grant ost et vint eu la terre de Garnate. Ilecques vint le roy
d'Espaigne à l'encontre et le roy de Portugal, la veille de
la saint Jehan-Baptiste , l'an mil trois cens cjuarante, de-
vant un chastel moult noble, que on appelle Gibaltoiie :
(1) Au roy de Belle- Marine. Ce doit cire le roy de Maroc, de la dynas-
tie des Merinides ouIieno-Meriiii. (Voyez, dans le nouvel Art de vérifier les
dates, le précieux travail de M. AudilTret sur les Maures d'Espagne.
(2) Leroy Garbus. C'esl-à-dire le roy de Maroc, de Garbc ou des Al-
garves. — te roy d'Espaigne. Alphonse XI. — Le roy de Portugal, Al-
phonse IV.— Giballoire. Gibraltar.
((340.) PHELIPPE DE VALOIS, 407
là s'asseml^lèrent les batailles ; mais de première venue le
roy d'Espaigne perdi assez de sa gent. Et depuis pristrent
vigueur en eux, et se férirent emmi les Sarrasins et se
combatirent de si grant povoir que les Sarrasins se des-
confirent : et dura l'occision trois jours et deux nuis que
onques ne finèrent d'espandre sanc des mescréans ; et dist-on
qu'il en mourut bien en celle bataille deux cens mille. Et
fu occis Picazo (1), le fils au roy de Belle-Marine, qui estoit
moult bon chevalier. Quant le roy Garbus fu ainsi des-
confit il s'en fouit à toute sa gent qui demouré luy estoit,
en une cité cjue on appelle Gersye (2).
Quant les roys crcstiens virent ce, si s'appareillièrent
pour asségier la cité. Mais le roy Garbus l'apprit, si fist
nombrer ses gens d'armes, et trouva qu'il en avoit encore
vint mille à cheval et grant multitude de gent à pié, et si
n'avoit mie vivres en la cité pour plus de seize jours. Si
manda toute sa gent et leur dist que mieux leur venoit com-
batre que estre ilecques affamés; et furent d'acort d'issir
contre les cresliens , et issirent bien une lieue loing. Quant
les crestiens virent ce , si s'arrestèrent et ordenèrent leur
batailles; et si tost comme il assemblèrent ensemble, le roy
Garbus s'enfui en la cité et ses gens aussi. Et pour ce cju'il
doubta le siège, pensa de soy enfuir par mer, car en la cité
avoit une rivière portant navie; et y avoit trois galies et une
sagitaire (3). Si entra ans, environ heure de mienuit, et sa
femme et ses enfans et grant plenté de trésor avecques luy.
Mais ainsi comme Dieu le voult, la navie au roy d'Arragon
fu à celle heure arrivée, et vindrent ces galies toutes trois en
eux, et se combatirent jusques à grant jour; mais les Sar-
(1) Picazo. Variante : Piznco. Le fils du roy do Maroc, lui; dans celle
bataille, est nommé par Cardonnc Abd-d-Mclck.
(2) Cersye. Ahjésiras , dont la prise csl de l'année 1343.
(3) l'ncsafjilahe. Une pelitc galère.
408 LES GRANDES CHRONIQUES,
rasins n'i orent povoir, si furent prises les trois gnlies et la
sagittaire avec très grans trésors. Ilecquesfii pris le roy Gar-
bus et ses deux fils et le fils au roy de Thunes, et vint-
cinq galies de Sarrasins, et la femme au roy Garbus et
moult de femmes sarrasines avecques luy. Quant le pape
sceut ces nouvelles, si fist faire grant processions pour la
victoire. Et en la nef du roy Garbus fu trouvé un coffre où
il y avoit unes lettres que le grant caliphe luy avoit envoiées
desquelles la teneur estoit :
XXVII.
ÏM teneur (Vuncs lettres qui furent trouvées en un coffre que le
grant caliphe avoit eni>oiccs au roy Garbus.
« Caliphe de Baudas qui suy une seule loy, et saint, et
» du linage de saint Mahomet, grant soudan et sire puis-
» sant, sage et fort souverain delà saincte maison du corps
» saint Mahomet de Mecques, qui suis puissant et croy eu
» sa hauteste et en sa saincte vertu, qui fais justice etcon-
» fous ceux cjui autres voeullent confondre ; seigneur du
» royaume de Turquie et de Perse, et qui possède les terres
» de la grant Hermcnie, sire merveilleux du cours de la
» mer, juge sur les bons et loyaux qui croient la saincte loy
» Mahomet, et la forte espée Halye et David, qui tua et
» decola ceux de la cité d'Acre et destruit et mist au
» noient; sire du royaume de tout le monde dessous le
» créateur ; sire des parties d'Asie et d'Aufrique et de
» Europe , vainqueur des batailles de tous les crestiens du
» monde. A toy, roy de Belle-Marine et de Maroc, salut,
» aveques crémeur de ma forte espée. Nous te segnefions
» cjue nos sages Mores nous ont donné à entendre que ton
" fds Picazo, enfant honnorable et très fort chevalier en la
(1340.) PHELIPPE DE VALOIS, 409
» foy ]Maliomet, comme Amali et Malefalon qui furent es-
» Icus pour {garder la saincte loy Mahomet, contre la loy
» maudite des crestiens maleurés , car ceux qui vivent
" en celle loy ne sceuvent en quoy il vivent , car il
<) croient en leur alcoran qu'il appellent pape et cuident
» qu'il leur puet pardonner leur pccliics, et ainsi sont dé-
» ceus par leur mauvaise loy qu'il tiennent. Et pour ce que
» Alplions, roy de Castelle, qui deust estrc ton vassal, et
» tous les autres roys du monde qui croient la foy cres-
» tienne te devroient servir et obéir; noientmoins, il sont
» venus à l'encontre de nos Mores qiii sont les plus nobles
» du monde et croient en la sainte loy Mahomet; et ont
>> mis à mort si saincte créature comme estoit Picazo ,
» ton fils, qui si noble estoit , qu'il ne peust avoir esté
» mort en bataille se ne fust par la fraude que crestiens
» sceurent faire, par laquelle il ont occis ledit enfant. Et
» croy vraiement que parmi la croiance qu'il avoiten Ma-
il homet, qu'il est en paradis avec luy, et l'acole beneureu-
» sèment, et là menguc miel, lait et burre; et est resuscité.
)) Et si saincte créature , comme il est , aura soixante fem-
» mes vierges en nostre saint paradis.
» Pourquoy nous te mandons, sur la cremeur de nostre
» espée, que tu y voise à tout le pouvoir deçà la mer et delà
» la mer, avec tout le povoir de la terre des Sarrasins, de
» la terre de Gapliandes, de la terre de Belle-Marine, de la
» terre des Rostiens, de la terre des Previlèges, de la terre
» des Tartars, de la terre de Trisiques, de la terre de Mon-
» clers, et tresperce la terre des crestiens et par mer et par
» terre. Et te commandons sur le povoir de nostre loy que
» tu ne tarde la besoigne encommenciée, jusques à tant cjuc
» toute la terre soit destruite. Et avecques tout ce, nous
» ottroions à nos religieux Alphages qu'il puissent précs-
» cliier et donner pardon au nom de nous. Et tous ceux
35
MO LES GRANDES CHRONIQUES.
» qui contre les crestiens iront avont pardon de leur pé-
» ciliés, rhascun pour luy et pour onze personnes de son
» lignage quiex qu'il voudra eslire. Si en liève ma main au
)> ciel et jure par nostre sainte loy que ceux c|ui illecques
1) seront mors , résusciterout au tiers jour et demourront
» pcrmenablement avecques leur femmes et avecques Ma-
» lîomet, et ileccjues mengeront burre, miel et lait, et aura
» cliascun sept femmes vierges et en ceste foy seront sau-
» vés. Et ceux qui seront trouvés fermes en ceste foy, qui
» contre lesdis crestiens ne pourront aler en propre per-
» sonne et donront de leur biens à ceux qui vouldront pas-
» ser, il aront le plein pardon aussi avant comme les autres
)> combateurs. Et rccommant à toi, honnorable et puis-
» sant, les lierbes paissant , beuvant les yeaus de la mer,
» (|ue tantost te lièves sans délay, avec tout le pouvoir des-
» susdit, et va à Gibaltoire , nostre Lonnorable chaste!,
» et delà passe la mer, et te combat au roy de Castelle, sans
» miséricorde, met tout à l'espce en telle manière que de
» leur églyses face estables à tes chevaux, et leur crois soient
» esrachiés ; et fais tous les petits enfans escerveler, et les
n femmes grosses fais ouvrir, et à toutes les autres fais
» coper la teste, en despit de la loy crestienne. Et fais tant
» c[ue tes mains ne cessent d'espandre sanc devant ce que
» toute crestienneté soit destruite et que toutes terres soient
» sousmises à nostre seigneurie ; adoncques aras-tu la grâce
» de Mahomet et d'Amali et de Malcfalon, qui furent sains
» prophètes , et te seront en aide quant tu les réclameras ;
» car oncques si sains hommes ne furent nés en nostre loy. »
(1341.) PHELIPPE DE VALOIS. 41)
XXVIII.
Cornent le roy de Belle-Marine et de Maroc rassemblèrent granl
peuple de Sarrasins et vindrent en Espai'^ne , et cornent le
roy Alphons d'Espaigne les desconfit de rechic f, et y ol des
Sarrasins mors trente mil hommes à chci'al.
L'an de grâce mil trois cent quarante et un, le roy de Belle-
Marine et de Maroc assemblèrent grant foison de Sarrasins
et vindrent en la terre d'Espaigne, ayant grant volenté de
vengier la mort de Picazo, fds du devant dit roy de Belle-
Marine. Quant le roy Alphons d'Espaigne et le roy de
Portugal l'entendirent, de recliief assemblèrent ost et revin-
drent à l'encontre des Sarrasins, la nuit de la Toussains,
l'an devant dit, et commença la bataille moult forte. Mais
en la parfin, les Sarrasins se desconfirent, et en y ot bien
de mors, de la partie des Sarrasins , trente mil ou environ
à cheval, et des gens de pie jusques environ cinquante mil.
Et s'en fut le roy de Maroc devant la mer ; ilecques trouva
vine galie où il entra et ainsi s'en fut ; et disoit-on que à
peine il pourroit recouvrer sa perte (1).
L'an mil trois cent quarante et un, les trieves qui longue-
ment avoient esté continuées entre le roy de France et les
Flamens, de rechief furent continuées jusques à la feste
monseigneur saint Jehan-Baptiste de l'an ensuivant. Mais,
en celle espace de temps, les Flamens ne labourèrent autre
chose fors que de eux très puissamment garnir contre
le roy de France , tant en son royaume comme en autre
lieu.
(1) Ce récit est plus exact que celui qui précède les IcUres du caliplic
de Bagdad, et se rapporte au niômc événement.
LES GRANDES CHRONIQUES.
XXIX.
Cornent le duc Jehan de Bretaigne mourut sans hoirs de son
cor/js , pour quoy mut grant descort entre Charles de Bloys
et le conte de Montfort^ pour la duchié de Bretaigne.
En ce ineisme an , un pou après Pasques (1) , mourut
Jehan, duc de Bretaigne ; après la mort duquel grant con-
troversie fu née entre Charles de Bloys , fils du conte de
Bloys et neveu du roy de France , de par JMarguerite sa
seur (2), femme du devant dit conte de Bloys , — lequel
Charles avoit espousé la fille Guy de Bretaigne, visconte de
Limoges, frère secondement né du devant dit duc Jehan ; —
et entre le conte de Montfort (3), frère d'iceluy duc Jehan,
tiercement né. Car icelui Charles disoit que , par raison
de coustume approuvée et courant par toute Bretaigne , se
aucun, tant noble comme non noble, trespassoit sans hoirs
de son corps et eust frère, le premier né, après le mort,
posséderoit l'héritage et la seigneuiie ; mais soit donné
qu'il eust pluseurs frères , et encore soit donné que celui
qui est secondement né mourut devant le premier né, tou-
tcsvoies se celui secondement né avoit hoirs de son corps
maie ou femelle, icelui hoir, devant tous les autres frè-
res après la mort du premier né, seroit héritier et joiroit
de l'héritage. — Et pour ce, disoit icelui Charles de Bloys,
neveu du roy, que, supposée la devant dite coustume, par
la raison de sa femme jadis fille de messire Guy de
(1) Jean III, Dis d'Artus II, mourut sans cnfans le 30 avril 1341. —
Son frère Guy de Bretagne, étant mort en 1331, avoit transmis ses droits
sur la succession de Jean III à sa fille Jeanne la boiteuse, mariée dès
1337 à Charles de Blois. La fortune finit par se déclarer pour 3Ionlfort,
mais le droit étoit pour Jeanne la boiteuse.
(2) Sa sœur. Sœur du roi.
(3) Jean, comlc de 3Iontfort, étoit frère utérin do Jean III.
(1341.) PHELIPPE DE VALOIS. 413
Eietaigne, viscowte de Limoges , frère secondement né de
monseigneur le duc de Bretaigne dernièi'ement moit, la
seigneurie du diichié de Bretaigne luy devoit appartenir et
luy estoit dévolue.
Jehan, conte de Montfort, affirmant le contraire, disoit
que ceste coustume entre les non nobles couroit , toutes-
voies entre les nobles et meismement entre princes elle
n'avoit nul lieu. Pour laquelle chose la cause vint à
l'audience du roy à la seigneurie duquel la souveraineté
de l'ommage appartenoit. Et quant la cause fu menée en
parlement, à la parfin , par pluseurs sages et expers , et
meismement par aucuns évesques dudit pays, la devant
dite coustume fu suffisamment prouvée, et fu dist, par ar-
rest, que le roy devoit recevoir et envestir le devant dit
Charles à l'ommage du ducliié de Bretaigne. Quant le roy
ot ce oï, si le fist tantost chevalier nouvel et le investit du
dit duchié. Mais avant que ces choses se féissent, Jehan, le
conte de Montfort, sentant justice agréable (1) au devant dit
Charles, deftbui l'audience et à Nantes, une cité de Bretaigne
très forte, se transporta; et en icelle cité s'appareilla de toutes
SCS forces à résister et obvier au dit Charles.
Quant le roy vit que le conte de Montfort alloit contre
son jugié, si mist toute sa terre en sa main et si envoya
son fils monseigneur Jehan , duc de Normendie , et son
frère messire Charles d'Alençon , pour luy guerroier. Les
quels, quant il furent entrés au duchié de Bretaigne, il
asségièrent un très fort chastel qui est en une isle de Loyre,
lequel est appelé Chastonciaux (2), et le reçurent abandon,
l'-t après alèrent à la cité de Nantes ; mais ceux de Nantes si
(1) SeiilaiH justice agréable. Voyant que la juslicc prononçoit au gré
de Cliarlcs. — L'arrêt est daté du 7 septembre 13U.
(2) chasioiiciaux ou CliauloccauXj en Anjou, aujourd'hui petite ville
du département de Maine-et-Loire,
35.
414 LES GRANDES CHRONIQUES,
regardèrent que ce ne seroit pas juste chose né seure de
résister au roy et au royaume de France. Si se rendirent au
duc de Noimendie et au conte d'Alençon, et, avecques ce,
il reçureiît le conte de Montfort qui là estoit sur certaines
convenances (1), si comme aucuns disoient; lequel, quant il
l'orent reçeu, si le firent présenter an roy. Mais endemen-
tres que le roy le fist tenir à Paris au Louvre sus certaine
garde, sa femme (2) qui seur estoit au conte de Flandres, et
ses complices pour ce ne se désistèrent oncques de faire
moult de maux par le ducliié de Bretaigne.
Et ce meisme an, le neuviesme jour de décembre, il fu
esclipse de souleil, luy estant au signe du Sagittaire, et
dura par douze heures et plus.
Et en icest an , messire Henri de Léon , chevalier ,
homme grant et puissant au duchié de Bretaigne , lequel
estoit adhérent à messire Charles de Bloys, comme il voulsist
encliner à sa partie deux chevaliers lesquels estoient ses
hommes liges ; c'est assavoir Tanneguy du Chastel, chevalier,
et messire Yves de Treziguidi, mes il ne pot ; dont vint une
dissencion entre eux : et avint que ledit messire Henri ne se
garda pas si sagement com,me il deust, et se héberga en un
hostel, lequel n'estoit pas moult seur ; si le sceurent les
deux devant nommés qui estoient ses hommes liges; et
s'en alèrent audit hostel, et rompirent les portes et pris-
trent par force ledit monseigneur Henri (3). Et afin qu'il ne
fust delégier délivré, il l'envoièrent Oultre-mer et le firent
présenter au roy d'Angleterre.
(1) Froissart, qui semble ici plus exact, dit que Moiilforl, enferme
dans la ville quand Charles de Blois se présenta devant les murailles,
fut livré par Henry de Léon, qui venoit d'abandonner le parti du
comte.
(2) Sa femme. Jeanne de Flandres.
(3) Suivant Froissarl, Henry de Léoa (qu'il nomme loujuars Uolc) fut
pris dans une sortie pendant le siège de Vannes, avec le sire de Clisson.
(13il.) PHELIPPE DE VALOIS. 415
Et en cest an, comme ceux qui estoient réputés de la par-
tie au roy de France, lesquels soustenoient la partie Charles
de Bloys pour la raison de la sentence du roy et de l'omniage
qui luy avoit esté fait à la garde de la terre de Bretaigne,
voulsissent envair un très fort chastel lequel est appelé
liannebout(l ), auquel estoient deux chevaliers pour le deffén-
dre : c'est assavoir messire Yvon de Treziguidi et messire
Geofroy de Malestroit ; si furent adjoins avecques ceux de
la partie du roy de France les Genevois et les Espaignols.
Mais endementres que ceux de la partie du roy s'ordenoicnt,
ceux du chastel envolèrent chercher messire Tanneguy qui
n'estoit pas présent avecques eux. Si avint que nos gens
commencièrent à assaillir forment ledit chastel ; toutevoies
ceux du chastel se deffendirent par telle manière qu'il tuè-
rent pluseurs des François ; et leur nefs qui estoient au
port de Hannebout furent retenues et furent nos gens con-
trains de eux départir à leur grant honte et dommage.
Et en icest an, le premier jour de février, mourut frère
Pierre de la Palu , docteur en théologie , de l'ordre des
Prescheurs et patriarche de Jhérusalem , homme de très
sainte vie et de grant loenge.
En ce meisme an, au moys de juillet, mourut messire
Loys, duc de Bourbon et conte de Glermont, fds du fils
saint Loys jadis roy de France , et fu enterré aux frères
Prescheurs à Paris.
(1) llanncboul. C'est ïlenncbon, au-dessus de Loriein. Il faut voir
dans Froissarl le poétique récit de la levée du siésc de Uannibou.
^iHi LES GRANDES CHRONIQUES.
XXX.
Cornent les Iricves furent esloignées entre le roj de France et le
roj d'Angleterre et les Flamens; et cornent le pape Bcncdicl
mourut , et après fa fait pape Clément VI ^ et cornent les
cardinaux vindrent pour traitticr de la paix entre les deux
roys.
L'an de grâce mil trois cent quarante-trois, les trieves qui
estoient entre le roy de France et le roy d'Angleterre et
entre les Flamens et leur alliés , c'est assavoir le duc de
BrebaUj le conte de Haynau, le duc deBaldres(I), le prince
de Juilliers et aucuns autres, furent esloignées à trois sep-
maines, et en après , de terme en terme jusques à la feste
saint Jehan-Baptiste. Et aussi fu-il accordé qu'il ne feroient
nulles incursions l'un sur l'autre , se il n'estoit segnefié ou
notablement intimé par un moys entier avant.
En ce meisme an, le vint-cinquiesme jour du moys
d'avril , environ heure de vespres , mourut k Avignon le
pape Bénédict XII, l'an de son pontificat huitiesme. Et le
septiesme jour du moys de may ensuivant, environ heure
de tierce , fu csleu en pape Pierre Rogier , prestre car-
dinal, jadis archevesque de Roen , né de Lymosin , et fu
nommé Clément le YI. Et oultre , le dix-nuéviesme jour
de ce meisme moys, à Avignon fu couronné. Icestui jiape
Clément fu homme de grant lecture et docteur en théolo-
gie ; et sus tous autres, en son temps, il ot grâce de pres-
chier et de bien et gracieusement parler ; lequel Dieu si
csleva ])ar l'espace de seize ans, que, de simple moyne,
il fu fait prieur de Sainte Babile , et puis abbé de Fes-
camp, et puis évesquc d'Arras , et après archevesque de
(1) Bttldics. Variâmes : Uanlrcs, lladrçz, CcdoitCtrc Guçldrçi,
(I3i;3.) PHELIPPE DE VALOIS. 4lT
Roen. Et fiii'ent toutes ces promocions à liiy faites par le
pape Jehan XXII«; et au denain, par le pape Bénédict il
fu fait cardinal ; lequel pape mort, il fu esleu en pape, ja-
soit ce qu'il fust des plus jeunes cardinaus.
Et environ ce temps que le siège du pape vacoit, Jehan,
dnc de Normendie, fds du roy de France, et le duc de Bour-
goigne, son oncle, furent de par le roy de France envoies à
Avignon, à procurer l'ellection etmeismement la promocion
de Pierre Rogier , prestre cardinal , jadis archcvesque de
Roen. Si leur vindrent nouvelles, endementres qu'il estoient
en chemin, que à leur souhait et entencion le message estoit
parfait pour lequel il estoient en chemin ; noient-moins il ne
désistèrent point d'aler à Avignon. Mais quant il furent
là, le pape nouvellement créé les reçut et tout le collège
des cardinaus très honnorablement. Si avint que quant le
pape nouvel créé aloit à son couronnement, les deux ducs,
l'un d'une part et l'autre d'autre, tous à pié tenoient le
fiein et gouvernoient le cheval du pape. Et, au disner, du
premier mes il le servirent. Et après les solempnités qui
appartiennent à telles besoignes, et leur messages fais, il
pristrent congié du pape et s'en retournèrent en France.
Et en icest an, messiie Robert d'Artois, du commande-
ment du roy d'Angleterre , si comme il feignoit , quant
il sceut que le conte de Montfort estoit emprisonné, si lu y
voult aidier contre Charles de Bloys, et passa la mer d'An-
gleterre en Bretaigne , et prist avecques luy Tanueguy du
Chastel et Yvon de Trczeguidi devant nommes , et fist
moult de maux en la duchié de Bretaigne. Et en ce meisme
an, assez tost après le coronnement du pape, vindrent en
France deux cardinaux envoies de par le pape , c'est
assavoir le cardinal de Penestre (1), vichancclicr du pape, et
(1) Penestre. Ou Prcncstc.
418 LES GRANDES CHRONIQUES,
messire Hannibal de Neapole., à segnefier aux roys de France
et d'Angleterre et à leur allés, sa volenté sus la composition
de pais entre eux. Et premièrement, il vindrent au roy de
France et orent de luy ceste response : « Que, sauve la majesté
» royale et la convenance et le serment qu'il avoit à ses aliés,
» il se consentoit de plaine volenté à toute bonne pais » Quant
les cardinaus orent oï sa response, il envoièrent leur messa-
ges au roy d'Angleterre, assavoir que s'il vouloit traittier à
aucune manière de pais avecques le roy de France, il pas-
seroient la mer. Si orent en response que en Angleterre il
n'entreroient jà , mais il entendoit prochainement visiter
son royaume de France, et ilecques, pour la révérence du
siège de Rome, les oroit volentiers. Et puis vindrent lesdis
cardinaus aux Flamens ; si leur respondirent ainsi comme
hommes désespérés , que jamais il n'enclineroient à au-
cune pais s'il n'estoient premièrement absous. Et après
que lesdis cardinaus furent venus aux Brebançons et aux
Uanoiers, si leur donnèrent ceste response : Que, sauve
l'aliance qu'il avoient faite au roy d'Angleterre, il s'accor-
deroient tousjours au bien de pais. Et jasoit ce que par
l'administracion et services des devant dis cardinaus, trieves
fussent entre le roy de France d'une partie et les Flamens
et aucuns aliés d'autre partie ; toutes voies , quant au roy
d'Angleterre , il n'estoit nule mencion. Mais estoient les
gens du roy de France en Gascoigne avecques l'évesque de
Biauvais qui combatoient forment les gens au roy d'Angle-
terre. Et partout l'esté, ceux qui soustenoient la partie de
Charles de Bloys contre le conte de Monfort estoient hom-
mes qui mouteplioient moult batailles.
Et en ce meisme an, au moys de septembre, vint de rechief
messire Robert d'Artois et le conte de Salebruge avec luy
en Bretaigne, pour aidier à ceux qui soustenoient la partie
du conte de Montfort, auquel advènement leur gens firent
(13i3.) PHELIPPE DE VALOIS. 419
inoult de dommage aux gens qui estoient au pays, tant de par
le loy de Fiance comme de par Charles de Bloys, et meis-
mement en navire, comme galies et autres vaissiaux, lequel
navire avoit este acheté de par le roy de France. Car il y ot
un très grant assaut en mer, auquel ledit messire Robert
fu navré et fu au lit ; et le prist un flux de ventre duquel il
mourut assez test avecques la navreure qu'il avoit. Et fu
jiorté en Angleterre, dont il n'estoit pas né, pour le enterrer.
Et en ce meisme moys de septembre, vint le roy d'An-
gleterre en Bretaigne ; et disoit que ce n'estoit pas pour
guerroier qu'il estoit venu, mais pour garder, deffendre et
aidier Jehan, fils du conte de Montfort, lequel il appelloit
son fils, pour la cause qu'il avoit fiancé sa fille. Si avint
et apparut assez tost après le contraire du fait ; car il
amena avecques soy une partie de son ost, et ala tenir siège
devant la cité de Vannes ; et l'autre partie des Anglois ala
devant Nantes et ilec firent siège et désunirent et ardirent
les fourbours et demourèrent là jusques à tant que le roy
de France y fu. Et après, quant il vint à la cognoissance du
roy de France que le roy d'Angleterre entendoit au siège de
Vannes, il se parti de la cité de Tours et assembla son ost
et s'en ala à Rezons (2), et laissa la royne qui estoit avecques
Iny en l'abbaye de Noiremoustier. Et endementres que le
roy ala à Rezons, il ot les cardinaus à l'encontre de luy,
lesquels , selon le commandement du pape , traitticrent
avecques luy de la pais. Quant les Anglois qui tcnoient
siège devant Nantes sceurent la venue du roy, il levèrent
le siège et s'en départirent. Si avint après que les deux roys
approchièrent l'un de l'autre qu'il n'avoit de l'un à l'autre
que six lieues. Adoncques commencièrent les cardinaus à
chcvauchier de l'un roy ci l'autre, et autres prcudcsiiommcs
(!) r.czons. Variante : /icv'o/x. Ce doit tMrc Bedon.
Y
420 LES GRANDES CHRONIQUES,
messagers. A la fin, les deux roys furent d'une volenté à
acort , à ceste fin et conclusion que d'iceluy jour qu'il
comniencièrent à traittier jusques à la feste de saint Micliicl
ensuivant, se il povoient concorder, trieves et induces seront
données entre eux ; et s'il ne povoient concorder dedens le-
dit ternie, les trieves seront aloignées juscjues à trois ans,
à comniencier à la feste saint Michiel prochaine avenant.
Et encore est acordé que, à la feste de la Nativité Nostre-
Dame de l'année ensuivant , cliascun des roys envoiera à
Avignon, pour soy, certains messages devant le pape pour
traittier de la pais. Et ainsi les cardinaus s'en retournèrent
à Avignon et le roy d'Angleterre se parti de Bretaigne
premièrement et s'en ala en Angleterre. Et le roy de France
demoura une pièce en Bretaigne jusques environ le com-
mencement du moys de janvier ; et lors s'en retourna en
la terre de France. Toutes voies , ceux qui estoient de la
partie Charles de Bloys menoient tousjours guerre en
Bretaigne contre l'autre partie qui estoit pour le conte de
Montfort.
XXXI.
De laforme des trieves, et du Iraiiiéfail entre le roy de France cl
le roy cF Angleterre par les cardinaus.
La forme des trieves est telle : <i Vez-ci les choses acor-
I» dées et jurées entre le roy de France et le roy d'Anglc-
» terre, c'est assavoir, par monseigneur le duc de Bourhon
» et le duc de Bourgoigne pour le roy de France, et par
» le conte de Derhy, le conte de Noyrentonne et par autres
» nobles pour le roy d'Angleterre; en la présence des carcli-
» naus Penestre et Tusculain^ trailtcurs de la paix, en la
» ville de Malostroit.
(1343.) PHELIPPE DE VALOIS. 421
» Premièreïucnt est acorclc, pour la révérence de l'églyse
>) et à secourre au mauvais estât de crestienneté et à espar-
» gnier aux dommages des sougiés des deux roys, et pour
» l'honneur des cardinaus traiteurs de la pais des deux roys,
» que sur toutes discordes et dissentions meues entre les
» deux roys, soient envoiées à court de Rome aucuns du
» sanc des deux roys avec aucuns autres qui aient puis-
» sance de concorder, de ottroier et de afermer sur toutes
» lesdites discordes, selon le traittié de noslre saint père le
» pape et des devant dis traitteurs ; et pourront proposer
'> leur raisons devant le pape , non à décision de cause né
» pour donner sentence définitive, mais afin de meilleur
» traitié et de faire pais. Et si est ordené que ceux qui seront
» envoies à la court ois seront dedens la feste de monsei-
» gneur saint Jehan-Baptiste prochainement venant, afin
» que dedens la nativité de Nostre-Seigneur les choses
» dessus dites soient, par nostre sire le pape à l'aide de
»» Dieu, expédiées et délivrées; et s'il avenoit que du con-
'> sentement desdis nobles le temps fust esloigné, et aussi
» que le pape fust empeschié ou qu'il ne peust concorder
» les deux roys, toutes voies les trieves durront et seront
» gardées jusques au temps déterminé. Et afin c|ue les cho-
» ses dessus dites puissent avoir meilleur efïect, sont trieves
» ottroiées jusques à la feste saint Michiel du moys de sep-
» tembre prochain venant, et de ladite feste jusques à trois
» ans continuement ensuivant , entre les roys de France,
» d'Angleterre et d'Escoce , et le conte de Haynau, et les
» Flamens et les aliés devant nommés des roys en toutes
» les terres de eux et de leur aliés; pour lesdites trieves tenir
» pour le temps dessus dit de la date de ces lettres présentes.
» Et si est ordené que le roy d'Escoce et le conte de Haynau
» et lesdis aliés envoieront leur messages en la court de
» Rome dedens la feste saint Jehan dessus dite, lesquels
36
422 LES GRANDES CHRONIQUES,
aient puissance de consentir et de avoir estable tout
quanciucs il leur pourra toucliier, selon le traitié du saint
père le pape. Et se aucuns de eux sont négligens ou qu'il
ne leur chaille de envoier leur messages comme dit est,
pour ce ne sera point retardé né empeschié la négoce
devant dit. Et que les ordenances faites devant Tonrnay,
des trieves , seront exprimées dedens et des deux roys
confermées , excepté des emprisonnés. Et que lesdites
trieves seront des deux roys en Bretaigne gardées, et de
leur adhérens, jasoit ce qu'il se client avoir droit au du-
cliié. Et cjue la cité de Vannes, en la main des cardinaus
sera receue et teneue en la main du pape par l'un des
cardinaus, se l'autre se départoit ou se il ne la vouloit
recevoir par tout le temps des dites trieves.
» Et en la fin des trieves fassent les cardinaus leur volenté
de la cité de Vannes. Et que les cardinaus labourront cu-
rieusement, afin que la voie plus convenable puisse estre
trouvée par laquelle l'en procède à l'absolucion des Fla-
mens, et les sentences èsquielles il sont encourus oster.
Et que le conte de Flandres, tant comme seigneur sans
moien ( 1 ) et non pas tant comme souverain, demourra
en Flandres durant lesdites trieves ; mais qu'il plaise au
peuple dudit pays. Et que ce qui fu ottroié ou acordé en
la cité de Nantes au conte de Montfort, de quoy il ap-
paru, sera loyaument envers ledit conte gardé. Et se
aucuns, en Gascoigne ou en autre lieu, meuvent guerre
l'un contre l'autre, voisin contre voisin, anemis contre
anemis, lesdis roys ne s'entremettront point de leur par-
tie, né pour autres envoies né autrement par cjuelque ma-
nière ; et pour ce les trieves ne seront point enfreintes.
Et encore est acordé que les deux roys labourront bien
(() Sans moijoi. Sanseffn.
(1343.) PHELIPPE DE VALOIS. 423
» et diligeammeut et sans fraude, que les sougiés d'une
» partie ne fassent guerre aux sougiés de l'autre partie en
» Gascoigne et en Bretaigne durant lesdites trieves. Et que
» nul qui maintenant soit en obédience d'une partie puisse
» venir, les trieves pendans, en l'obédience de l'auti'e partie
» à laquelle il ne fu pas au temps que lesdites trieves furent
» données. Et que durant lesdites trieves à aucuns ne soit
» donné ou souffert à donner aucune chose en la guerre
» menée. Et que lesdites trieves soient gardées en mer et
». en terre. Et qu'elles soient acordées et concordées par le
» serement de l'une partie et de l'autre. Et que lesdites
» ti'ieves seront publiées en l'ost de l'une partie et de l'au-
» tre, c'est assavoir, en Bretaigne et en Gascoigne dedens
» quinze jours; en Flandres, en Angleterre et en Escosse,
» dedens quai*ante jours. Et encore est acordé que tous les
» prisonniers d'une partie et d'autre , et tous biens pris
» durant la souffrance par les devant dis cardinaus nou-
» vellement faite , c'est assavoir du dimenche devant la
» feste saint Vincent prochaine venant jusques à ce présent
» jour , seront mis hors de prison et seront franchement
» laissié aler, rachetés ou rançonnés en tant que l'ordre de
» droit donra. »
En ce meisme an, par tout l'y ver, furent les messages
du roy de France à la court, à procurer l'absolucion Loys,
duc de Bavière; car le roy luy avoit promis, à la fin que
ledit Loys fust alié avecques ledit roy de France, et que
l'aliance que ledit duc avoit au roy d'Angleterre fust ani-
chilée; mais les devant dis messages ne firent riens à la
court, pour cause que ledit duc ne demandoit pas sa récon-
ciliation vers l'églyse, par manière deue, si comme il devoit.
Toutes voies, les messagiers du roy, tant comme il estoient
à la court du pape, firent convcncions et traittiés devant
le pape, avec mcssire Ymbcrl, dauphin de Vienne, lequel
424 LES GRANDES CHRONIQUES,
ii'avoit nul hoir né il n'estoit pas en espérance qu'il en deust
nuls avoir de quelque femme que ce fust, coment messire
Phelippe, fils du roy de France, succéderoit au Daupliiné.
En ce meisme an , mist le roy une exaction au sel ,
laquielle est appellée gabelle; c'est-à-dire que nul ne povoit
vendre sel en tout le royaume s'il ne l'achetoit du roy. Et
qu'il fust pris es greniers du roy. Dont le roy acquist l'indi-
gnacion et la inale grâce tant des grans que des petis et de
tout le peviple. Et si fist par telle manière sa monnoie
empirier et de jour en jour amoindrir que devant la feste
de la nativité Nostre-Dame, l'an ensuivant, un denier valoit
cinq deniers parisis, et le flourin de Florence valoit cjuarante
sous parisis. Et pour ceste cause il fu grant chierté de toutes
choses par tout le royaume de France, et valoit le sextier de
h\é soixante-seize sous parisis et avoine quarante sous parisis.
XXXII.
Coment mut dissencion entre les barons de Normendie; et co-
rnent ceux d^ Or liens pristrcnt blés qui cstoient sur la riç>ière
de Loire et les mislrent en vente.
L'an de grâce mil trois cens quarante-trois, avint, par
l'enortation du déable, que une grant dissencion s'esmut
entre aucuns nobles du duchié de Normendie. C'est assa-
voir, entre messire Jehan conte de Harecourt, et messire
Robert dit Bertran mareschal de France , pour conve-
nances de mariages contraitiés d'une partie avecques le fils
dudit messire Robert, et avecques la fille de messire Robert
dit Bacon, chevalier, et de l'autre jiart avecques messire Geof-
froy, frère dudit conte. Et y ot mains mises (1) et glaives
(1) Mains mises, etc. G'esl-â-dirc jeu de mains et d'épées.
(1343.) PHELIPPE DE VALOIS. 426
trais, et viiidient jusques eu la présence du roy. Mais le
l'oy, pour le bien de pais et pour justice faire, enjoi.3ait à
cliascune partie que l'une partie ne courust sus l'autre né
se combatist contre l'autre; mais tous deux fussent semons
à venir à Paris en son parlement. A laquiellc journée ledit
messire Geoffroy ne vint né comparut, né n'envoia pour soy
procureur suffisamment fondé. Mais nonobstant l'inliibi-
cion du roy, ledit messire Geoffroy asségia en un cliastel
messire Guillaume dit Bertran, évesque de Lizieux, frère
du devant dit messire Robert; et depuis, si comme l'en
disoit communément, se commença ledit messire Geoffroy
à aerdre (1) avec le roy d'Angleterre, et avecques les anemis
du roy de France,
Item, en ce temps, Pbelippe de Navarre, frère de la royne
Jebanne femme du roy Cbarles denenièrement trespassé,
assez tost après la Pasque, prit sa voie pour aler à l'aide du
roy de Castelle contre les Sarrasins; lequel, quant il fu parti
de France, s'en ala à Avignon, et là fu par une espace do
temps avec le pape et les cardinaus.
Item, en ce meisme an, comme le roy, à la requeste du
ducdeBourgoigne, luy voulsist aucunement aidier; — car en
sa terre avoit très grant deffaute de vivres, et eust le roy
ordené que sur les terrouers d'Orliens, de Biauce et de Gas-
tinois ceste manière d'ayde seroit levée pour aidier au pays
du devant dit duc ; — dont il avint que les clercs estudians
à Orliens, avec les bourgois et le commun, portèrent ceste
cliose moult griefvement et disoient que les marchiés de
vivres en seroient moult aménuisiés et empescliiés ; si con-
vindrent tous d'un acort à procéder en l'offense du
loy et de tout le conseil par telle manière : car de fait il
viudrent au fleuve do Loire là où cstoient aucunes nefs
(1) Acidie. Adhérer.
315.
426 LES GRANDES CHRONIQUES,
plaines de vivres pour estre menées au duc de Bourgoigne
et en son dit pays, lesquelles, sans aucune discrécion et sans
arroy, mistrent tous lesdis vivres en vente au commun
à tous ceux qui avoir en vouloient. Et adecertes aucuns
d'iceux s'en découroient par les foibours et par les villes
voisines, et rompoient les huis et exposoient les biens des
povres à larecin. Quant le prévost d'Orliens vit ce, si consi-
déi'a que de légier il ne pourroit pas obvier à si grans forse-
neries, toutesvoies il fist ce qu'il pot ; car par ses sergens
il fist prendre douze ou quatorze des malfaiteurs, et les fist
mettre en prisons diverses. Quant les autres de la ville
cirent dire que le prévost en avoit mis aucuns en prisons, si
s'esmurent ainsi comme hors du sens et forsenés, et s'en
alèrent aux prisons et les rompirent, et mistrent hors ceux
que le prévost y avoit mis; et non pas seulement ceux,
mais tous autres prisonniers et meismement aucuns qui
estoient coudampnés à mort pour leur mesfais. Quant ces
choses furent venues à la cognoissance du roy, il envoialà
deux chevaliers , et avecques eux grant quantité de gens
d'armes , et leur commanda bien que tout acertes ceux
qu'il trouveroient coupables de ceste dissencion que tantost
et sans délay il les fissent pendre, et meismement ceux que
le prévost d'Orliens leur nommeroit. Lesquiex, quant il
furent venus à Orliens , il en firent prendre ])luseurs et
tantost pendre, si comme commandé leur avoit esté; entre
lesquiex il ot un pendu, lequiel estoit dyacre, si comme
l'en disoit; et tantost après cessa toute celle sédicion (1).
En ce meisme an, en la ville de Paris et meismement en-
viron Paris et au bois de Viucennes, là où la royne vouloit
que une grant fesle fust faite pour la cause que elle avoit
eue un fils nouvellement, il vint une très forte tempeste,
(1) Nos historiens nioUcrnes n'onl pas parle do cette «édition.
(1343.) PHELIPPE DE VALOIS. 427
laquelle tresbucha un très fort mur , et rompit et abati
pluseurs arbres audit boys.
En ce meisme an , l'abbc de Saint-Denis en France ,
messire Guy de Chartres (1), lequel s'estoit moult sagement
porté au gouvernement de sa maison, c'est assavoir de l'é-
glyse de monseigneur saint Denis, afin que il péust mieux
vacquer à Dieu et à contemplacion, envoia procureur en
la court de Rome souffisamment fondé; lequel procureur,
en la présence du pape en plain consistoire, de par ledit
monseigneur Guy abbé, résigna au gouvernement et à l'hon-
neur de la devant dite églyse de monseigneur saint Denis.
Et assez tost après, frère Gille Rigaut (2), moyne de celle
meisme églyse , bachelier en théologie et prieur d'Essone
cmprès Corbueil , à la subjection du roy de Navarre qui
estoit présent à la court de Rome, et par le bon tesmoing
lie son devancier, c'est assavoir ledit monseigneur l'abbé
Guy, lequel avoit escript de luy à la cour de Rome et audit
roy de Navarre, fu ledit frère Gille Rigaut subrogé au
gouvernement de ladite églyse; et en ladite court de Rome,
avant qu'il partist, fu benéi et consacré. Un pou après la
Ijénédicion de Gille Rigaut en abbé de Saint-Denis en
France, Phclippe, roy de Navarre, pristcongié au pape; el
empêtra, tant pour luy comme pour ceux qui estoient avec-
ques luy, du pape, plaine indulgence de peine et de coulpe,
et se mist en chemin pour aler en l'ayde du roy de Cas-
telle, contre les Sarrasins. Icestui roy de Castclle se coniba-
toit contre les Sarrasins et avoit guerre continuemcnt contre
eux ; et espéciaument pour le temps, il avoit uioult à faire
contre le roy de Garnate et contre le roy de Belle-Marine,
car il avoit asségié et mis siège contre une très noble et très
(1) Chartres. Et mieux t/u Castres.
(2) ixifjaut. Le manuscrit 8298-3 iijoulc ik Rohsy ou iioucij.
i
428 LES GRANDES CHRONIQUES,
forte cite , laquelle est appellée Algésire, et est divisée eii
deux parties, et court une rivière parmi; et y a un pont
par lequel on va d'une partie à l'autre , dont l'une partie
est appellée Algésir la neuve, et l'autre Algésir la vielle. A
ce siège vint le roy de Navarre au inoys d'aoust, et fu receu
du roy de Castelle à très grant joie et graut honneur. Et ja-
soit ce que ledit roy de Navarre eust moult grant désir de
soy combatre contre les Sarrasins, toutes voies, assez tost
après qu'il fu arrivé au devant dit siège , il luy prist une
forte passion (1) que l'en appelle flux de ventre, et se parti
du roy de Castelle et de l'ost des Sarrasins (2), environ trois
lieues loing, et ilec mourut comme bon chevalier de Jhé-
sucrist (3), duquel le corps fu enterré en l'églyse Nostre-
Dame à Pampelune, et le cuer aux frères Prescheurs, à
Paris, et ses entrailles à une ville qui est appellée la Noe,
emprès Evreux. Et après la mort dudit roy , la roy ne de
Navarre, sa femme, par le conseil du roy de France, re-
nonça à toutes ses debtes et à tous meubles (4).
(1) Passion. Souffrance.
(2) Le continuateur françois de Nangis ajoute ici : A Cereix. (Manus-
crit 8298-3.)
(3) Le manuscrit 8298-3 ajoute : Au mois de septembre.
(4) On pourroit croire, d'après ces dernières paroles, que le roi de
Navarre n'avoit pas été fàclié de perdre de vue ses créanciers, en se ren-
dant en Espagne.
(13i3.) PHELIPPE DE VALOIS. 429
XXXIII.
ComciU les faux sceUcurs orent les poings copés ; cl coinciU
monseigneur Olii'icr de Clisson ol la leste copée es haies de
Paris y et pluseurs autres chei>aliers et escuiers de Bretaignc
et de Normcndie ; cl cornent il Ju chier temps en France
pour les changemens de monnaies .
En ce meisiue moys d'aoïist, un noble chevalier de Bie-
tai^jne (1) qui avoit à nom niessire Olivier de Clisson, pour
cause de traison qu'il avoit commise contre son seigneur le
voy de France qui avoit fait ledit messire Olivier clievalier
et moult l'avoit aimé, fu pris moult cautement à une joustc
à Paris; lequel, quant il fu pris, confessa sa traison et fu par
luy-meisme prouvée. C'est assavoir, qu'il avoit iaissié son
seigneur le roy de Fi-ance et s'estoit alié aveques le roy
d'Angleterre par foy bailliée, lequel estoit adversaire du roy
de France. Assez tost après, fu amené du Temple, là où il
tenoit prison en Chastellet, la teste toute nue et sans chap-
peron, et puis fu sentence donnée contre luy, cl fu mis
hors de Chastelet; et d'ilecques, si comme l'en dit, fu trainé
tout vif jusques en Champiaux (2), et depuis fu monté ou
monta en un grant et haut cschaufaut, là où il povoit estrc
veu de tous, et là ot la teste copée (3). Duquel le corps fu
trainé jusques au gibet et puis fu pendu par les esselles au
plus haut lieu du gibet, et son chef, du commandement du
roy, en espoentement des autres, si fu porté en la cité (4) de
(1) De Cz-t'/a/^oc. Manuscrit 8298-3. Brelon- Gallon.
(2) Cliami)iaux. Clianipcaux. Aux halles ilc Paris.
(3) La iCle copée. Villarct dit à co propos : Satis qu'on pùl pénÉlrcy les
motifs de celle exécution. D'après tous les récils conlcmi)orains, incitic
celui de Froissart, on n'avoit pas besoin d'une grande pénélralion pour
le deviner.
(■i) En la cité. Manuscrit 8298 3. El mise sur la porte de Nantes.
UO LES GRANDES CHRONIQUES.
Naiites à laquelle il avoil fait moult de maux et s'estoit
cfforcié de la trair, si comme l'en disoit. Sa femme qui es-
toit appellée dame de Belleville, tant comme coupable des
devant dites traïsons , fu semoncée en parlement, laquelle
n'osa comparoir ; pour ce , fu elle condampnée par juge-
ment et bannie.
En ce meisme an , Geoffroy de Harecourt (1) qui avoit
esté semons en parlement, si comme devant est dit et n'es-
toit point venu, mais avoit fait une très grant desloyauté
contre son seigneur, car il s'estoit aers (2) avecques le roy
d'Angleterre et le servoit en ses fais de guerre, si fu de re-
cliief semons en parlement devant le roy ou ses gens ; et
comme il ne venist né pour soy souffisamment il n'envoiast,
le roy le fist bannir solempnellement etdu royaume de
France estre osté, et tous ses biens estre confisqués.
Ce meisme an, au moys d'aoust, le conte de Montfort
qui, depuis le temps qu'il avoit esté pris en Bretaigne, avoit
tenu prison à Paris au Louvre jusques à maintenant , fu
délivré de prison pour certaines seurtés et convenances
qu'il n'iroit pas en Bretaigne (3).
En ce meisme an, au moys de septembre, les deux roys
de France et d'Angleterre envoièreut messagiers à Avignon
pour ti'aitier de la pais, si comme il estoit acordé entre eux
c'est assavoir en la feste de la nativité Nostre-Dame.
(1) Geoffroy de Uarecourt. « Un des grands barons de Normandie, frère
» au conlc de Harcourt pour le temps de lors, et sire de Saint-Sauveur-
» le-Viconile et dç pluseurs villes de Normandie. » (Froissart, livre 1,
chap. 24C.)
(2) Aers. Associé, Avoir fait adhérence.
(3) Le comte de Montfort ne mourut donc pas en prison , comme le
dit Froissart; il ne s'évada donc pas de prison, comme le dit dom Lobi-
neau dans son Histoire de Bretagne. Mais il rompit on 1344 les engagcniens
qui avoient été la condition de son élargissement, en allant joindre le roi
d'Angleterre. (Voyez la continuation françoisc de Nangis, nisc. 8298-3.,
anno 1344.)
(1343.) PIIELIPPE DE VALOIS. 431
En ce meisme an, il vint une très giant guerre et dis-
sencion entre le roy d'Arragon et le roy de Maillorgues,
pour causes d'aucunes redevances que le roy d'Arragon
disoit avoir en la ville de Perpignan : et assemblèrent en-
semble en bataille; mais le roy de Maillorgues fu vaincu
tantost et mis ainsi comme tout au noient : mais après il
furent par le pape mis à pais.
Et environ ce temps, sept faux scelleurs et composeurs et
simulateurs du scel du roy de France furent extrais et mis
hors de Chastellet, et furent menés aux champs hors de
Paris emprès Saint-Laurent , et en la terre et justice de
monseigneur saint Denis par don du roy. Et là, fu levé un
grant eschaufaut par le prévost de Paris du congié de
ladite églyse de monseigneur saint Denis, et de ce orent
bonnes lettres dudit prévost , présent maistre Jehan Pas-
toiuel c(ui les reçut au nom de ladite églyse; et quant il
fiuent audit eschaufaut montés par degrés de fust (l) que
l'en y avoit fais , l'en leur copa sus ledit eschaufaut les
peins, et après furent traincs au gibet et pendus.
En ce meisme an, le roy fist cheoir sa monnoie par telle
condicion que ce qui valoit (2) douze deniers de la monnoie
courant ne vaudroit que neuf deniers, c'est assavoir, l'escu
f[ui valoit soixante sous ne vaudroit c|uc trente-six sous et le
gros tournois ne vaudroit que trois sous , le treiziesme
jour de seplend^rc. Et en la Pasqucs prochaine, l'escu ne
vaudroit que trentc-f|uatre sous, et le gros deux sous, et la
maille blanche six deniers juscpies emmi septembre, l'an
(1) Degrés de fust. Escaliers de bois.
(2) Ce qui valoil. Msc. 8208-3. Les ntaille^ blanches qui courrnieni pour,
clc, — El le flourin à l'escu qui courrait pour soixante sols, etc. — Et le
(iras tournois de saint hoijs et de ses devanciers, etc. — El à Pasques chairoii
pour un tiers, c'est assavoir l'escu vint-(piatre sols, le (jros tournois deux
>()/.s, In maille blanche dix deniers tournoi);.
I
432 ^ LES GRANDES CHRONIQUES,
quarante-quatre et plus ne dureroit. Dont il avint que blés
et vins, et autres vivres vindrent à grant defFaut et à grant
chierté, pour laquelle chose le peuple commença à mur-
murer et à crier, et disoient que celle chierté estoit pour la
cause que chascun attendoit à vendre ses choses juscjues à
tant que bonne monnoie courust. Et fu la clameur du peu-
ple si grant que le roy, ce meisme an , c'est assavoir l'an
mil trois cens quarante - trois , le vingt -huitiesme jour
d'octobre, fist cheoir du tout les monnoies devant dites par
telle manière que le gros vaudroit douze deniers, la maille
blanche trois tournois, le flourin à l'escu treize sous quatre
deniers, le flourin de Florence neuf sous six deniers. Jasoit
ce que par avant il eut osté le cours aux autres monnoies,
excepté les bruslés qui valoient deux deniers , lesquels
vindrent à une maille tournoise. Et nepourquant, considéré
la forte monnoie, non obstant la clameur du peuple devant
dite, les vins, les blés et autres vivres estoient plus chiè-
rement vendus que devant.
En ce meisme an, au moys de novembre, la vigile de saint
André l'apostre, aucuns nobles de la duchié de Bretaigne
qui avoient conspiré contre le roy de France, et en moult
de lieux du royaume de France subgiés, et meismement en
Bretaigne, avoient moult de maux perpétrés, en faisant des-
tructions, occisions et rapines, et lesquels avoient preste
aide, conseil et faveur au roy d'Angleterre et à messire
Robert d'Artois très grans anemis du roy de France; et
espéciaument audit messire Robert d'Artois, quant il vint
en Bretaigne, si comme devant est noté ; furent mis hors
du Chastellet de Paris et trainés es haies, tant comme très
mauvais traitres; et tous les uns après les autres orent les cous
copés et puis furent trainés jusques au gibet, et après, au
plus haut lieu du gibet pendus par les csselles, et leur
testes après eux. Et estoient tous nobles, c'est assavoir,
(1343.) PHELIPPE DE VALOIS, 433
six chevaliers et six escuiers, desquels les noms sont
après nommés, un excepte duquel je ne sçay pas le nom.
Premièrement les chevaliers : Messire Geoffroy de Males-
troit, messire Jehan de Malestroit, son fds, messire Jehan
de Montalban , monseigneur Guillaume d'Evreux ( 1 ) ,
monseigneur Alain de Calilac (2), messire Denis du Plessie.
Les escuiers : Jehan de Malestroit , Guillaume d'Evreux-
Rollant Jean de Sene David (3).
En ce meisme an, le samedi veille de Pasques, c'est assa-
voir le troisiesme jour d'avril, trois chevaliers nornians les-
quels se portoient traitreusement contre le roy, en tant qu'il
entendoient Geffroy de Harecourt, banni du royaume de
France ce meisme an si comme dessus est escript, faire duc
de Normendie, et duquel duchié ledit messire Geffroy avoit
jà fait hommage au roy d'Angleterre, si comme l'en disoit
communément, furent pris et détenus ; et sus les devant dis
fais accusés et convaincus (4) : finahlement furent mis hors du
Chastellet là où il avoient esté longuement, et furent jugiés
par telle manière comme les devant dis de Bretaigne , et
exécutés ladite vedle de Pasques, ce excepté que les trois
chiefs desdis trois chevaliers normans, du commandement
du roy , furent tantost portés à Saint-Lo en Constantin ,
en détestacion de lein* grant ti'aison qu'il avoient faite, et
en espoentement des autres. Et après sont les noms desdis
trois chevaliers : premièrement messire Guillaume (5)
Bacon, le seigneur de la Roche-Taisson , messire Richartde
Persy. Et furent tous les biens desdis chevaliers, tant meu-
(1) D'Evreux. Variante : Brex. — Des Brieux. — De Brciix.
(2) Alain de Calilac. Variante : Jean de Cawac. — Alain de Quedillac.
(3) Sene David. Senedavi.
(4) Convaincus. Les liisloriens modernes disent qu'Olivier de Clisson
et les autres coupables de lése-majestc ne furent pas jugés ; nos clironi-
(|ues déposent le contraire.
(5) Guillaume. Continuation Françoise de Nangis : Rijbiert.
TOM. V. 37
434 LES GRANDES CHRONIQUES,
blés comme immeubles, appliqués au fié royal ; car il
avoient conspiré contre le roy, et si avoient envers luy leur
loyauté brisiée, pourquoy il avoient encouru crime de lèse
majesté (1); et pour ce, sans aucune injure et de dx'oit, furent
leur biens confisqués à la royal majesté. Si avint que le
roy qui vit tant de traïsons estre faites et de toutes person-
nes et en toutes parties de son royaume, si fu moût troublé
en luy-meisme, et commença à penser et soy à merveiller,
et non pas sans cause, par quelle manière ces choses pooient
estre faites : car il véoit au ducliié de Bretaigne et de Nor-
mendie ainsi comme tous rebeller, et meisme moult de iceux
nobles qui luy avoient promis et juré garder perpétuelle-
ment loyauté jusques à la mort. Adonques il quist par son
povoir conseil tant de princes comme de barons de son
royaume, par quelle manière il pourroit à si grant fraude
et à si grant iniquité obvier , afin que de son royaume
tout inemistié fust du tout ostée, et que l'en usast de ferme
et loyal pais.
XXXIV.
Cornent Henry de Maleslroit, cler du roy, fu mis en l'cschielle
au par^'is dei'ant Nostre-Dame, et puis mourut en l'ou-
hlietle.
En l'an de Nostre-Seigneur mil trois cent quarante-
quatre , Jeban , fils de Phelippe roy de France, duc de
Normendie, par l'ordenance et volenté du pape s'en ala à
Avignon à grant et noble compaignie, là où le roy d'An-
gleterre devoit convenir. Et quant il ot attendu longue-
(1) Villarct dit encore ici que tous ces barons furent exécutés pour des
crhncs inconnm. On ne peut traiter plus légèrement les témoignages con-
temporains.
(ISZii.) PHELIPPE DE VALOIS. 135
ment pour ce que le roy d'Angleterre ne venoit point ,
mais envoioit* messagers solempnels qui n'estoient mie
fondés soufïisamment à expédier la besoigne de laquelle
il dévoient traittier, tout ainsi comme il estoit aie il s'en
retourna vuide et sans riens faire. Mais tandis qu'il attendoit
à Avignon le roy d'Angleterre , grant contencion fu meue
entre les gens du cardinal de Pierregort et les gens du conte
d'Aucerre, lequel estoit de la famille monseigneur le duc
de Normendie, exi tant qu'il y ot sept personnes tuées et
aucuns de ceux qui estoient de la partie dudit cardinal.
Et tant enforça la sédicion , que le duc commenda c[ue
toutes ses gens s'armassent ; mais ladite sédicion fu tost et
hastivement par le pape apaisiée et pacifiée.
En celuy an, fu pris inaistre Henri de Malestroit, clerc
et diacre, et frère jadis de monseigneur GefFroy de Males-
troit , chevalier lequel avoit esté décapité l'an derennière-
ment passé. Yceluy Henri avoit esté en oflice du roy que
l'en dit seigneur des requestes de l'hostel le roy ; mais
après la mort de son frère, il s'en ala au roy d'Angleterre
et estoit son adhérent conti'e nostre seigneur le roy de
France, en tant que en la ville de Vannes en Bretaigne il se
portoit comme capitaine pour la partie du roy d'Angle-
terre. Lequel fu pris des François et amené à Paris hastive-
ment. Et quant il fu mis en prison , à la parfin il pria à
grant instance que il fust mené devant le roy, et il luy diroit
merveille et s'excuseroit loiaument de ce que l'en luy im-
posoit. Adoncques puis qu'il fu présenté au roy et l'en
ot escouté et oï paciamment tout ce qu'il avoit voulu dire,
noient moins il fu envoie en prison à la maison du Temple
là où il avoit esté paravant et dont l'en l'avolt amené. Et
quant il ot demouré un petit temps, à la parfin au moys
d'aoust il fu jnis hors de prison, en cote et sans chaperon,
lié par le cou et par les mains et par les pies de chaiennes île
436 LKS GRANDES CHRONIQUES,
fer, et assis en un toniberel sus un bois grant et large, mis
de travers afin que tons le pcussent véoir , et ainsi fu
pourmené par la ville de Paris, dès le Temple jusques au
parvis devant l'églyse de Nostre-Dame, et là fu baillié et
laissié à l'évesque de Paris. Après ces choses , par vertu
d'une commission du pape empêtrée par le roy qui moult
s'efïorçoit que ledit Henri fust dégradé de l'ordre de diacre
et de tout autre oidre, il fu mis, par le jugement de l'é-
glyse, en eschielle, et monstre à tout le peuple par trois fois,
en laquelle eschielle il souffrist et soustint pluseurs repro-
ches , blasphèmes et vitupères très grans et vilains^ tant
pour l'orde boe que l'en luy gettoit , comme par autres
choses puantes qui luy estolent gettées par les menistres du
diable , les sergens du Chastelet qui estoient présens, et
espéclalement en ce qu'il fu navré jusc|ues au sanc d'une
pierre cjue l'en luy getta , contre la deiï'ense des commis-
saires et de l'official de Paris ; lesquels, sus peine d'escom-
meniement , avoient fait crier que , contre ledit Henri
mis en l'eschielle, nul ne gettast plus d'une fois. Et iceulx
trois jours accomplis, assez tost après il mourut (1), et selon
ce qu'il est acoustumé, il fu mis tout niort au parvis ; et fina-
blement, afin que pluseurs le véissent, il f u porté au palais (2).
Après ces choses, le roy d'Angleterre envoia messagers à
la court de Rome, en soy complaignant du roy de France ;
et disoit qu'il ne gardoit mie raisonnablement les trieves
mises entre eux , meismement pour la mort de monsei-
(1) 7/ mourut. Conlinuation françoisc de Nangis : Mourut en prison en
oubliance.
(2) Au palais. Continuation françoise de Nangis: A la porte du palais.
— Cette mort du diacre Henry de Malestroit prouve assez que la haine
des prétentions de l'Angleterre étoil déjà bien enracinée, bien populaire
en France. Villaret et Sismondi se sont donc trompés en soutenant,
le premier, qu'on ignoroit la cause de tant d'exécutions; le se-
cond, qu'on étoit en France généralement indifférent aux intérêts de l'un
ou de l'autre des deux rois.
(1344.) PHELIPPE DE VALOIS. 437
gneur Gefïroy de Malestroit , chevalier, et d'autres mis à
mort, à Paris, par le roy de France (1).
Le mardi dix-huitiesme jour de janvier, Phelippe (2), fils
du roy de France, estant âgé de dix ans, prist à femme
madame Blanche , fdle de Charles roy de France , qui es-
toit trespassé derrenièrement ; estant ladite Blanche en
aage de dix-huit ans. Et fu faite très grant feste à Paris au
palais le roy, présente madame la royne Jehanne, mère de
ladite espouse, à tout grant compaignie de nobles. Et l'en-
demain de ladite feste, la compaignie des nobles dessus dis
firent joustes et grant appareil , escjuelles joutes monsei-
gneur Raoul conte d'Eu , connestable de France, fu mis à
mort et occis de un cop de lance.
(3) Le dernier jour de février furent conjonction des trois
planètes plus hautes, c'est assavoir de Mars, de Jupiter et
de Saturne ; et selon le jugement des sages astronomes qui
pour le temps demouroient à Paris, ladite conjonction,
selon leur dit, valoit trois conjonctions, c'est assavoir con-
jonction grant, très grant et moienne, et ne povoit à venir
que en (4) du moins; et pour ce, elle
demonstroit et ségnéfioit choses grans et merveilleuses et
qui n'a viennent que trop pou et tart, si comme sont muta-
tions de lois , de siècles , de royaumes , et avènemens de
prophètes. Et doivent avenir ces choses espécialement vers
les parties de Jhérusalem et de Surie.
(1) Edouard auroit voulu que ses partisans avoués fussciU considérés en
France comme il considéroil lui-même les barons demeurés fidèles à
riiiiippe de Valois qui tomboient entre ses mains. On sent que cela ne de-
voit pas être, et que le roy de Fraucc ne pouvoil laisser impunis dans sou
royaume ceux qui l'abandonnoient après dix ansdc souveraineté incontestée •
(2) Phelippe. Continuation françoisc de Nangis : Duc d'Orléans.
(3) Ce paragraphe est inédit.
(4) Ce membre de phrase esl entièrement omis ou transcrit avec cette
lacune dans les manuscrits.
37.
438 LES GRANDES CHRONIQUES.
Eu celui au, le loy d'Arragon prist le roy de Maillorgues
et kiy osta son royauuie pour ce qu'il ne luy vouloit faire
hommage.
XXXV.
Comenl les Gascons et les Bourdelois brisicreiil les trie^'es enlrc
les deux roys; et cornent toute la baronie de Haynau fut
desconfile en Frise.
L'an de grâce mil trois cent quarante-cinq, environ la
Penthecouste, les Gascons et les Bourdelois commencièrent
à brisier les trieves en faisant pluseurs courses sus le royaume
et les gens de France. Mais environ la Nativité Saint-Jehan-
Baptiste, le roy d'Angleterre envoia lettres au pape, disant
que le roy de France avoit rompues les trieves et que, pour
ce, il le deffioit. Lesquelles lettres, quant le pape les ot
leues, il les envoya au roy de France afin qu'il les leust.
Dès lors il s'apresta pour garder le pays et les frontières du
royaume, et fist sa semonce par lettres aux nobles, en man-
dant à tous que, hastivement après quinzaine de la Magda-
laine, il comparussent solemnelment et en armes à Arras.
Et en celuy temps que ces choses se faisoient en France,
le roy d'Angleterre, à tout grant multitude de gens, entra
en mer et vint à l'Escluse en Flandres, en espérance de rece-
voir l'hommage que les Flamens, par l'instigacion de Jaques
d'Artevelle(l),avoient pourpensé piéça de luy faire; mais il ne
parfist mie ce qu'il cuidoit , ains avint tout autrement ;
(1) Le but de ce fameux patriote étoit de livrer le coiiné de Flandres
au fils du roi d'Angleterre, a Mais, » dit Froissart qui aimoit les Anglois
inoins encore que sa patrie, « ceux du pays n'estoient mie bien d'accord
» au roy né à Artevellc qui presclioit de deshériter le comte Loys leur
» naturel seigneur et son jeune ûls Loys, et hériter le lils du roy d'An-
'> glelerre. Cette chose n'cusscnl-il fait jamais, w
(1346.) PHELIPPE DE VALOIS. 439
car au moys de juillet, quant il vint à la cognoissance de
ceux de Gant que ledit Jaques d'Aitevelle, capitaine des Fla-
uiens, se portoit traîtreusement et faussement emini ceux
de Gant, d'Ypre et de Bruges, en tant que quant il venoit
à Gant, il leur donnoit à entendre que ceux de Bruges et
d'Ypre estoient à acort de faire hommage au roy d'Angle-
terre, et quant il venoit à Ypre , il leur disoit semblable-
ment de ceux de Gant et de Bruges, et parloit à ceux de
Bruges par semblable manière de ceux de Gant et d'Ypre.
Et le quinziesnie jour de juillet , quant si grant traïson
fu apperceue, il fu cité à Gant personnellement au mardi
ensuivant, lequel vint à Gant le dix-septiesme jour de
juillet dimenclie, environ souper. Et quant il vit le peuple
si troublé contre luy, il se bouta en sa maison le plus tost
qu'il pot. Et ceux de Gant le suivirent assambléement et en-
trèrent en sa maison efforciement. Finablement, si comme
il fuioit de sa maison, il fu suivi du peuple et fu occis moult
vilainement, environ soleil escouchant. Et combien que l'en
l'eust enterré en une abbaye de nonnains, au dehors de
Gant, toutesvoies par après , il fu gettié à estre mengié et
dévoré des oy seaux.
Quant le roy d'Angleterre oi ces choses , il se parti de
l'Escluse et retourna en Angleterre, et envoia gens d'armes
et sergens aux archiers de Bordiaux pour estre à l'encontre
et au devant du duc de Normendie, fils du roy de France,
lequel, avecques grant compaignie de combateurs , avoit
esté envoie en Gascoignç de par le roy.
En celuy an, au moys d'aoust, Jehan de Bretaigne, conte
de Montfort, avecques la plus grant armée qu'il pot assem-
bler , vint en Bretaigne et mist siège devant la cité de
Quimpercorentin. Mais les gens au duc de Bretaigne firent
lever ledit siège et enclostrent ledit conte en un chastel
auquel il estoit retrait. Mais ne demoura gaircs après que
'lAO LES GRANDES CHRON[QUES.
ledit conte issi dudit cliastel et s'en ala ; et disoit-l'en com-
munément que ceux qui dévoient veiller et guettier par
nuit en l'ost du duc de Bretaigne luy avolent fait voie.
En celuy an, fu le temps d'esté si froit, si moistie et si
pluvieux , que blés, avoines, orges et prés et autres biens
qui estoient es champs ne peurent venir à meurté, et à
peine poi'ent estre cueillis ; ainsois eu fu laissié grant quan-
tité perdre parmi les champs. Les vins aussi et autres fruits
des arbres furent moult vers et aigres.
Au mois de septembre, le dix-septiesme jour , Audri,
fils du ix)y de Hongrie, cousin germain du roy de France et
successeur de Robert, roy de Sécile, à heure qu'il aloit à
son lit pour dormir et reposer, et après qu'il fu despoillé
de ses vestemens et cju'il vouloit entrer au lit, ses propres
chambellans qui estoient députés à garder son corps et sa
chambre, l'estranglèrent à cordes dures et rudes; et après
sa mort fu son corps porté à la cité de Naples et ilecques
sans sépulture, sans grant sollempnité et sans ce cjue nuls
des royaulx né de son lignage y fussent présens.
Guillaume, conte de Haynau, neveu du roy de France,
au moys d'octobre environ la Saint-Denis , luy, avecques
sou oncle monseigneur Jehan de Haynau , chevalier , à
grant compaignie de nobles s'en ala en Frise dont il se
disoit estre roy et seigneur, afin que il la peust conquerre
à force d'armes. Mais pour ce que les Frisons ne lui vou-
drent obéir et luy résistèi'ent viguereusement, et il estoit
moult convoiteux de les conquerre et de les guerroier et
mettre au bas, il apresta armes et nefs, et quant il furent
issus des nefs et mis à terre, et son oncle luy conseilloit
qu'il s'en retournast, il ne volt avoir le conseil de son dit
oncle ; lequel luy disoit bien, comme expert en guerres et
en batailles, que s'il aloit oultre il mettroit en péril luy
et tout son ost ; et ainsi fu-il par après. Car comme le dit
(1346.) PHELIPPE DE VALOIS. 441
conte qui trop prcsoinptueusement se fioit de sa force, se
fu mis et gettié entre les Frisons, tantost et sans demeure
luy et sa noble compaignie qu'il avoit mené avec soy furent
occis des Frisons. Et sont les noms des personnes nobles et
notables qui furent occises , le seigneur de Floreville , le
seigneur de Duras, le seigneur de Hermès, le seigneur de
Maigny et son frère le seigneur d'Arqués, et le seigneur de
Buelincourt ; le seigneur de Walincourt, monseigneur
Jehan de Lissereules , monseigneur Gautier de Ligne et
son frère monseigneur Michiel, monseigneur Henri d'Au-
court, monseigneur Girart à la Barbe, monseigneur Haso de
Broucelle ( I ), monseigneur Thicri de Vaucourt mareschal de
Haynaut , monseigneur Jehan de Bruiffe , monseigneur
Gilles Grignart. Monseigneur Jehan de Haynau , oncle
dudit conte, s'en retourna tout seul en Haynau de ladite
bataille en laquelle il avoit esté navré en la cuisse.
En celuy temps, monseigneur Jehan de Bretaigne, conte
de Montfortj mourut tout désespéré, si comme pluseurs
disoient; et disoit l'en aussi que à son trespassement il avoit
vu les mauvais espris. Et avint grant merveille, car à l'eure
de sa mort, si grant multitude de corbiaux s'assembla sus
sa maison que l'en ne cuidoit mie que en tout le royaume
de France il en peust avoir autant.
En celuy an, le roy envoia son ainsné fils Jehan, duc de
Normendie, en Gascoigne, contre le conte Derbi pour luy
l'ésister et pour garder le droit du roy, lequel conte y estoit
venu à grant armée, de par le roy d'Angleterre. Mais avant
que le duc de Normendie peust venir en Gascoigne, ledit
conte Derbi prist la ville et le chastel de Bergerac, là où
estoit, de par le roy de France, monseigneur Aymart de
Poitiers, conte de Valentinois, qui fu ilec occis. Et y estoit
(i) Broucelle ou BorscUe.
442 LES GRANDES CHRONIQUES,
aussi le conte de Lille qui, en l'assaut de la ville, avoit esté
pris et grandement navré (1). Et si avoit pris encore avec-
ques ledit conte Derbi la ville de la RioUe. Et disolent plu-
seurs que ces deux villes avoient esté prises du consentement
à ceux du pays. Et quant le duc de Normendie fu venu
en Gascoigne, et il vit que pou ou noient il y povoit faire,
il s'en retourna en France; pour quoy, quant il vit que
le roy, son père, en fu indigné contre luy, si s'en retourna
le fils arrière et mist siège devant Aguillon, et y demoura
jusques au moys d'aoust. Et quant il oi dire que le roy
d'Angleterre guerroioit son père et le royaume , si s'en
retourna en France.
XXXYI.
Comenl le conte de IVorenlon, principal capitaine des Anglois
en Bretaignc, vint à grant force de gens d'armes d' Angleterre,
et fu prise la Roche-Derian , en l'éi'eschc de Triguier en
Bretaigne.
En celuy an, le mardi avant la saint Nicliolas d'y ver,
le conte de Norenton (2), en Angleterre, qui pour le temps
estoit principal capitaine de tous les Anglois qui estoient en
Bretaigne, vint devers la ville de Rarahais (3), en Cornouail-
le, et environ heure de prime, luy et sa gent assaillirent la
ville de Guengamp, en l'éveschié de Triguier ; et ne savoit
mie la force né la constance des liabitans. Car pour ce que
(0 Ce court récit mérite plus de créance que le long discours de Frois-
sart sur la prise de Bergerac. Froissart ne mentionne ni la prise du
comte de Lille (Jourdain) , ni la mort du brave Aimar, que Yillaret
nomme à tort Louis de Poitiers.
(2) KorenloH. Guillaume de Bohun, comte de Northamplon.
(3) Karahaix. Ou Carhaix, dans le diocèse de Quimper. — On cher-
clieroit vainement dans Froissart tous les événemens mentionnés dans ce
cliapitrc.
(1345.) PHELIPPE DE VALOIS, 443
la ville se sentoit bien garnie, elle doubta trop pou ledit
conte. Ainsi fii-il moult esbalii , grevé et troublé de ce
qu'il luy gettoient à fondes (1) et autres engins. Et quant il
vit qu'il n'avoit force contre eux, il s'en parti moult confus
et bouta le feu es forboursde la ville. Après, le jourmeisme,
il s'en vint à cinq lieues de Guengamp ; et, un pou après
midi , fu devant la ville de la Roche - Derian , laquelle
ville ne se doubtoit point des anemis, tant pour ce qu'il
n'avoient point encore esté en ces parties comme pour
ce qu'il n'estoient mie garxiis pour résister aux anemis.
Et combien qu'il y ait fort chastel, toutesvoies, les liabi-
tans estoient despoiu'veus, car il ne cuidoient point que
les anemis venissent en ces parties par nulle manière. Et si
tost que ledit conte approcha de ladite ville, il l'assaillist
moult forment et asprement, car il avoit grant compaignie
et grant force de gens ; et dura l'assaut jusques à soleil
couchant , pour ce que ceux de la ville leur xésis-
toient de leur povoir. Lors , il demandèrent trièves au
conte, et il leur donna jusques à l'endemain seulement,
afin qu'il regardassent et délibérassent s'il luy rendroient
la ville ou s'il se deffenclroient contre luy. Toutes voies,
pluseurs de la ville avoicnt si grant doleur en leur cuer
que plus volentiers deffendissent la ville se il eussent puis-
sance et garnisons, qu'il ne la rendissent aux anemis. Et
noientmoins il distrent aux anemis en audience , qu'il
deffendroient ; pourquoy les anemis furent si iriés que
il assaillirent la ville dès le mercredi matin jusques au
juesdi à vespres , par pluseurs reposées. Et à celles ves-
pi'es, il ardirent la porte de la ville qui est nommée la
Porte du cimetièi-e. Mais tandis que ladite porte ardoit, ceux
de la ville firent par leur soutilleté un mur par dedens ,
(l) A fondes. Avec froiulrs.
444 LES GRANDES CHRONIQUES,
àrendioit et en lieu de ladite porte; puis après baillèrent
trieves l'une partie à l'autre, jusques à l'endemain. Et ceux
de la ville adonques s'assemblèrent à conseil et disoient
qu'il ne pourroient mie résister longuement aux anemis.
Lors monseigneur Hue de Carrimel (1), chevalier, se fist
mettre hors de la ville et dévaler en un panier par une corde,
et ala parler au conte de Norenton, et firent convenances
telles que dès le samedi prochain jusques à huit jours en-
suivans, ceux de la ville s'en partiroient et iroient hors du
chastel et de la ville, sauf leur corps et leur biens. Et ceci
fait, les Anglois entrèrent en la ville et au chastel, dès icelui
samedi, et ceux de la ville s'en départoient communément
jusques à l'autre samedi, selon la forme de la convenance.
Aucuns Anglois pillars loboient et pilloient ceux qui de
la ville s'en issoient : toutes voies, quant on le povoit
prouver, il en estoient punis incontinent de leur capitaines.
En ceste ville estoient habitans, pour le temps, l'évesque de
Triguier, diocésain d'icelle ville ; monseigneur Raoul de la
Roche, et ledit monseigneur Huon de Carrimel, chevalier,
qui la ville gardoit avec pluseurs grans et nobles. Puis, après
ce que ceux de dedens avoient rendu la ville et que les An-
glois y habitoient et avoient les clefs de toutes les entrées,
ledit conte Norentoii y fu , celuy samedi et le dimenche
ensuivant. Au lundi s'en parti, luy et son ost, et laissa gar-
des en garnison, pour la seurté et deffense du chastel; et le
povoit bien faire, car il avoit avec soy tant de gens que c'es-
toit ainsi comme sans nombre. Quant le conte fu parti de la
Roche-Derian , si s'en vint à une ville close qui est nom-
mée Lannyon, et l'assaillit si fort comme il pot; mais ceux
de la ville ne doubtoient guères ledit conte né son ost, pour
ce que par avant il s'estoient garnis bien et sagement; si se
(1) Carrimel. Yari;inles ; Cnsiicl , Aracl.
(1345.) PHELIPPE DE VALOIS. 445
deffendoient contre luy bien et viguereusement en tant
qu'il ne pot riens contre eux, en quelque manière que ce
fust. Le lundi matin s'en parti et vint en l'éveschié de Léon,
là où ses hommes tenoient jà pluseurs cliastiaux et garni-
sons; car en l'éveschié de Triguier il ne tenoient encore
forteresce né ville fors la Roche -Derian qu'il avoient
prise la sepmaine devant, laquelle ville et le chastel de la
Roche -Derian il tindrent par deux ans et tous les habi-
tans d'entour et d'environs il subjuguèrent et firent leur
serfs et tributaires. Et ycelle année il baillèrent pluseurs
assaus à la ville de Lannyon, mais riens ne leur profitoit.
Toutes voies, quant les Anglois vindrent à la Roche-De-
rian, il trouvèrent pluseurs Espagnols delès les murs de la
ville par dehors, à un port de mer qui est ylec, et avoit
bien inil et trois cens tonniaux de vins d'Espaigne parmi
les rues, et encore onques n' avoient entré es maisons de la
ville, mais estoient hors les murs, si comme dit est. Et les
Espaignols qui cuidoient bien deffendre leur vins pour ce
que il estoient pluseurs, firent bataille aux Anglois; mais il
furent ainsi comme tous occis et ne porent résister à eux :
ains orent les Anglois ces mil et trois cens tonniaux de vin
d'Espaigne, et en trouvèrent dedens la Roche -Derian
bien autres trois cens tonniaux de vin, et avoient assez vin
et habondance pour toute l'année. Si en furent moult aises
et en beuvoient très volentiers, selon le dit commun lequiel
je ne tiens né pour faux du tout né du tout véritable :
Le Normant chante, l' Anglois si boit, et l'AUemant mengue.
Par iceluy temps donques que les Anglois tenoient la
Roche-Derian et qu'il y demourèrent , il destruirent en
partie l'églyse cathédral de Lantreguier moult vilainement,
en laquelle le corps du glorieux confesseur monseigneur saint
Yves reposoit pour le temps; toutes voies à son monument
il n'ai)vochièrent onques par la volcnté de Dieu; et la cause
446 LES GRANDES CHRONIQUES,
pour quoy les Anglois destruirent ladite églyse si fu pour
ce que les François n'i peussent mettre garnison contre eux
de gens d'armes; car les Anglois n'avoient environ eux né
cité né églyse à plus près une lieue; et quant les Anglois
vouldrent destruire l'autre églyse cathédral de Triguier la
cité, qui est nommée Ste-Trugual, jadis patron de la cité,
n'i ot celui qui premier y osast commencier, pour révé-
rence de pluseurs saints desquels les reliques y souloient
estre, et par espécial de monseigneur saint Yves duquiel il y
avoit encore de ses ossemens, de sa cliar, de ses nerfs et de
ses poils. Si y ot un prestre plus outrageux que les autres qui
commença à la destruire par sa grant présumpcion : mais puis
qu'il en otdestruit et dilapidé grant partie, luy et pluseurs
autres qui estoient tous aprestés à ceste besoigne, voiant
tous ceux qui estoient présens, ledit prestre mourut moult
vilainement en mangant sa langue et en criant comme un
chien.
En celuy au, le roy voult avoir subside des advocas de
parlement et de cliastelet. Et environ la Tipliaine, vindrent
deux cardinaus au roy à Saint-Ou.en, près de la ville de
Saint-Denis en France, qui estoient envoies de par le pape,
pour les guéries qui estoient entre les roys de Fiance et
d'Angleterre. Le jour de la Purificacion Nostre-Dame fu
assemblé le conseil en la maison des Augustins à Paris, et
y ot la plus grant partie des abbés et autres prélas du
royaume, pour avoir conseil et ordener du subside que le
roy vouloit avoir, et que incontinent pour ses guerres l'en
luy féist.
(134G.) PHELIPPE DE VALOIS. 447
XXXVII.
Cornent les Ànglois prisrenl par (raison Lannyon.
L'an de grâce mil trois cent quarante-six , comme les
Anglois orent demouré près d'un an à la Roche-Derian, et,
l'année paravant, eussent fait pluseurs assaus à la ville de
Lannyon (1), tant que ceux de la ville par pluseurs fois
estoient issus de leur garnisons pour eulx combattre en
plain champ aux Anglois et avoient eu pluseurs victoires
contre eulx. Si avint qu'il y ot deux traîtres principaux en
celle ville qui estoient nommés Henri Quiguit et Pringuier
Alloue (2), escuiers, auxquels les Anglois vindrent parler un
dimenche avant l'aube du jour, pour ce qu'il dévoient
gaittier celle nuit. Et par le conseil et la tra'ison de ces deux
faux traitres, les Anglois entrèrent en la ville de Lannyon,
si pristrent pluseurs riches hommes et de grant richesse ,
et pluseurs autres mistrent à mors et tuèrent. Et quant
monseigneur GelTroy de Pont-Blanc (3), chevalier, qui à celle
heure estoit couchié tout nu en son ost, oï dire que la
ville estoit ainsi traye et que les anemis estoient dedens, si
ne leva et cria aicx armes ! et n'oublia mie sa lance né le
glaive (4) de ses deux mains; et issi hors de sa maison moult
courageusement. Et quant il fu en la rue et il trouva les
anemis, le premier et le secont qu'il encontra de sa lance il
tresperça. Au tiers, brisa sa lance. Et prist son glaive, si
fèroit à destre et à senestre, tellement que par sa vertu et
(1) Lmmijon ou Lannion, petite ville entre Morlaix et Trcguier.
(2) Aucun autre iiislorien ne les nomme; Dom Morice dit, d'après
Lebaud, deux soldati de la garnison. (Voy. llisl. de liretaigne, 1. 1, p. 27i.)
(3) Vonl-hlanc. Var, Pycblanc, et Foijblanc.
(fi) Glaive. Javelot, qu'on a dit d'abord Gtavelol.
44S LES GRANDES CHRONIQUES,
par la force de ses bras, il recula tous les Anglois jusques au
dehors de la rue. Et par le grant courage de luy issi tout
seul après eux , les persécutant hors de la rue en plauie
place. Lors les Anglois le vont de toutes pars environner;
mais quant le noble chevalier vit ce, si mist son dos contre
le paroy d'une maison, et tourna le visage contre ses anemis,
et se deffendoit si fort que tous ceux qu'il féreit d'un grant
glaive qu'il tenoit, à terre il les trébuchoit et sans remède
tous mors les mettoit. Et quant les Anglois virent qu'il ne le
j)ovoient vaincre né seurmonter, si firent voie à un archier
qui traist une sajette contre luy et le féri si fort en la jointure
du genoil qu'il ne pot onques puis démener son corps né
soy mouvoir si légièrement. Adonques les Anglois s'assem-
blèrent contre luy et luy firent pluseurs playes, et finàble-
ment l'occistrent. Lequel chevalier noble et vaillant ainsi
mort noblement et occis pour la deffense du pays, il ne
souffist mie aux Anglois : ainsois les dens luy rompirent ens
la bouche à cops de pierres, et tralsrent les ieux à son escuier.
Quant monseigneur Richart Toutesham ( 1 ) , capitaine
de la Roche-Derian , oï sa mort , si en mena grant dueil
par semblant , espéciaument pour ce qu.'il avoit esté si
vaillant de corps et de volenté, et pour ce qu'il ne l'avoient
pris vif. Celle matinée il tuèrent monseigneur GefFroy de
Kaermel, et pluseurs autres non mie si notables né si puis-
sans. Il pristrent aussi le seigneur du chastel de Qoettrec,
et monseigneur GefFroy deQuoettrevan, chevalier, et Rolant
Phelippe, souverain sénéchal de Bretaigne, et maistre Thi-
baut Meran, docteur en droit canon et en droit civil, auquel
il firent porter les chaiges de vin à la Roche-Derian , en
(1) Toutesham. Variantes : Touiseids — Tort. — Dom Moiice le nomme
Toussaint; mais son véritable nom est Totesliam, comme on le voit par la
lettre de Thomas d',4(/R'o/«/i(le Dagorné de Froissart et le nôtre) au roi
d'Angleterre, rapportée par Robert d'Awesbury.
(134C.) PHELIPPE DE VALOIS. 449
cotte, nus pies, sans chaperon et sans broies. Il emportèrent
des meubles de Lannyon sans nombre, et emmenèrent tous
les prisonniers qu'il porent nobles , desquels nul ne sceut
le nombre fors Dieu seulement. Toutes voies, les hommes
ruraux de la Roche -Derian et des villages d'entour jus-
ques à trois lieues de toutes pars qui estoient en la servitude
des Anglois, avoient grant compassion de leur gent , si
comme il monstrèrent par après; mais il ne savoient autre
chose faire que labourer leur terres né autrement vivre.
Adonques quant il virent que la plus grant partie des Anglois
qui estoient au chastel de la Roche-Derian estoient issus
pour aler à la traïson et à la prise de Lannyon que les trai-
tres dessus dis avoient jà vendue, si le mandèrent et le firent
savoir à grant force de Bretons qui estoient pour le temps
en la ville de Guengamp. Lors ceux de Guengamp ordenè-
rent un giant ost, sous monseigneur GefFroy Tournemine,
chevalier, pour prendre le chastel delà Roche-Derian ; mais
que avint-il? Les Anglois de ladite Roche apprirent que
les ruraux avoient descouvert et notifié leur fait aux Bretons
de Guengamp^ si mandèrent ayde à ceux qui traitreusement
avoient prise la ville de Lannyon. Lors les Anglois de Lan-
nyon vindrent en ayde à ceux de la Roche et amenèrent
avant eux leur prisonniers et les meubles qu'il avoient pris
en la ville de Lannyon, et la laissièrent vuide et despoilliée de
tous biens. Et quant il approchièrent de la Roche, le duc de
Guengamp et ses gens estoient jà venus au devant jusques à
la Roche. Lors les Anglois laissièrent la droite voie qui va de
Lannyon à la Roche, et passèrent une yaue qui est nommée
.laudi, par un gué qui est dit le Gué du prévost, et se mis-
licnt entre la R.oche et les gens au duc de Guengamp, etylec
orent bataille ensemble; et furent pris pluseurs d'une partie
et d'autres, mais plus en y ot pris de la partie au duc de
Guengamp ; par quoy il convint retourner les autres à leur
38.
450 LES GRANDES CHRONIQUES,
ville de Guengamp. Et ainsi les Anglois à tous leur prison-
niers entrèrent tantost à la Roche-Derian. Noient moins,
les liabitans de Lannyon qui s'en estoient fuis et dispersés à
la venue des Anglois, quant il sceurent de certain que les
Anglois estoient partis du tout de Lannyon, si retournèrent
à leur ville et se defï'endirent des aneniis, et tindrent leur
ville close jusques au jour d'uy. Et quant les Anglois de la
Roche virent que les ruraux qui estoient en leur servitude
et subjection avoient ainsi révélé aux Bretons leur fait et
leur estât, si les tindrent en plus dure et aspre servitude
que devant.
En celuy an , le samedi premier jour de juillet, fu fait
à Paris une horrible justice, — né onques mais n'avoit esté
faite semblable au royaume de France. Combien que nous
lisons que l'empereur Henri en fist une autèle, et en Angle-
terre aussi, une autre fois en avint une autre semblable,
toutes voies à Paris onques mais n'avoit esté telle , — d'un
bourgois de Compiègne appelle Symon Pouilliet, assez
riche, qui fu jugié à mort et mené aux halles de Paris; et
fu estendu et lié sur un estai de bois, ainsi comme la char
en la boucherie, et fu ylec copé et desmembré, première-
ment les bras, puis les cuisses et après le chief ; et après
pendu au gibet commun où l'en pent les larrons. Et tout
pour ce qu'il avoit dit, si comme l'en luy imposoit, que le
droit du royaume de France appartenoit mieux à Edouart,
roy d'Angleterre, que à Phelippe de Valois. De laquelle
mort tout honteuse , France pot bien dire la parole de
Jhésucrist qui disoit : « Ci sont les commencemens des dou-
» leurs, » si comme il sera monstre par après.
(1346.) PHELIPPE DE VALOIS. 451
xxxYni.
Comenl le roy d' Angleterre vint par Normendie, et prist Cacn,
et vint par Lisicux, par Thorigny et Vernon et à Poissi. Et
cornent le roy de France le poursuwoit tousjours de l'autre
part de Saine, et vint d Paris logier à S ainl-Gcrmain-des-
Prés. Et comenl les Anglais passèrent le pont de Poissi.
En celuy an, proposa le roy de France faire grant armée
en mer de nés pour passer en Angleterre, lesquelles il envola
querre à Gennes à grant despens; mais ceux qui les alèrent
querre en firent petite diligence, et tardèrent moult à venir.
Par espécial une grant nef que le roy faisoit faire à Hareflevir
en Normendie, de laquelle on disoit que onques mais si
belle n'avoit esté armée né mise en mer, demoui'a tant qvie
le roy d'Angleterre, à tout grant force de gent et grant mul-
titude de nefs que l'en estimoit bien à douze cens (1) grosses
nefs, sans les petites nefs et autres vaissiaux, descendi en Nor-
mendie au lieu que l'en dit la Hogue-St-Waast (2); et fu le
mercredi douziesme jour de juillet ; et dès lors s'appelloit
roy de France et d'Angleterre. Et à l'instance de Gefïroy
de Harecourt (3) qui le menoitet conduisoit, il commença à
gaster et à ardoir le pays. Et premièrement vint à la ville
de Neuilli-l'Evesque (4) à laquelle il ne pot mal faire, pour la
(1) Douze cens. L'hîstorien Knygton compte onze cents grands bAtimens
et plus de six cents bateaux.
(2) La Uofjue-Saint-fraast. Auj. La Uorjuc. « Assez prés de Saint-
» Sauveur- le -Viconte, l'héritage de mcssire Gcoffroi de Harcourt. »
(l'roissart.^
(3) Ceffroy de UarecouH. Ce traître avoit remplacé Robert d'Artois
«lans les conseils du roi d'Angleterre. (Voy. Froissart, liv. i, ch. 2Gi cl
suiv.)
('i) NcuHlij-l'Èvcsqm. Proche de la Yire, cnlrc Sainl-Lô et Varcnlau
452 LES GRANDES CHRONIQUES,
force du chastel. Si s'en parti et vint d'ilec à Montebourg (1)
où il s'arrestapar aucun temps; et endementres, GefFroyde
Harecourt faisoit tout le dommage qu'il povoit par tout le
pays de Coustantin. Après, le roy d'Angleterie vint à la
ville de Carentan, et prist la ville et le chastel; et tous les
biens qu'il y prist fist mener en Angleterre, et bailla le
chastel en garde à monseigneur de Groussi et à monsei-
gneur Rollant de Verdun, chevaliers.
Et quant le roy d'Angleterre se parti de Carentan , au-
cuns Normans, avecques messire Phelippe le Despencier,
chevalier, s'assemblèrent et recouvrèrent, à force d'armes,
la ville et le chastel, et les deux chevaliers dessus nommés
pi'istrent et les envoièrent à Paris.
Entre ces choses , le roy d'Angleterre vint à St-Lo en
Coustantin , et fist enterrer solempnellement les testes de
trois chevaliers (2) qui pour leur démérite avoient esté occis
à Paris, et prist et pilla la ville qui estoit toute plaine de biens
et garnie (3). D'ilec s'en passa par la ville de Thorigny (4),
aidant et gastant le pays; et manda par ses coursiers et par
ses lettres, si comme l'en disoit communément, aux bour-
gois de Caen, que s'il vouloient laissier le roy de France et
estre sou.s le roy d'Angleterre, qu'il les garderoitloyaumeut
et leur donroit pluseurs grans libertés, et, en la fin des let-
tres leues, menaçoit, s'il ne faisoient ce qu'il leur mandoit,
que bien briefment il les assaudroit et qu'il en fussent tous
certains. IMais ceux de Caen luy contredirent tous d'une
(1) Montebourg, à deux lieues de Valognes. — Cont. fr. de Naagis :
L'aùùaye de Monlebourc,
(2) Trois chevaliers. Guillaume Bacon, le seigneur de la Roche-Taisson
et Richard de Persy. (Voy. plus Jiaut, chapitre xxxin.)
(3) Garnie. « Qui, pour le temps, estoit bonne ville, riche et mar-
» chaude, et valoit trois fois tant que [la cité de Coutances. » (Froissart.)
(4) Thorigny. Sur la roule de Sainl-Lô à vire; à trois lieues de
Saint Là.
(I3i6.) PHELIPPE DE VALOIS. 453
volenté et d'un courage, eu disant que au roy d'Angleterre
il n'obéiroient point. Et quant il oï la response des bour-
gois de Caen, si leur assigna jour de bataille au juesdi en-
suivant; et ceci il fist traîtreusement, car dès le jour par
avant au matin, qui estoit le merci'edi après la Magdaleine
vint-deuxiesme jour de juillet, il vint devant Caen, là où
esloient capitaines establis de par le roy , monseigneur
Guillaume Bertran , évesque de Baieux et jadis frère de
monseigneur Robert Bertran chevalier , le seigneur de
Tournebu, le conte d'Eu et de Guines, lors connestable de
France, et monseigneur Jehan de Meleun, lors chambel-
lan (1) de Tanquarville. Et quant les Anglois vindrent de-
vant Caen, si assaillirentla ville par cjuatre lieux, et traioient
sajettes par leur archiers aussi menu que se ce fust gi'elle.
Et le peuple se defFendoit tant qu'il povoit , meismement
es pi'ès, sus la boucherie et au pont aussi, pour ce que ylec
estoit le plus grant péril. Et les femmes, si comme l'en dit,
pour faire secours , portoient à leur maris les huis et les
fenestres des maisons et le vin avecques, afin qu'il fussent
plus fors à eux combatre. Toutes voies, pour ce que les
archiers avoient grant quantité de sajettes, il firent le peu-
ple de soy retraire en la ville et se combatirent du matin
jusques aux vespres. Lors , le connestable de France et le
chambellan de Tanquarville issirent hors du chastel et
du fort en la ville, et ne sçai pourquoy c'estoit, et tantost
il furent pris des Anglois et envoies en Angleterre (2).
Mais quant l'évesque de Baieux, le seigneur de Tour-
nebu, le bailli de Roen et pluseurs autres avecques eux
virent qu'il istroient pour noient, et que leur issue pourroit
( I ) chambellan. Froissariruppclle toujours à lort, le comte de Tancarvitle.
(2) Tout ce récit si précieux de la défense de CacQ est omis dans Frois-
sart, qui fait des habitans de la ville des fugitifs, et des comtes d'Eu et de
Taacarville des héros mal secondés i)ar la fortune.
454 LES GRANDES CHRONIQUES,
plus nuire que profiter, si se retraistreut au chastel comme
sages, et se tendent aux quarniaux. Entre deux, les Anglois
cherclioient (1) moult diligeamment la ville de Caen et pil-
loient tout ; et les biens qu'il avoient pillés à Caen et es
autres villes le roy d'Angleterre envoia par sa navire tan-
tost en Angleterre, et ax'di grant partie de la ville de Caen
en soy issant ; mais au fort de la ville ne fist-il onques mal
né n'i arrcsta point , car il ne vouloit mie perdre ses gens.
Si s'en parti tantost, et s'en ala vers Lisieux. Et tousjours
GefFroy de Harecourt aloit devant, qui tout le pays ardoit
et gastoit.
Après , il vindrent vers Falaise , mais il trouvèrent
qui leur résista viguereusement. Si se tournèrent vers
Roen. Et quant il oïrent que le roy de France assembloit
ilec son ost, si s'en alèrent au Pont-de-l' Arche; toutes voies
le roy de France y ala avant eux. Et quant il fu entré en la
ville, si manda au roy d'Angleterre s'il vouloit avoir bataille
à luy, qu'il luy assignast jour à son plaisir; lequel respondi
que devant Paris il se combatroit au roy de France.
Quant le roy de France oï ce, si s'en retourna à Paris et
s'en vint mettre et logier en l'abbaye Saint-Germain-des-
Prés (2). Ainsi, comme le roy d'Angleterre s'approchoit de
Paris , si vint à Vernon et cuida prendre la ville , mais
l'en luy résista viguereusement. Si s'en partirent les Anglois
et ardirent aucuns des forbours. D'ilec vindrent à Mantes,
et quant il oit dire qu'il estoient bons guerroiers , si n'y
voult faire point de demeure, mais s'en vint à Meullenc
là où il perdi de ses gens ; pour laquelle chose il fu tant
irié que, en la plus prochaine ville d'ilec , qui est appellée
(1) cherclioient. Parcouroient.
(2) Le retour du roi n'est pas ici marqué en son lieu. On va le replacer
tout-à-l'heure comme il doit être.
(134 G.) PHELIPPE DE VALOIS. 455
Muriaiix (1), il fîst mettre le feu et la fist tout ardoir.
Après ce, vint à Poissi, le samedi douziesme jour d'aoust;
et toujours le roy de France le poursuivoit continuellement
de l'autre partie de Saine, tellement que en pluseurs fois
l'ost de l'un povoit voir l'autre; et par l'espace de six jours
que le roy d'Angleterre fu à Poissi et que son fils aussi
estoit à Saint-Germain-en-Laye, les coureurs qui aloient
devant boutèrent les feux en toutes les villes d'environ,
meismement jusques à St-Cloust, près de Paris ; tellement
que ceux de Paris povoient voir clèrement, de Paris meisme,
les feux et les fumées , de quoy il estoient moult effraies
et non mie sans cause. Et combien que en notre maison de
Rueil, laquelle Charles-le-Chauve, roy empereur, donna à
nostre églyse, il boutassent le feu par pluseurs fois, toutes
voies par les mérites de monseigneur saint Denis, si comme
nous avions en bonne foy, elle demoura sans estime point
dommagiée. Et afin que je esci'ive vérité à nos successeurs,
les lieux où le roy d'Angleterre et sou fils estoient si estoient
lors tenus et réputés les principaux domiciles et singuliers
soûlas du roy de France; parquoy c'estoit plus grant deslion-
neur au royaume de France et aussi comme traïson évi-
dent, comme nul des nobles de France ne bouta liors le roy
d'Angleterre estant et résidant par l'espace de six jours es
propres maisons du roy, et ainsi comme au milieu de France
si comme est Poissi, St-Germain-en-Laie et Montjoie (2), là
où il dissipoit, gastoit et despendoit les vins du roy et ses
(1) Muriaiix. Les Mureaux, près de Meulan; aujourd'hui village.
(2) Monijoie. C'ôtoit le cliûlcau féodal de l'abbaye de Saint-Denis, et
c'est à cause de lui que le cri de guerre du roy de France, porteur de
l'oriflamme, fut Motiljoie-Sainl-Denisl Ce château fort, plusieurs fois
réparé dans le xi\' siècle, comme le prouvent des étals de dépense
conservés au Cabinet généalogique de la bibliothèque royale, étoit situé
au-dessous de Saint-Germain, vers Joyenval. Dom Félibicn, dans son
Histoire de l Abbaye de Saint-Deiiis, n'en a pas dit un mot.
466 LES GRANDES CHROxMQUES.
autres biens. Et autre chose encore plus merveilleuse, car
les nobles faisoient afondrer les bastiaux et rompre les pons
par tous les lieux où le roy d'Angleterre passoit , comme
il deussent tout au contraire faire passer à luy par sur les
pons et parmi les bastiaux, pour la delFense du pays. Entre-
tant , comme le roy d'Angleterre estoit à Poissi, le roy de
France chevaucha par Paris le dimenche et s'en vint logier
à tout son ost en l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés pour
estre à l'encontre du roy d'Angleterre qui le devoit guer-
roier devant Paris, si comme dit est (1).
Et comme le roy eust grant désir et eust ordené d'aler
l'endemain contre luy jusques à Poissi , il luy fu donné à
entendre que le roy d'Angleterre s'estoit parti de Poissi , et
qu'il avoit fait refaire le pont qui avoit esté rompu ,
lac[uelle roupture avoit esté faite , si comme Dieu scet ,
afin que le roy d'Angleterre ne peust eschaper sans soy corn-
batre contre le roy de France. Et quant le roy oï les nou-
velles du pont de Poissi qui estoit réparé et de son anemi qui
s'en estoit fui , si en fu moult dolent et s'en parti de Paris ,
et vint à Saint-Denis à tout son ost, la vigile de l'Assomp-
tion Nostre-Dame : et n'estoit mémoire d'homme qui vit,
que depuis le temps Cliarles-le-Chauve qui fu roy et empe-
reur, le roy de ï'rance venist à Saint-Denis-en-France en
armes et tant prest pour batailler.
Quant le roy fu à Saint-Denis, si célébra ilec la feste de
l'Assomption moult humblement et très dévotement , et
manda au roy d'Angleterre, par l'arcevesque de Besançon,
pourquoy il n'avoit acompli ce qu'il avoit promis. Lequel
(1) « El tout son ost aux champs entour luy, pour aler l'endemain vers
» Poissy à rencontre desdis Anglois. » (Cont. fr. de Nangis.) Il faut croire
que le pont de Poissy ne fut brisé qu'après l'enlréc des Anglois à Poissy,
car autrement on ne voit pas comment ils auroient passé la Seine. D'ail-
leurs, les gentilshommes françois pouvoienl bien, sans trahison, couper
les ponis derrière et même devant les Anglois.
(1340.} PHELIPPE DE VALOIS. Vol
respondi frauduleusement, si coninie il apparut par après,
car quant il se vonldroit partir il adresceroit son chemin
par devers Montfort. Oie la response frauduleuse du roy
d'Angleterre, si ot le roy conseil qui n'estoit mie bien sain;
car en vérité, il n'est nulle pestilence plus puissant de
grever et de nuire qu'est celuy qui est anemi et se fait ami
familier (1).
Si s'en parti le roy de Saint-Denis et passa de rechief par
Paris dolent et angoisseux, et s'en vint à Antongny, oultre
le Bourc-la-Royne, et ilec se loga le mercredi; et endementres
le roy d'Angleterre faisoit refaire le pont de Poissi qui
estoit rompu , et cil qui l'avoit oi et veu si le tesmoigna ;
car nous véismes à l'églyse de Saint- Denis, et en la .salle où
le roy estoit, un homme qui se disoit avoir esté pris des ane-
mis et puis rançonné, lequel disoit appertement et publi-
quement, pour l'honneur du roy et du royaume, que le roy
d'Angleterre faisoit faire moult diligeamment le pont de
Poissi, et voulolt celuy homme recevoir mort s'il ne disoit
vérité. Mais les nobles et les chevaliers les plus prochains
du roy luy disoient qu'il mentoit apertement, et se moquiè-
rent de luy comme d'un povre homme. Hélas! adonques fu
bien vérifié celé parole qui dist ainsi : « Le povre a parlé,
» et l'en luy dit : Qui est cestui? par moquerie. Le riche
» a parlé et chascun se teust, par révérence de luy. »
Finablement, quant il fu sceu véritablement que l'en
refaisoit le pont, l'en y envoia la commune d'Amiens pour
empeschier la besoigne, laquelle ne pot résister à la grant
multitude des sajettes que les Anglois traioient, et fu toute
mise à mort. Et tandis que le roy estoit à Antongny, en icelle
(1) On peut croire que la grande raison de toutes les irrésolutions du
roi de France vcnoit de la craiiilc qu'il avoii de; laisser Paris à la merci
des Anglois. Il ne vouloit pas la quitter tant qu'Edouard ne s'en éloignoit
pas. (Voy. Froissarl, liv. i, ch. 273.)
39
458 LES GRANDES CHRONIQUES,
nuit liiy viadreat nouvelles que les Aaglois, pour certain,
avoieat refait le pont de Poissi , et que le roy d'Angleterre
s'en devoit aler et passer par ilec.
XXXIX.
Cornent le roy cT Angleterre se parti de Poissi et misl le feu par
tous les manoirs royaux et s^ enfui vers Picardie. Et cornent
le roy de France s'en retourna d'Anlongny et passa par Paris,
disant à grans souspirs qu il estait traï. Elpoursuii'it tousjours
à grant diligence son anemi le roy d'Angleterre.
Adonques, le vendredi après l'Assomption Nostre-Dame,
environ tierce, le roy d'Angleterre à tout son ost, à armes
descouvertes et banières desploiées, s'en ala sans ce que nul
ne le poursuist ; dont grant doleur fu à Fraace; et à sa des-
partie mist le feu à Poissi à l'ostel du roy, sans faire mal à
l'églyse des noanains, laquelle Phelippe-lc-Bel , père à la
mère audit roy d'Angleterre, avoit fait édifier. Et si fu aussi
mis le feu à St-Germain-ea-Laye, à Rays, à Montjoie (1),
et briefment furent destruis et ars tous les lieux où le roy
de Fraace avoit acoustunié à soy soulacier. Et cjuant il vint
à la cognoissance du roy de France que son anemi le roy
d'Angleterre s'estoit de Poissi si soudainement parti , si fu
toucliié de grant doleur, jusques dedeas le cœur et moult
irié se parti d'Antongay et s'en retouraa à Paris ; et ea alant
par la grant rue, n'avoit pas honte de dire à tous ceux qui le
vouloient oïr qu'il estoit trai; et se doubtoit le roy que
autrement que biea il n'eust esté ainsi mené et ramené.
Aussi murmuroit le peuple, et disoit que ceste manière
(I) « Et fist ardoir la couverture de la tour de Monjore (Montjoie) et
» la maison du roy de Rais, et la ville et le moustier de Saint-Germain-
» en-Laie, et la maison du roy. » (Cont. fr. de Nangis.)
(134C.) PHELIPPE DE YALOIS. 459
d'aler et de retourner n'estoit nile sans traïson, pourquoy
pluseurs plouroient et non mie sans cause. Ainsi le roy se
parti de Paris et vint derechief logier à Saint-Denis, avec
tout son ost.
En celui an, le duc de Norinendie qui estoit aie en Gas-
coigne asségier le chastel d'Aguillon, et rien n'i avoit fait,
oi des nouvelles que le roy d'Angleterre guerroioit son père,
le roy de France, et avoit ars les maisons du roy; si en fu
moult troublé et laissa toute la besoingne et s'en parti. Et
quant le roy d'Angleterre se parti de Poissi si s'en vint à
Biauvais la cité. Et pour ce que ceux de Biauvais se def-
fendoient noblement, et qu'il ne pot entrer en la cité, les
Anglois plains de mauvais espei'it, ardirent aucuns des for-
bours de la cité et toute l'abbaye de Saint-Lucien (1) qui
tant estoit belle et noble , sans y laisser riens du tout en
tout ; et d'ilec entrèrent en Picardie.
Après ce, le roy de France se parti de Saint-Denis, en-
suivant son anemi le roy d'Angleterre, jusques à Abbeville
en Picardie moult courageusement. Et le juesdi, feste saint
Bartbélemi, le roy d'Angleterre, à tout son ost, devoit
disner à Araines (2); mais le roy de France qui moult désiroit
de toute sa force ensuivre son adversaire, chevaucha ceste
journée dix lieues , afin qu'il péust trouver son adversaire
en disnant. Adonques, le roy d'Angleterre, quant il ot oi
ces nouvelles , par lettres des traitres qui estoient estans
en la court du roy, que le roy de France estoit près et que
hastivement il venoit contre luy, il laissa son disner et s'en
desparti et s'en ala à Saigneville (3), au lieu qui est dit Blan-
(1) Saint-Lucien. Froissart prétend que l'incendie de l'abbaye fut fait
contre la volonté d'Edouard, « qui avoit deffendu sur la hart que nul ne
» violast églyse. »
(2) Araines. Ou Aymines. Entre Amiens et Abbeville.
(3) Saifjneville . A trois lieues au-delà d'Abbcvillc.
460 LES GRANDES CHRONIQUES.
che-Tache (1), et ilec passa la rivière de Somme avecques
tout son ost ; et emprès viiie forest qui est appellée Crecy
se loga. Et les François mengièrent et burent les viandes
que les Anglois avoient appareilliées pour le disner. Après
ce , s'en retourna le roy comme dolent à Abbeville pour
assembler son ost et pour fortifier les pons de ladite ville,
afin que son ost peust seurement passer par dessus, car il
estoient moult foibles et moult anciens. Le roy demoura
toute celle journée de vendredi à Abbeville , pour la révé-
rence de monseigneur saint Loys , duquel le jour estoit.
L'endemain à matin , le roy vint à la Braye (2), une ville
assez près de la forest de Crecy, et ilec luy fu dit que l'ost
des Anglois estoit bien à quatre ou cinq lieues de luy, dont
ceux mentoient faussement qui telles paroles luy disoient,
car il n'avoit pas plus d'une lieue entre la ville et la forest,
ou environ. A la parfin, environ heure de vespres, le roy vit
l'ost des Anglois, lequiel fu espris de grant hardiesse et de
courroux, désirant de tout son cuer combatre à son anemi.
Si fist tantost crier : A l'arme! et ne voult croire au conseil
de quelconque qui loyaument le conseillast , dont ce fu
grant doleur ; car l'en luy conseilloit que celle nuit luy et
son ost se reposassent : mais il n'en voult riens faire. Ains
s'en ala à toute sa gent assembler aux Anglois , lesquels
Anglois giettèrent (3) trois canons : dont il avint que les
Genevois aibalestiers qui estoient au pi-emier front tour-
nèrent les dos et laissièrent à traire; si ne scet l'en se ce f u
(1) « Où il fumené par nos Iraytres. » (Conl. fr. de Nangis.) Froissart
semble placer Blanche-Tache au Crotoij.
(2) La Braye. Auj. Bray-los-Marcuil. A deux lieues d' Abbeville.
(3) Gielléreni trois canons. Firent tirer trois canons. Yoilà cette fameuse
menlion de l'artillerie de Crecy. L'historien ne remarque pas que ces
canons fussent une chose nouvelle, tout en attribuant à leur effet la
déroute des archers génois , et par conséquent la perte de la bataille.
Le continuateur françois de Nangis ajoute : « Si que lesdis arbalestri^ers
w furent espouventés. »
(1346.) PHELIPPE DE VALOIS. 401
par traïson, mais Dieu le scet. Toutes voies l'en disoit coni-
inunéinent que la pluie qui cliéoit avoit si moilliées les
cordes de leur arbalestes que nullement il ne les povoient
tendre ; si s'en coinmencièrent les Genevois à enfuir et
moult d'autres, nobles et non nobles. Et si tost qu'il vi-
rent le roy en péril, si le laissièrent et s'enfuirent.
XL.
De la dolente bataille de Crecy.
Quant le roy vit ainsi faussement sa gent ressortir et aler,
et meismement (1) les Genevois, le roy commanda que l'en
descendist sur eux. Adonques, les nostres qui les cuidoient
estre traitres les assaillirent moult cruellenaent et en mis-
trent pluseurs à mort. Et le roy désiroit moult à soy
combatre main à main au roy d'Angleterre ; mais bonne-
ment il ne povoit, car les autres batailles qui estoient devant
se combatoient aux archiers, lesquels arcbiers navrèrent
moult de leur clievaux et leur firent moult d'autres dom-
mages, en tant que c'est pitié et doleur du recorder, et dura
ladite bataille jusques à soleil coucliant. Finablement tout
le fais de la bataille chéi sus les nos et fu contre eux.
En icelle journée, toute France ot confusion telle qu'elle
n'avoit onques-mais par le roy d'Angleterre soufferte, dont
il soit mémoire à présent (2); car par pou de gens, et gens de
nulle value, c'est assavoir, archiers, furent tués le roy de
Boesme, fils de Henri jadis empereur; le conte d'Alençon,
frère du roy de France; le duc de Lorraine, le conte de
Bloys, le conte de Flandres, le conte de Harecourt (3), le
(1) Meismemeni. Surlout.
(2) Ce passage prouve que le chroniqueur ccrivoit avant la balaillc de
Poitiers.
(3) Le conte de llatecouH. Jean, frère de Gcorfroi de Harccouri.
39,
462 LES GRANDES CHRONIQUES,
conte de Sancerre, le conte de Samines (1) et moult d'au-
tres nobles compaignies de barons et de chevaliers, desquels
Dieu veuille avoir merci !
En celui lieu de Crecy, la fleur de la chevalerie chéi (2).
La nuit devant, le roy, par le conseil de monseigneur Jehan
de Haynau, chevalier, s'en ala gésir à la ville de la Braye (3).
Le dimenche matin, les Anglois ne se départirent pas, mais
le roy, aveques ceux qu'il pot avoir en sa compaignie, s'en
ala hastivement à la cité d'Amiens et ilec se tint. Iceluy
meisme matin, pluseurs des nostres tant de pié comme de
cheval, pour ce qu'il véoient les banières du roy, si cuidoient
que le roy y fust et se boutèrent dedens les Anglois ; dont
il avint que, en iceluy meisme dimenche, les Anglois en
tuèrent greigneur nombre qu'il n'avoient fait le samedi
devant, pourquoy nous devons croire que Dieu a souffert
ceste chose par les désertes de nos péchiés, jasoit ce que à
nous n'aparteigne pas de en jugier. Mais ce que nous voions,
nous tesmoignons ; car l'orgueil estoit moult grant en
France, et meismement es nobles et en aucuns autres ; c'est
assavoir : en orgueil de seigneurie et en convoitise de ri-
chesses et en deshonnesteté de vesteure et de divers habis
qui couroient communément par le royaume de France,
(1) Samines. Ce mot qui paroît eorrom puest omis dans plusieurs ma-
nuscrits; dans le n° 9615, on lit de Fiennes. Dans les éditions gothiques:
de vienne. Le continuateur latin de Nangis dit : Et alius dux de quo non
recolo.
(2) « Et le roy fu tousjours en son rang et en sa bataille, combien que
» pou de gens d'armes fussent demourés avecques luy. Et receut maintes
» trais de sajettes de ses ennemis. Et quant vint vers l'anuitier, par le
» conseil, etc. » (Cont. fr. de Nangis.)
(3) La Braije. Nos historiens modernes, d'après une leçon mal lue de
Froissart, ont fait ici tenir un bon mol à Philippe de Valois, demandant
l'entrée du chûlcau de La Bray : Ouvrez, ouvrez, c'est la fortune de la
France. Au lieu de cela, il y a dans tous les manuscrits de Froissart,
comme l'avoit remarqué M. Dacier, Ouvrez, c'est l'infortune roi de France.
Ce qui est plus touchant et plus clair.
(134C.) PHELIPPE DE VALOIS. 403
car les uns avoient robes si courtes qu'il ne leur venoient
que aux nasches (1), et quant il se baissoient pour servir
un seigneur, il monstroient leur braies et ce qui estoit de-
dens à ceux qui estoient derrière eux ; et si estoient si
étroites qu'il leur falloit aide à eux vestir et au despoillier,
et sembloit que l'en les escorchoit quant l'en les despoil-
loit. Et les autres avoient robes fronciées sus les rains
comme femmes, et si avoient leurs chaperons destrenchiés
menuement tout en tour ; et si avoient une chauce d'un
drap et l'autre d'autre ; et si leur venoient leur cornettes
et leur manches près de terre , et sembloient mieux ju-
gleurs (2) que autres gens. Et pour ce, ce ne fu pas mer-
veille se Dieu voult corriger les excès des François par son
flael, le roy d'Angleterre (3).
Après ces choses, se départi le roy anglois moult joieux de
la grant victoire qu'il avoit eue, et s'en ala passer à Monste-
reul et Bouloigne, et vint jusques à Calais sus la Mer. En
celle ville de Calais estoit un vaillant chevalier, de par le
roy de France capitaine, lequel avoit à nom Jehan de
Vienne, né de Bourgoigne. Et pour ce que le roy d'Angle-
terre ne pot pas sitost entrer en la ville de Calais comme
il voult, il la fist fermer de siège, et si fist eslever habita-
tions assez près de ladite ville pour hébergler luy et son
ost. Quant ceux de Calais virent qu'il estoient ainsi aviron-
nés de leur anemis, tant par terre comme par mer , il ne
s'en espoventèrent onques. Adonques jura le roy d'Angle-
terre qu'il ne se partiroit jusques à tant qu'il eust prise ladite
(1) Nasches. Fesses. K aies.— Xsanl l'année 1340, les robes longues
ne laissoient pas voir les braies.
(2) Jugleurs. Ou bateleurs, comme ceux qui fout des grimaces et se
masquent pour exciter le rire.
(3) On doit pourtant avouer que la punition de ces nouvelles modes
auroit été bien sévère.
4G4 LES GRANDES CHRONIQUES,
ville de Calais, et appella le lieu où liiy et son ost estoieut,
là où il avoit fait édifier/ \'illeiieuve-la-Hardie ; et là fu
tout y ver ; et luy admenistroient les Flamens vivres par
paiant l'argent.
En ce nieisnie temps, reçurent les Flamens, en conte et en
seigneur, le fils du conte de Flandres derenièrement tué à
Crecy, et luy promistrent et jurèrent loyauté; et meisme-
luent qu'il ne le contraindroient à prendre femme oultre
sa volenté, né faire aucune chose contre la féaulté qu'il
devoit tenir et avoir envers le roy de France. Adonques,
aucuns des Flamens se retrairent du tout de porter vivres
aux Anglois pour ceste cause.
Au moys de septembre ensuivant, le jour de la Sainte-
Croix , le corps du conte d'Alençon dei'enièrement tué à
Crecy fu enseveli aux Frères Prescheurs à Paris.
En ce meisme temps, le roy de Boesme fu porté à Lucem-
Louic et ilecques meisme fu noblement enseveli. En oultre,
les armes ou escus de cinquante chevaliei's esleus qui
avecques luy moururent à Crecy sont, environ sa sépulture,
noblement et autentiquement paintes.
En la fin du moys de septembre, le conte Derbi qui rési-
dent estoit pour lors à Bourdiaux, quant il vit que le duc
de Normendie, fils du roy de France, ot laissié le siège du
cliastel d'Aguillon, et qu'il fu en France retorné, il esmeut
son ost vers Xaintes en Poitou, et vint à Saint-Jehan-
d'Angeli en ardant, en robant et en ravissant hommes
et femmes sans nombre ; et prist ladite ville de Saint-
Jchan-d'Angeli sans grant difficulté : car il n'i trouva nulle
ou moult petite résistance. Et là trouva des biens et des
richesces,lesquelles II emporta avecques luy; et d'ilec s'en ala
à la cité de Poitiers sans quelconques résistances, car chas-
cun fuioit devant luy. Adonques, quant il vint en la cité
de Poitiers, il la prist sans balaillc et sans labour. Et lors
(134C.) PHELIPPE DE VALOIS. 465
piùst les trésors et les richesses qu'il y pot trouver, et les
bourgois et les chanoines; et puis ardi la greigneur partie
de la ville et le palais du roy et s'en ala à Bordiaux à toutes
ses richesses, et assez tost après il passa en Angleterre.
(1) Environ la feste saint Denis, le roy demanda ou fist
demander à l'abbé et au couvent de ce meisme lieu su}:)side
pour l'occasion de ses guerres. Et entre les autres choses,
l'en demandoit le crucefis d'or. Mais il fu respondu de
l'abbé et du couvent que, en bonne conscience, il ne porroit
ce faire ; car le pape Eugène le tiers le bénéi et jeta sentence
d'escommeniement sur tous ceux qvii le descouverroient ou
qui dommage i feroient ; si comme il est escript au pié de
la crois dudit crucefis.
En ce temps, Pierre des Essars, de la nascion de Nor-
juendie , garde et dispenseur, pour partie, des trésors du
roy, fut pris et mis en diverses prisons, c'est assavoir d'un
fort en autre. Mais en la fin, après moult de reproches et
de grans vilanies pour la mort esquiver, il fu condampné
à cent mille flourins à la chaièi-e (2). Mais par les prières du
conte de Flandres faites au roy , l'en en pardonna audit
Pierre cinquante mille flourins.
En ce meisme temps, environ la feste saint Martin d'y ver,
l'abbé de Saint-Denis, l'abbé de Noiremoustier et l'abbé
de Corbie furent establis trésoriers du roy de France; mais
un pou après qu'il orent laissié ledit office, trois évesques
et trois chevaliers furent adjoins avecques eux, et aussi
furent fais recteurs , gouverneurs et conseillers de tout le
royaume de France.
En ce temps pristrent les Anglois une ville en Poitou,
(1) Ce paragraphe a été biffé avec inlealion dans le manuscrit de
Charles V.
(2) À la chaière. A la chaire. Florins sur lesquels ctoit gravée la ûgure
du roi assis.
466 LES GRANDES CHRONIQUES.
laquelle est appellée Tuelle (1), et la pillèrent de tous les
biens qu'il trouvèrent.
En ce meisme an, le juesdi après la Conception Nostre-
Dame au nioys de décembre , deux chevaliers nornians ,
c'est assavoir, niessire Nichole de Gronssi et messire Rolant
de Verdun, lesquels, n'avoient gaires, avoient esté pris par
naessire Phelippe-le-Despensier chevalier , à Carentan en
Normendie, et avoient esté envoies à Paris par ledit nies-
sire Phelippe , furent menés es halles à Paris , et là orent
les testes copées et puis furent pendus au gibet.
En ce meisme temps, se présenta au roy de France nies-
sire GefFroi de Harecourt, chevalier norniant, la touaille
double mise de ses propres mains en son col en disant telles
paroles : u J'ai esté traitre du roy et du royaume , si
» requiers miséricorde et pais. » Lesquelles miséricordes
et pais le roy de sa bénignité luy ottroia.
En cest an, environ la feste de la Thyphaine, fu ordené
et comniencié à faire les fossés à l'environ de la ville mon-
seigneur saint Denis, afin que elle fust plus fort.
En ce temps, la ville de Tuelle, laquelle avoit esté prise,
ii'avoit guères , par les Anglois , fu recouvrée et reprise
par les Fi-ançois.
(2) En ce temps, monseigneur Jehan de Chaalon, Bour-
goignon chevalier, dégastoit la terre du duc de Bourgoigne,
par occisions, par feux et par rapines.
En ce temps, David le roy d'Escoce fu pris des Anglois.
En ce meisme an, environ la mi-karesme, les Lombars
usuriers furent pris au royaume de France; et quiconques
estoit tenu ou lié aux Lombars en usure, et il paiast au
(1) Tuelle. Sans doute : Tulle.
(2) Ce paragraphe manque dans les éditions gothiques, et dans la plu-
part des manuscrits.
(13i6.) PHELIPPE DE VALOIS. 4C7
roy le principal auquel il estoit tenu aux Lombars, il estoit
quitte de l'usure.
En ice temps, le dimenclie que l'en chante Istisuntdics,
le roy prist à Saint-Denis l'oriflanibe et la bailla à messire
Geffroy de Charny (1), chevalier bourgoignon , preu-
d'iîomme et en armes expert, et en pluseurs fais approuvé.
XLI.
Cornent le roy de France s'ordena à poursuivre son anemi le roy
d'Angleterre jusques à la ville de Hesdin; et cornent un
advocat de Laon, appelle Gam>ain^ voult trdir ladite cité de
Laon.
L'an de grâce mil trois cens quarante-sept, le conte de
Flandres que les Flamens, contre leur serement et leur
loyauté, — laquelle il avoient jurée audit conte, et la con-
venance qu'il luy avoient faite, c'est assavoir qu'il ne con-
ti'aindroient point ledit conte à prendre femme fors à sa
volenté et à la volenté du roy de France et de la mère dudit
conte, — toutes voies l'avoient-il contraint, par menaces de
mort, à prendre la fdle du roy d'Angleterre à femme. Mais
le mardi après Pasques, c'est assavoir, le troisiesme jour
d'avril, il s'en issi de Flandres par cautèle et s'en vint au
roy de France; car il ne vouioit pas avoir la fille au roy
d'Angleterre à femme. Dont le royaume de France et la
mère dudit conte orent très grant joie, et fu receu trèshon-
norablement (2).
(1) Geffroi de Charny. Ce passage fournit l'occasion de compléter la
courte notice que donne sur Geoffroy de Charny Pierre de Saint-Julien,
dans ses précieux Mélanges liisloriques , page 374. II dit que le bon
Geoffroi fut choisi pour porte-oriflamme seulement parle roi Jean, et qu'il
mourut à la bataille de Poitiers. La maison de Charny s'est fondue dans
celle de Beauffremont qui fleurit encore.
(2) Ici la continuât, lat. de Nangis porte : « Et sic rex Anglix cl Flam-
468 LES GRANDES CHRONIQUES.
En la quinzaine de Pasques , le roy se parti de Paris et
prist congié de monseigneur saint Denis, et se recommanda
à luy; et se ordena à aler vers son anemi le roy d'Angleterre
et vint à une ville, laquelle est appelléeHesdin, et ileques
moult dolent attendi longuement ses gens qui venoient
moult lentement. Et fu en ladite ville de Hesdin jusques
en la sepmaine devant la feste de la Magdalène; et depuis,
luy et son fils, le duc de Normendie, s'en départirent et leur
compaignie avec eux, et s'en alèi'ent droit vers Calais, en-
contre leur anemis. JVIais le roy d'Angleterre et le duc de
Lencastre , jadis conte de Derbi , et les Anglois qui de
nouvel estoient venus à leiu" seigneur, avoient fermée et
enclose la ville de Calais de si grant siège, tant par terre
comme par mer, que vivres ne povoient en nulle manière
estre portées à ceux qui estoient en ladite ville de Calais.
Pour laquelle chose il vivoient en grant désespérance et en
grant misère jusques à tant qu'il sorent la venue du roy
et qu'il se vouloit combatre contre son anemi, et lever le
siège d'entour la ville.
En ce meisme an, un advocat né de la cité de Laon,
appelle Gauvain de Bellemont, endementres qu'il demou-
roit en la cité de Mes, il fu deceu par mauvais esperit, cai' il
voult traïr la cité en laquelle il avoit esté né, et disoit que à
Laon il avoit mauvaise gens. Si ot ledit Gauvain conve-
nances aveques aucuns traitres du royaume, et commença à
machiner coment il pom-roit acomplir ce qu'il avoit entre-
pris et promis à faire. Si avint que un homme de Laon,
lequel avoit à nom Colin Thommelin, et estoit fevre, fu venu
à si grant povreté que par honte il laissa la cité de Laon
i> mingi... videnlcs se delusos Irislitiâ sunt replcti; maxime régis Angliœ
«I filici supra dicta; undè nomine ejus, facta fuit canlilena quaî la Francis
» ubiqtie cantabatur gallicc .- J'ai failli à cui je eatoie donné par
)p amour, etc.
((317.) PHELIPPE DE VAI.OIS. 4Ci)
pour ce qu'il ne povoit paier ce qu'il devoit; si piisl sa
femme et ses enfans et s'en ala à Mes, et ilccques faisoit sou
mcstier et gaaignoit sa vie au mieux qu'il povoit.
Or avilit que le devant dit Gauvain connut iceluy Colin
et luy commença à enquérir dont il venoit et pourquoy il
s'estoit parti de Laon ? lequel luy respondi que povreté
i'avoit chacié hors de Laon. Quant Gauvain ot ce oi, si luy
dist : « Se tu te veux acorder à ce que je te diray et garder
» très secrètement, soies certain que je te feray riche né dès
» or en avant tu n'auras nulle souffreté. » Cil luy acorda ;
adoncpies Gauvain luy dist : « Prens ces lettres et les porte
» au roy d'Angleterre, et gardes que tu soies à moy à Rains
!) la veille de Pasques, et ne te doubtes, car je y seray. » Lors
prist ledit CoUn ces lettres, et se parti et commença moult
a penser s'il acompUroit ce que l'en luy avoit encharchic.
Et quant il ot bien pensé, si ot avis en soy qu'il porteroit
au roy de France lesdites lettres, et ainsi le fist et les pré-
.senta au roy, csquelles lettres l'ordre et la manière de traïr
la cité estoient contenues. Après ce, s'en retourna ledit
Colin à Rains au jour que ledit Gauvain luy avoit dit, et fu
ledit Colin moult bien entreduit de par le roy, et trouva
ledit Colin son maistre Gauvain, la veille de Pasques, si
connue il luy avoit promis; mais il estoit en habit de Pré-
monstré, comme religieux vestu. Lors se traist ledit Colin
par devers le prévost de Rains, et (îst prendre ledit Gau-
vain en son lit, le joui' de Pasques. Si voult ledit Gauvain
veslir habit séculier, mais il ne luy fu pas souffert; et si fu
vestu en la manière qu'il estoit entré en la cité.
Ce meisme jour, après disner, il fu mené à Laon et fu mis
en la prison de l'évesque, et fu gardé diligcamment; mais
le peuple voult venir veoir le txaitre de eux et de leur cité,
coincnt et par quelle manière il estoit condampné. Si fu
mis liors de prison. Et avoit en son col et en ses mains cer-
T-)M. v. 40
470 LES GRANDES CHRONIQUES,
des de fer et anniaux de fer moult fors; et depuis fu mis
en une charete en laquelle il avoit une pièce de boys au
travers sus laquelle il se séoit, afin qu'il fust veu de tout le
peuple et que ledit peuple sceut et cogneust qu'il estoit
condampné à chartre perpétuel. Mais sitost comme il fu
mis hors de la court à l'oflicial et qu'il estoit mené par la
cité, le peuple ne pot longuement regarder leur traitre; si
le lapida de pierres et ot le lianepier (1) de la teste copé, et
mourut honteusement et à grant tourment. Adonques
endementres cju'il souffroit tel tourment, il prioit la glo-
rieuse vierge Marie que elle le vousist garder en bon sens et
en bon entendement et en vraie foy par sa sainte graco.
Après, comme fl fu ainsi mort et occis, il fu reporté à la
court de l'official et fu monstre son corps à tous ceux
qui le vouldrent veoir, et fu enterré après en un marois,
emprès la ville. Et après, son fils fu pris, car il estoit parti-
cipant du péchié son père, et fu condampné à chartre
perpétuel.
En ce meisme temps, le visconte de Touart et conte de
Dreues, endementres qu'il estoit capitaine en Bretaigne de
par le roy de France, avint qu'il se garda moins diligeam-
ment cju'il ne deust, si fu pris par monseigneur Raoul de
Caourse (2), chevalier, par nuit en son lit, très honteu-
sement.
En ce meisme an , le lundi après l'Ascension Nostrc-
Seigneur, un citoien de Paris lecjuel estoit fèvre, fu accusé
qu'il vouloit trair la cité de Paris, et fu trouvée et provée
contre luy sa traison ; pourquoy il ot les bras et les cuisses
copées, et depuis fu pendu par le col au gibet.
Item, le vendredi ensuivant, le chastel de Beaumont ,
(1) Uanepier. Le crâne. — L'historien de Laon, doni Nicolas le Lons,
n'a pas connu cet événement.
(2) De Caourse. Var. Cadurse. — Adiisè chcvalkr.
((347.) rHELIl'PE DE VALOIS. 471
lequel estoit messire Jehan de Vervins, chevalier, fu pris et
destruit; et des pierres dudit chastel fulevé vxn gibet en la
place meisnie où ledit chastel estoit.
En ce meisme temps, l'évesque de Biauvais, jadis frère
de Enguerran de Marigni , fu fait par le pape arcevesque
de Roen, et l'évesque de Baleux, jadis frère de messire Ro-
bert Bertran, chevalier et mareschal de France, fu fait éves-
que de Biauvais.
Et en ce meisme temps , le jeudi devant la nativité
monseigneur saint Jehan, le vingt-et-uniesme jour de juing,
Henri et Godefroy, fils du duc de Brebant, furent espousés
au Louvre, à Paris. Et prist ledit Henri la fille du fils du
roy, duc de Normendie, et ledit Godefroy si ot la fille du
duc de Bourbon.
Et environ ce temps, trieves furent données aux Flamens
jusques à trois ans. Et, endementres , le duc de Brebanl,
l'arcevesque de Trêves et messire Jehan de Haynau cheva-
lier traitèrent de la pais des Flamens.
XLIT.
Cernent messire Charles de Blo/s, chic de Brclaignc, fisl siège
sur les anglais de la Iloche-Deryan, et cornent il fa pris au
siège un chei'alier d' Angleterre appelle Thomas Dagorn.
Et comenl presque tous les barons de Brelaigne furent que
mors que pris.
Puis que les Anglois orent pri.se la ville de la Roche-De-
ryan, si comme devant est dit, l'an mil trois cens quarante-
cinq et l'eussent tenue et gardée continuellement, si avint,
environ la feste de monseigneur saint Jehan-Baptiste, c'est
assavoir en la sepmaine qui fu après la Penthecouste, que le
duc de Bretaignc fist siège devant ledit chastel de la Rociic-
472 LES GRANDES CHaOMQUES.
Deryan, et avolt aveques luy grant quantité de peuple,
tant de Bretons que de François et d'autres nacions. Si
ordena son ost en pluseurs conipaignies : les uns furent mis
en un lieu qui est appelle la Place-Vert, en la paroisse de
Langoet (1) oultre l'yaue qui est appellée Jaudi, et ordena et
commanda à ceux qui là estoient que, pour cri ou pour
quelque autre signe, il ne venisseut point à nulle autre
compaignie ; car ledit duc pensoit que messire Thomas
Dagorn (2), chevetaine des Anglois qui pour le temps demou-
roieut en lîretaigne, devoit appliquier vers ceste partie où
lesdis Bretons, François et autres estoient. Et la compai-
gnie de l'ost en laquelle le duc estoit si comprenoit la place
entre l'église de Notre-Dame (3) et la porte qui est appellée la
porte de Jument. Et les autres compaignies estoient environ
la ville; mais les deux devant dit nommées estoient les plus
nobles. Et environ la ville estoient neuf grans engins entre
lesquels il en avoit un qui gettoit pierres de trois cens
pesant, et les autres gettoient en la ville; par telle manière
qu'ils rompoient les maisons et tuoient les gens, les che-
vaux et les autres bestes; et entre les autres cops, une pierre
fu gettiée dudit grant engin en une maison ou chastel, en
laquelle maison la femme du capitaine gisoit d'enfant, et
estoit emprès son enfant quelle avoit eu de nouvel; si rom-
pit le cop de ladite pierre plus de la moitié de la maison où
ladite femme estoit, si ot moult grant paour et se leva tan-
tost toute espoventée, et vint à son mari, capitaine du
chastel, messire RichartToutesham, chevalier, et luy pria
qu'il rendlst ledit chastel ; mais il ne luy voult acorder. De
rechief fu gettiée une autre pierre de la partie où le duc
(1) Langoet. Entre les deux rivières de Treguier et du Jaudy.
(2) Dagorn. Froissart le noimiio de même, les titres anglois Dagworlh.
(3) ^oire-Dame. Cassini : ^oire -Vame-du-]iois , entre Langoet et
Laroche.
(1347.) PHELIPPE DE VALOIS. 473
estoit, et fist un pertuis en la tour où le capitaine et sa
femme estoient, mais pour ce ne le voult-il rendre. Si avint
que les bonnes gens de celle terre qui par avant avoient esté
en la subjection des Anglois pristrent fondes pendens à
bastons, et commencièrent à assaUlir la ville par merveil-
leux effort, car il estoient grant quantité ; et firent loges,
ville et rues en l'ost, et portoit-l'en moult de biens en l'ost,
et tellement que vivres estoient à très grant marchié, dont
pluseurs s'en merveilloient. Tous les jours donnoient assaus
à la ville et au chastel par très grant effort, et en telle
manière que ceux qui estoient en la ville ne savoient que
faire. Mais les nos eussent prise la ville s'il eussent voulu,
car ceux de la ville et du chastel avoient ottroié à tout ren-
dre, leur corps et leur vies saufs. Si avint que le duc fu déceu
par mauvais conseil, et ne voult prendre la ville jusc|ues
à tant que messire Thomas Dagorn, principal capitaine des
Anglois , venist et qu'il fust pris avant que l'en receust
ceux de la ville et du chastel. Mais aucuns de l'ost au duc
si firent acort avec ceux de la ville, c]u'il seroient receus
dedens huit jours en la forme et manière qu'il le requé-
roient. Endementres vint messire Thomas Dagorn par
devers la ville qui est appellée Karahes (1), par sentiers et par
bois, à très gi'ant ost, et si céléement comme il pot, et se
loga celle nuit en l'abbaïe de Begar (2), en laquelle n'avoit
demouré nul moine depuis que les Anglois estoient venus
à la Roche-Deryan. Si y trouva aucuns serviteurs qui gar-
doient ladite abbaïe; et là entra celle nuit sans ce que ceux
du pays ou pou le sceusseiit , et y soupa et son ost ave-
ques luy, et ne fist nul mal à ceux qu'il trouva en ladite
abbaïe; et après qu'il ot soupe, il s'en entra en l'églyse et
(1) Karahes. Cathaix.
(2J Begar ou Beja. A Irois lieues au dessous de Laroche.
40
474 LES GRAINDES CHRONIQUES,
fist ilecques son oroison, et veilla jusques à mienuit, sicoinme
l'en dit, et ensaigna son ost cornent il assaudroit l'ost du
duc, et leur donna un signe que comme il seroient en la
bataille, il diroient l'un à l'autre une parole bien bas,
laquelle parole je n'ay pu savoir, et quiconque ne diroit celle
parole à l'un et à l'autre assez bas, que il les tuassent se
il peussent. Quant ces choses furent par luy ordonnées ,
si se départi environ mienuit et s'en vint par autre voie
que l'en ne cuidoit à la Rocbe-Deryan ; et pour ce, l'ost qui
estoit en la Place-Vert devant dite s'estoit appareilliéà coni-
batre vertueusement encontre ledit messire Thomas Da-
gorn. Mais ledit messiie Thomas sceut par aventure coment
il estoient fors, si se tourna vers l'ost du duc. Et le duc et
sa compaignie cuidoient qu'il s'en alast de l'autre part, et
ne se gardoient pas de luy. Si s'en vint ledit messire Tho-
mas au pont qui est appelle Aziou (1), susl'yaue de Jaudi, par
la grant voie qui va à la Roche-Deryan, près du gibet de
la ville de la Roche. Celle nuit veilloient en l'ost du duc
messire Robert Arael, le seigneur de Beaumanoir, monsei-
gneur de Derval et moult de autres seigneurs chevaliers
desquels aucuns ne faisoient pas bien leur devoir, si comme
l'en dit ; car il ne veilloient pas bien. Quant messire Tho-
mas aproucha de l'ost du duc, l'en dit qu'il savoit bien
quel part le duc estoit, et là mist pluseurs charoys et plu-
seurs variés, c'est assavoir entre le moulin et la Maladerie ;
et estoit ainsi entre mienuit et le point du jour, et estoit la
nuit moidt obscure. Adonc commencièrent à crier les variés
qui estoient vers la Maladerie, à une voix très horrible, un
cri. Quant ceux qui veilloient en celle partie oirent ce cri,
si voidrent aler véoir que c'estoit. Mais il apperçurcnt l'ost
(1) Aziou, Sans doulc le Kef Veziou deCassini. à mi-clieniin de Bcjn cl
Laroclie.
(1347.) PHELIPPE DE VALOIS. 476
des anemis après eux, si se coinbatiient à eux et mandèrent à
ceux de l'ost du duc que tantost il s'armassent. Mais avant
qu'il fussent parfaitement armés, les anemis les assaillirent,
et ilecques ot bataille fort et dure; et y fu pris messire Tho-
mas Dagorn. Si avint que, si comme il le vouloient mener
aux tentes du duc, il orent à l'encontre d'eux vuie autre
bataille qui leur rescoust ledit messire Thomas; et com-
mença de rechief la bataille. Et n'estoit encore jour, mais
faisoit moult obscur, et en telle manière que les nos s'entre-
tuoient pour ce qu'il ne s'entrecognoissoient, tant faisoit
obscur. Mais les anemis si avoient un signe secret, comme
devant est dit, si s'entregardoient. En icelle bataille fu pris
de rechief messire Thomas Dagorn de la propre main tlu
duc. En ice lieuavoit moult de diverses batailles, et estoient
les vuies assez près des autres, et se combattoient à la clarté
de cierges et de torches. Le visconte de Rohan se comba-
toit, le seigneur de Vauguion et pluseurs autres seigneurs se
combatoient en pluseurs places et lieux. Quant les Anglois
virent que messire Thomas Dagorn estoit de rechief pris,
si s'en partirent aucuns de l'ost et s'en vindrentà ceux de la
Roche-Deryan, et les requistrent qu'il les voulsissent se-
courre et aidier. Adonques ceux de la ville et du chastel issi-
rent à tout une manière de haches, lesc[uelles estoient bon-
nes et avoient manches de deux pies et demi de long ou
environ, et issirent bien environ cinq cens hommes fors et
délibérés combatans tant de la ville comme du chastel, et se
férirent en l'ost du duc et des autres cpii se combatoient,
etrescoustrent de rechief ledit messire Thomas, et mistrent
à mort moult de ceux de la partie du duc, de leur dites
haches. Mais ceux que le duc avoit ordené pour estie au
heu qui est dit la Place-Yert, comme dessus est escript, ne
savoient riens de tout ce qui estoit fait en l'ost du duc, car
il estoient assez loing de l'ost du duc, et estoit la rivière et
476 LES GRANDES CHRONIQUES,
la ville de la Roche-Deryan entre eux et l'ost du duc de
Bretaigne; et attendoient de jour ledit messire Thomas, car
il devoit venir de celle partie. Et pour ce leur avoit com-
mandé ledit duc que pour nulle chose il ne se partissent
du lieu où il estoient, et leur disoit le duc : « Se messire
» Thomas Dagorn vient par devers nous, nous le pourrons
» bien avoir, sans aide de autrui ; mais s'il va par devers
» vous, à paine le pourrez avoir sans aide. »
Endementres que le duc et le visconte se combatoient
et pluseurs autres Bretons bretonnans qui aveques eux
estoient, le duc ne sceut riens du fait de la bataille qui
avoit esté entre ceux de sa partie et ceux qui estoient issus
de la ville et du chastel de la Roche-Deryan , jusques à
tant qu'il en y eussent pluseurs de sa partie mors. Et admi-
nistrèrent ceux qui estoient issus de ladite ville et du chas-
tel haches et armeures pluseurs aux Anglois qui celle nuit
avoient esté deux fois desconfis, desquelles armeures et ha-
ches il occistrent plus de la moitié de l'ost des Bretons. Et y
moururent des barons, c'est assavoir le visconte de Rohan ( I ),
l'un des plus riches hommes de Bretaigne, le seigneur de
Derval, le seigneur de Quintin et monseigneur Guillaume,
son fils ; et messire Jehan son autre fils ot le nez copé ,
le seigneur du Chasliau-de-Brienc, le seigneur de Rongé,
messire GefTroy de Tournemine, messire Geffroy de Ros-
dranen, messire Thomin Biaulisel, le seigneur de Va uguiou,
et si pristrent son fils; et moult d'autres barons et nobles
liommes y furent mors et les autres pris, mais il en tuèrent
])lus qu'il n'en pristrent.
(1) Dom Morice et après lui M. Dacier assurent que le vicomte de
Rolian ne fut pas lue dans cette affaire. On ne peut cependant en douter,
après le icnioignage unanime de Froissart , de nos chroniques et de
Thomas d'As^orlh , dont le bulletin est iciiroduit dans noOcrt d'A-
wesbunj.
(i;i47.) PHKLll'PE DE VALOIS. 477
Si avilit, environ l'aube du jour, depuis que la bataille
ot moult duré , c'est assavoir la quarte partie de la nuit
largement, et que par icelle espace le duc se fust continuel-
lement combatu, si sceut que ses barons et ses chevaliers
estoient ou mors ou pris pour la greigneur partie, en soy
combatant. Lors se commença à retraire, et se retraist jus-
ques à la niontaigne des Mesiaux, laquelle montaigne estoit
bien loing de la place où la guerre avoit esté commenciée;
et avoit le dos vers le moulin à vent, et tousjours avoit au-
cuns qui le combatoient, car il pensoient bien que c'estoitle
duc. Si luy demandèrent s'il estoit le duc, et il leur
respondi que non, car il cuidoit escliaper de leur mains.
Finablement il sceurent que c'estoit il, si luy demandèrent
qu'il se rendist, auxquels il respondi que jà à Anglois il ne
se rendroit, et qu'il avoit plus chier à souffrir mort, jasoit
ce qu'il fust navré de sept blessures dont aucunes estoient
mortelles, si comme l'en disoit. Adonques, vint un cheva-
lier qui avoit à nom monseigneur Bernart du Chastel, lequel
dit au duc qu'il se rendist à luy; et le duc luy demanda
qui il estoit. Lors le chevalier luy dist son nom, et le duc
si se rendi à luy.
Quant ceux de sa gent qui estoient eschapés vifs sceurent
que leur seigneur estoit pris, si se despartirent comme
tous désespérés.
L'endemain, les Anglois menèrent le duc par faux sen-
tiers et par boys à une ville qui est nommée Karahes ; et
d'icelle ville, il le menèrent à une ville qui est appellée
Remperlé, en laquelle ville les Anglois tenoient un très fort
chastel, lequel chastel il avoient pris par force d'armes; et
en ce chastel tindrent ledit duc par l'espace de huit jours
ou environ, et de ce chastel il le firent mènera Vannes, et
ilecques demoura environ vm an ; car la mer estoit gardée
en telle manière que les Anglois ne l'osoient envoier par nier
478 LES GRANDES CHRONIQUES.
en Angleterre. Et eudementres qu'il fu à Vannes, la du-
chesse ot congié des Anglois pour visiter le duc, son sei-
gneur. Environ la fin de l'aiî, il pristrent le duc et l'en-
voièrent par mer au chastel de Brest, lequel cliastel de
Bretaigne est le plus prochain avi royaume d'Angleterre;
car il estoit nécessaire que ledit duc fust guéri de ses plaies,
avant que l'en le peust mener en Angleteri'e ou en autre lieu
loing. Et après, depuis qu'il ot esté une pièce audit chastel
de Brest et que le péril fu osté de luy , jasoit ce qu'il ne
feust pas guéri, il l'envoièrent en Angleterre bien acom-
paigné de navire. Mais trèsqu'il issi dudit chastel de Brest
pour estre mené en Angleterre et au roy d'Angleterre
estre présenté, il avoit en sa compaignie sept joueurs de
guisternes, et il meisme, si comme l'en dit, commença à
jouer de l'uitiesme guisterne(l). Et ainsi fu mené prisonnier
en Angleterre, dont ce fu grant doieur et grant pitié.
Or avint, après ce que la bataille fu finée, eu laquelle
le duc avoit esté pris et ses gens mors et desconfis, comme
dessus est dit, que les Anglois qui estoient demourés en la
Koche-Deryan pristrent les armes et les despoilles , vins,
cliars et autres biens qui estoient en l'ost du duc, et si tin-
drent les bonnes gens du pays en très grant misèi'e, et ne
leur laissièrent rien à leur povoir, et si en tuèrent en grant
quantité, et aucuns en réservèrent pour faire le labour
entour le fort. Les Anglois avoient bien aperceu comeut il
s'estoient asprement tenus encontre eux, si comme dessus
est dit.
(1) CeUe singulière circonstance des huit guiterncsn'a pas clé jusqu'à
présent remarquée ni expliquée. Si nous lisions cela dans les romans de
la Table Ronde, nous n'hésiterions pas à reconnoître, dans ce texte,
huit des lais ou chants de douleur dont le duc lui-même auroil composé
le dernier. — C'est encore le sens le plus vraisemblable ici.
;i.3i7.) PHELIPPE DE VALOIS. 479
XLIII.
Cornent tous les nobles et non nobles du pays de Triguier
et d'environ vindrent assaillir les Anglais de la Roche-De-
ryan a^'equcs les aydes que le roy de France leur cnçoia ,
et de la manière de la prise et de l'assaillir^ et cornent il fu-
rent pris ; et la 'ville et le chastel de la Roche-Deryan furent
recouiTcs.
Quant ces choses oient esté ainsi faites, les Anglois orent
très grant joie et fuient moult lies de leur victoire; et com-
mencièrent de recliief à garnir la ville et le chastel de la
Roche-Deryan , et aucuns autres fors, des biens qu'il
avoient gaaigniés, et pcnsoient à deniourer ilecques bien
seurenient et eux deffendre encontre tous. Mais Nostre-
Seigneur ordena autrement : car le moys d'aoust ensuivant,
les nobles et non nobles de tout le pays s'assemblèrent en
un certain lieu, et firent et ordenèrent que de rechief et
briefment, il assaudroient la ville et le chastel de la Roche-
Deryan. Et firent supplicacion au roy de France qu'il leur
voulsist envoier ayde. Si leur envoia le seigneur de Craon
et messire Antoine d'Avré, et aveques eux grant compaignie
et fort. Quant il furent venus en Bretaigne et aveques les
Bretons adjoins, si se partirent à un mardi, et environ heure
de tierce il assaillirent la ville de la Roche-Deryan très
vertueusement et continuellement depuis ledit mardi jus-
ques au juesdi. Mais ceux de la ville se deffendoient tonnent
et gittoient boys et genestes ardans et poignées de blé sans
battre, ardans, et si gittoient pois et autres gresses boulans,
et se deffendoient par toutes les manières qu'il povoient.
Quant 11 virent que bonnement il ne se pourroient plus dcf-
480 LES GRANDES CHRONIQUES,
lernlre encontre ceux qui là estoieut, il se consentirent à
rendre la ville saufs leur corps et leur biens. Si furent d'un
acort, les François et les Bretons, qu'il n'auroient congié
de la vie né de issir hors. Si comniencièrent de recliief les
nos à assaillir, et ne laschièrent jusques à l'endemain conti-
nuellement qui fu jour de vendredi. Et en iceluy vendredi
le seigneur de Craon niist en une petite bourse cinquante es-
cus d'or, et la pendi à un gresle baston lonc, et le tenoit en sa
main. Si commença à dire à ceux qui assailloient la ville :
« Qui premier enterra en la ville en vérité il aura ceste
» bourse aveques les flourins. » Quant les Genevois virent
celle bourse, il comniencièrent à assaillir la ville plus fort
que par avant et pristrent mails de fer cjui avoient longues
pointes et grosses testes, lesquels mails sont appelles testus.
Si disti'ent les uns aux autres : « Cinq de nous irons au
» mur à tous nos martiaux, et vous serez devant les murs
» et assaudrez le plus fort que vous pourrez. » Et ainsi fu
fait. Adonques pristrent les cinq Genevois leur martiaux
et mistrent leur escus sus leur testes et s'en alèrent aux
murs, et les autres donnèrent fort assaut à ceux qui estoient
sus les murs de la ville. Endementres qu'il assailloient
par telle manière , les devant dis cinq Genevois ostèrent
cinq pierres des murs et les cavèrent par telle manière que
il furent à couvert par dedens les murs, et ne leur povoit-on
mal faire des carriaux. Il estoient loing l'un de l'autre en-
viron dix pies. Si cavèrent les murs par telle manière que,
dedens heure de inidy , il client des murs environ un pié
en longueur, et tantost y entra un Genevois assez petit de
corps, et ot les flourins cjue monseigneur de Craon tenoit ;
et après luy entrèrent tantost , et puis que les murs fu-
rent clieus communelment tous ceux de l'ost, quicoiîques y
vouloit entrer indifféremment : car il avoit esté ordené des
capitaines, par avant, cjne tous les biens de la ville seroicnt
fl347.) PHELIPPE DE VALOIS. 481
communs, et abandonnés à tous ceux de l'ost qui les pour-
roient gaaignier.
Il tuèrent premièrement, sans différence, les hommes et
les femmes qui estoient en la ville haljitans, de ciuelque
aage qu'il fussent, et meismement les enfans qui alaittolent.
Quant il orent ainsi mis à mort ceux qu'il avoient trouvés
en la ville, si commencièrent à getter au chastel auquel
s'estoicnt retrais environ deux cens quarante Anglois; mais
quant il virent la hardiesce et la vertu de ceux qui assaii-
loient, il offrirent à rendre le chastel, leur corps et leur biens
saufs. Mais les nos ne s'i vouldrent accorder, et assaillirent
de fort en fort. Finablement, l'issue du corps tant seule-
ment leur fu accordé, et cjue l'en les conduiroit par l'es-
pace de dix lieues loin : si issirent en leur costes et s'en
alèrent; et les conduisoient deux chevaliers bretons, c'est
assavoir, messire Silvestre de l'a Fouilliée, et un autre che-
valier; mais à paine les povoient deffendre des gens de
labour, car tous ceux qui les povoient actaindre, il les mec-
toient à mort et les tuoient de bastons et de pierres, comme
chiens. Si les conduirent les deux chevaliers au mieux
qu'il porent jusques près de la ville de Chastlaunuef-de-
Qnintin. Quant ceux de la ville o'irent dire que les Anglois
qui avoient tué leur seigneur venoient par sauf conduit, si
s'assemblèrent pluseurs bouchiers et charpentiers et autres
de ladite ville, et mistrent à mort tous les Anglois, ainsi
comme des brebis , et ne les porent onques les deux che-
valiers deffendre, excepté leur capitaine qui s'enfuy; et les
deux chevaliers qui les conduisoient s'cufuyrent aveqnes le
capitaine desdis Anglois, lequel fu à paine sauvé. Finable-
ment, ceux de la ville de Chastiaunuef-de-Quintin firent
porter les corps des mors en quarrières et en grans fosses
qui estoient hors de la ville, et là les mangièrent les chiens
et les oiseaux. El ainsi démoulèrent les Bretons sous mes-
U
iS2 LES GRANDES CHRONIQUES,
sire Auloine d'A vrô, chevalier, establi capitaine de par la du-
chesse, en la ville de la Roche-Deryan, et ot ladite duchesse
les frais et les revenus qui estoient dévies au duc, son mari,
tout environ la Roclie-Deryan , jusques à deux lieues.
En ce meisme temps, le conte de Flandres prist à femme
la fdle du duc de Brebant.
(1) En ce meisme an, le vintiesme jour de juillet, vint
la royne de France à Saint-Denis, et i demoura par l'espace
de huit jours ou de plus. Et là faisoit faire croisons à messes
chanter, et si faisoit prceschier au peuple, afin que Dieu
voulsist garder le royaume de France et le roy. Lequel roy
s'estoit parti pour alcr lever le siège que le roy d'Angle-
terre avait fait devant Calais, en l'an passé, au mois
d'aoust. Quar ceux de ladite ville de Calais luy avoient
mandé secours, ou il failloit qu'il se rendissent par néces-
sité au roy d'Angleterre.
En ce meisme an, la veille de sainte Crestine, environ
le commencement de la nuit , fist très grans et orribles
tonnoires ; par tel manière que la royne qui estoit à Saint-
Denis et ceulx qui estoient avecques elle en l'oratoire de
monsieur saint Romain emprès la chapelle de monsieur
saint Loys, à heures de matines, furent merveilleusement
espouvantés. Et si tost comme les matines furent chantées,
l'évesque de Constances qui présent estoit avecques la
royne, commença Te Dciim laudamus, et fu chanté en gi-ant
dévocion.
Et en icest an, le samedi quart jour d'aoust, pour ce que
le roy ala trop tait pour secourre la ville de Calais, nonobs-
(1) Les deux paragraphes suivans sont omis dans la plupart dcsMss.,et
entre les autres, dans celui de CiiarlcsV. Je les ai Iranscrils sur la leçon
du duc de Berry, no 8,302, et sur celle de l'amiral de Gruiily, aujourd'liui
fonds de Lavallière, n» 33,
(1317.) PHELIPPE DE VALOIS. 483
tant que (par plusems fois (1) il eussent mis grant cure
et diligence de les secourre. Mais il ne povoicnt estre
secourus pour le lieu où le roy d'Angleterre et son ost
estoient logiés qui estoit inaccessible; et estoit le passage
el que pour aucun effort nul ne povoit entrer; né par la
mer aussi ne povoient estre secourus, pour le navire du roy
d'Angleterre qui estoit devant ladite ville de Calais. Et
cependant les cardinaux pourchassoient trieves entre les
deux roys; et furent prises jusques à la quinzaine la nativité
saint Jehan-Baptiste prochaine à venir , lesquelles trieves
furent rompues tantost par le roy d'Angleterre qui tous-
jours continua ledit siège devant la ville de Calais, par tel
effort que ceux de ladite ville, comme désespérés de tous
secours , et pour ce que il n'avoient point de vitaille né
n'avoient eu , plus d'un moys devant, ainsois mangeoient
leur chevaux, chas, chiens, ras et cuir de buef à tout le poil,
se rendirent) audit roy d'Angleterre, sauves leur vies ; et s'en
issirent tous hommes et femmes et enfans de la ville sans
riens emporter, fors tant seulement les robes cjue 11 orent
vestues, qui fu grant pitié à veoir. Et vindrent la greigneur
partie de Calais à refuge au roy de France qui les reçut moult
agréablement et leur fist et fist faire moult de humanité.
(2) Item, tantost après, fist le roy convocation général des
prélas, barons et nobles bonnes villes, et de ses autres
subgiés, à Paris, à la saint Andrieu, et ilec ot conseil aveques
(1) Au lieu de tout ce qui suit entre parenthèses, les deux manuscrits
elles ci-dessus portent seulement : // l'cussenl requis, si se rendi la dite
ville, etc. Ce changement officiel de rédaction n'est i)as indigne d'atten-
tion. Ne pourroit-on en conclure (lue le roi de France craignoil les repro-
ches des habilans de Calais ? Ce n'est là du reste qu'une très foible
conjecture ; mais ce qui atteste i)arfaitement que les Calaisicns s'étoient
conduits d'une manière héroïque durant tout le siège, c'est l'accueil que
leur fit le roi quand ils se rendirent ù Paris, et les avantages dont il
crut devoir récompenser leurs sacrifices.
(2) Ce qui suit ne se trouve que dans le msc. tie Charles V.
484 LES GRANDES CHRONIQUES,
eux de sa guerre, et cornent il y pouri'oit mettre fin. Sus
lesquelles, outre les autres choses, luy conseillièrent que il
féist tost une grant armée par mer, pour aler en Angleterre,
et aussi par terre; et ainsi pourroit finer sa guerre, et non
autrement, et que volentiers luy ayderoient et des corps et
des biens. Et pour ce, euvoia par toutes les parties de son
royaume certains commissaires pour demander au pays à
chascun certain nombre de gens d'armes.
Et en cel an meisme, environ Noël, furent les Lombars
usuriers, par procès fait contre eux, sur ce que l'en leur
imposoit qu'il avoient contre les ordonnances royaux qui
njectoient paine de corps et de biens , preste cent livres
oultre quinze par an pour usure; et aussi, en prestant,
il avoient fait des usures fort (1); et aussi que il avoient fait
pluseurs contraux et prests, hors des foires de Clianipaigne,
et en avoient pris obligacions des foires ainsi comme se il
eussent esté fais en foires, furent condampnés par arrest à
perdre tous biens, meubles et héritages, et furent confis-
qués au roy (2). Et ordena-l'en que tous ceux cjui leur dé-
voient feussent quictés pour le pur fort, et que il en feussent
creus par leur sairement. Et fu tiouvé que les debtes que
l'en leur devoit et qui jà estoient venues à cognoissance,
montoient oultre deux millions quatre cens livres, des-
c|uels le pur fort ne rnontoit pas oultre douze cens mil
livres. Si peust-l'en voir coment il mangoient et destrui-
soient le royaume de France.
(3) Item, en cel an, fist le roy ordonnance que tous les
offices qui vaqueroient fussent bailliés à ceux de Calais pour
ce qu'il l'avoient lovalment servi. Et furent exécuteurs de
celle grâce un clerc qui estoit de parlement appelle mais-
(1) Fort. De l'iiilérùl le principal.
(2j Inédit.
(3} Inédit.
(1347.) PHELIPPE DE VALOIS. 485
tre Pierre de Haiigest, et unbouigois né de Sens qui cstoit
de la chambre des comptes appelle Jehan Cordier.
(1) Item, en celuy an, lu une mortalité de gens, en Pro-
vence et en Languedoc, venue des parties de Lom hardie et
il'Oultre mer, si très grant que il n'y demoura pas la
sixiesme partie du peuple. Et dura en ces parties de la
Languedoc qui sont au royaume de France par huit moys
et plus. Et se départirent aucuns cardmaux de la cité d'Avi-
gnon, pour la paour de ladite mortalité c|ue l'en appelloit
épydémie, car il n'estoit nul qui sceust donner conseil l'un
à l'autre tant feust sage. Et, en ce meisme au, au moys
d'aoust, dedcns les octaves de l'Assumption Nostre-Dame,
trespassa madame Jehanne, duchesse de Bourgoigne.
Item, en celuy temps, Loys, duc de Bavière, chassoit nu
sanglier parmy un bois ; si chéut de son cheval et mourut,
si comme l'en dit.
XLIV.
Coinenl la granl mortalité commença eiwiron cl dedens Paris,
et dura un an et demi au royaume de France.
L'an de grâce mil trois cens c{uarante-huit, commença
la devant dite mortalité au royaume de France, et dura
environ un an et demi, pou plus pou moins; en lele ma-
nière cjue à Paris mouroit bien jour par autre huit cens per-
sonnes. Et commença ladite mortalité en une ville cham-
pestre , laquelle est appellée Roissi^ emprès Gonnesse ,
environ trois lieues près de Saint-Denis-en-France. El estoit
très grant pitié de veoii" les corps des mors en si grant
quantité; car en l'espace dudit an et demi, selon ce que
aucuns disoient, le nombre des trespassés à Paris monta
(I) A comiiltT de ly, les manuscrits cl Ic/s ('dilions ne dilTèrfiit plus dans
le récit.
486 LES GRANDES CHRONIQUES.
à plus de cinquante mille ; et, en la ville de Saint-Denis, le I
nombre se monta à seize mille ou environ. Et jasoit ce
qu'il se mourussent ainsi habondamment , toutes voies
avoient-il confession et leur autres sacremens (1). Si avint,
durant ladite mortalité, que deux des religieux de monsei-
gneur Saint-Denis chevauchoient parmy une ville, et aloient
en visitacion par le commandement de leur abbé; si vii'ent
en icelle ville les hommes et les femmes qui dançoient
à tambour et à cornemuses et faisoient très grant feste.
Si leur demandèrent les devant dis religieux pourquoy
il faisoient tiex feste. Adonques leur distrent : « Nous
» avons veus nos voisins mors , et si les véons de jour en
» jour mourir; mais pour ce que la mortalité n'est point
» entrée en notre ville, né n'avons pas espérance qu'elle
» y entre pour la léesse qui est en nous, c'est la cause pour-
» quoy nous dançons. »
Lors se départirent lesdis religieux pour aller acomplir ce
qui leur estoit commis. Quant il orent fait tout ce qui com-
mis leur estoit, si se mistrent en chemin pour retourner, et
retournèrent par la devant dite ville, mais il y trouvèrent
moult pou de gens, et avoient les faces moult tristes. Lors
leur demandèrent lesdis religieux : « Où sont les hommes et
(1) Le continuateur latin de Nangis ajoute à la même remarque celle-
fi : « In muUis parvis villis et magnis, sacerdotcs limidi r(!ccdebanl, rcii-
» giosis aliquibus niagis andacibus administratioiiem dimillcntes.... et
» sanctœ sorores donuis Dci (Varisih) niori non limentcs, dulcissimô et
» liumillimc, onini honore postposito , pcrlraclabant, quarum multiplex.
>) numerus diclarum sororum sœpiùs revocatus, pcr niorlem in pace rc-
» quiescit. » Le même écrivain, après avoir dit qu'en Allemagne les Juils
lurent accusés d'avoir empoisonne les sources, ajoute qu'on assuma plu-
sieurs fois en France le même crime sur la têle de clircticns mal renom-
més : « Multi cliam mali chrlsliani fuerunt reperti, ut dicitur, qui similiter
>i vencna per puteos imponebanl; sed, rc verà, talcs intoxicationes, i)0situ
'Mjuod i'act;e fuissent , non potuisseul tanlam plagarn infccisse. » IN'avons-
nouspas vu les mômes soupçons renaiUe, de nos jours^ dans des lircon-
lances presque i>areilk's i'
(I3i8.) PHELIPPE DE VALOIS. 487
» les femmes qui menoient n'a guèies si grant feste en ceste
» ville? » Si leur respondirent : « Hé! biaux seigneurs, le
» couri'oux de Dieu est descendu en gresle sur nous, car si
» grande gresle est descendue sur nous du ciel et venue
» sur ceste ville et tout environ et si impétueusement ,
» que les vins en ont esté tués, et les autres, de la paour
« qu'il ont eue, si en sont mors, car il ne savoient quelle
)' part il deussent aler né eux tourner. »
(1) Item, en l'an dessus dit, furent trièves pluseurs fais en-
tre les deux roys, et à la fin du moys d'aoust d'icel an que
trièves faillirent, un chevalier de Boiugoigne, hardi et che-
valereux, seigneur de Pierre-Pcrtuis (2), appelle monseigneur
Geffroy de Charny, prist et occupa une place assise aux ma-
rois entre Guynes et Calais, appellée l'isle de Couloigne (3).
Et en icelle place fist ledit chevalier bastides et fossés, si et
par telle manière que il s'obliga à la garder, mais qu'il eust
deux cens hommes d'armes, cent arbalestiers et trois cens
piétons. Et par celle isle, le roy de France avoit recouvré le
pays de Merc^ue (4). Et si povoit-on férir des espérons parles
pas qui sont entre Calais et Gravelignes pour empescher que
les vivres ne venissent de Flandres à Calais, et les marchan-
dises. Et aussi, par icelle isle, povoit-l'en oster, par escluses,
à ceux de Calais toute l'eau douce, et la faire tourner par
autre costé, malgré ceux de Calais; et par ainsi le havre de
Calais fust aterris dedens un an. Mais lesdites bastides furent
abatues et ladite isle laissiée des gens au roy de France,
(1) Inédit.
(2) Pierre Perlais. C'est un village de Bourgogne, ù trois lieues d'A-
vallon.
(3) L'isle de Couloigne. Coulognc est encore aujourd'liui un village
entre Guincs cl Caluis.
(i) Merque. J'avoue que je n'ai lias trouvé ailleurs cette désignation ijui
rst la même dans nos chroniiiucs et dans le continuateur IVançois de
Nangis.
488 LES GRANDES CHROX[QUES.
environ quinze jours devant Noël après ensuivant, par un
traictié qui fu fait entre les gens des deux roys. Et furent
trièves prises jusques au premier jour de septembre mil
trois cens quarante-neuf, par si que, entre deux certaines
personnes, dévoient traictier de la paix; et au cas que il ne
pourraient estre à acort , les deux roys promistrent eux
combatre povoir contre povoir, à certain jour et en certaine
place c[ui seroient ordenées par les traicteurs (1).
(2) Item, en celui an mil trois cens c|uarante-huit dessus
dit, environ la saint Andrieu, entra le conte de Flandres
Loys en Flandres par certain traictié fait entre luy et ceux
de Bruges et du pays du Franc ; et fut une pièce à Bruges,
avant ce qu'il eust obéissance de ceux de Gant et d'Ypre. Et
fist faire pluseurs justices en ladite ville de Bruges de plu-
seursqui ne vouloient estre en son obéissance. Et environ le
Noèl ensuivant se mistrent ceux d'Ypre en son obéissance.
(3) Item, la scpinaine devant Pasques flouries, l'an dessus
dit, fist monseigneur Jehan, ainsné fils du roy de France,
duc de Normendie, l'acort entre la contesse de Flandres,
femme du conte qui fu mort à Crecy et mère de celuy qui
estoit pour le temps appelle Loys, et de la contesse de
Bouloigne qui avolt esté fennne de monseigneur Phelippe
de Bourgoigne, fils du duc de Bourgoigne et delà suer de
ladite contesse de Flandres; sur ce que ladite contesse vou-
loit avoir le bail des enfans dudit monseigiieiu- Phelippe et
de la contesse de Bouloigne, quant à la conté d'Artois qui
(1) Au lipu des deux précieux paragraphes inédits qui prccédeut, tous
les manuscrils , à l'oxceplion de celui de Cliarles V, portent : « En ce
» mcismes temps, unes bastides lesquelles avoienl esté [lar messire Gie-
w froy de Charni contre les Anglois, eniprès la tour de Sengatc cl devers
» Guines, afin que les Anglois ne gastassent le i>ays, furent par le roy de
» France deslruictes et despéciées, je ne sai par quel cnorlcmcnt ; quar
» il donna irieves au roy d'Angleterre. »
(2) Inédit.
{^) Inédit.
(1348.) PHELIPPE DE VALOIS.' 489
appartenoit aiixdis enfans. Et aussi fu l'acort de pluseurs
autres descors que les dessus dites contesses avoient en-
semble. Et furent ces acors fais à Sens (1). Et en icelle sep-
maine là mourut Heudes, duc de Bourgoigne, frère de la
royne de France qui estoit venu à ladite ville de Sens pour
ledit traictié (2).
Item, en iceluy temps, mourut Henri, duc de Limbourg,
lequel avoit espousé au Louvre, à Paris, l'ainsnée fille du
duc de Normendie.
Item, en celuy temps, le royaume de Secile fu de rechief
acquis.
Item, en celuy temps, messire Imbert, daulpliin de Vien-
nois, renonça à la gloire du monde depuis qu'il ot vendu au
roy de France son Daulphiné, et prist habit de mendiant à
Lyon-sur-le-Rosne, et fu fait Jacobin ou Frère prescheur.
XLV.
Cornent Charles, premier né du roy el duc de Normendie, s'en
ala prendre les hommages du Daulphiné.
L'an de grâce mil trois cens quarante-neuf, Charles,
ainsné fils du duc de Normendie, s'en ala à Tienne aveques
pluseurs barons du royaume de France , et ileques reçut
les hommages et fu mis en possession dudit Daulphiné. (Et
si prist à femme madame Jehanne, fille du duc de Bourbon.)
Et en ce meisme an, le quart jour d'aoust, le conte de
Foix prist à femme la fille de la royne de Navarre, laquelle
(l)Ici reprennent les éditions gotliiques et tous les manuscrits.
(2) Leconlinuateur françoisde Nangis ajoute ici : " Et environ la Pontlie-
" couste après, commença la mortalité à Sens, à ileins, à Orléans, à
M (>liartres, à Soissons, à Laon et en pluseurs aultres villes où elle n'avoit
» cncores esté. »
490 LES GRANDES CHRONIQUES,
estoit fille de Loys Hutin jadis roy de France et fils de
Phelippe-le-Bel. Et fu la feste faite à Paris, au Temple (1),
et fu le service fait par Hue, évesque de Laon.
En ce meisme nioys, le onziesme jour, c'est assavoir le
vendredi, trespassa madame Bonne, duchesse de Normen-
die, femme de Monseigneur Jehan, premier né du roy de
France et duc deNormendie. Et fu enterrée le dix-huitiesme
jour du moys d'aoust, en l'églyse des suers de Maubuisson,
emprès Pontoise.
Item, en icest an, c'est assavoir le quart jour du moys d'oc-
tobre, lequel fu au lundi, trespassa madame Jehanne (2),
royne de Navarre, fille de Loys Hutin, roy de France. Et
fu enterrée à Saint-Denis en France, aux pies de son père,
et d'encoste messire Jehan, son frère, lequel estoit appelle
roy jasoit ce qu'il ne fust onques couronné, le lundi on-
ziesme jour de décembre.
Item, en celui an meisme, le douziesme jour de décem-
bre devant dit, trespassa (3) madame Jehanne, royne de
France, jadis fille de monseigneur Robert duc de Bourgoi-
gne, et de madame Agnès, fille de monseigneur saint Loys,
et fut enterrée en l'églyse de monseigneur saint Denis, le
dix-septiesme jour de ce meisme mois, c'est assavoir au
juesdy; et son cuer fu enterré à Cistiaux eu Bourgoigne (4).
(1) Au Temple. Variante : Au Louvre.
(2) Jehanne. Femme de Philippe d'Evrcux, qui mourut croisé en Es-
pagne. Elle laissa trois fils et deux llUes. Les fils : Charles, Philippe et
Louis. L'aînée de ses filles, Blanche, deuxième femme de Philippe de
Valois.
(3) Trespassa. « ANostre Dame-des-Champs, prés Paris.» (Continua-
lion françoise de Nangis).
(4) La reine Jeanne de Bourgogne laissoit deux fils : Jean, duc de Nor-
mandie, Philippe, duo d'Orléans; et trois filles, l'une mariée très jeune
à Charles de Navarre (le Mauvais); l'autre mariée à Bernabo, duc de
Milan; la troisième à Edouard, duc de Bar. — La continuation françoise
de Nangis ajoute ici : « Et les entrailles au Moncel, lez le pont de Sainte-
» Messance. »
(1349.) PHELIPPE DE VALOIS. 491
Item, en ce nieisme temps, messire GefFroy de Charny,
chevalier né de Bourgoigne, si fist une convenance aveques
un Lombart (1), par telle manière c[ue ledit Lombart luy
devoit baillier la tour cpii est emprès la ville de Calais, parmy
une certaine somme d'argent. Quant la somme d'argent fu
bailliée , si cuida bien ledit messire GefTroy avoir ladite
tour, car il vit les banières du roy de France qui estoient
sur la tour; mais il ne fist pas bien cautement son marcliié,
car il n'avoit nuls hostages dudit Lombart. Si s'en vint à la
tour, et tantost qu'il approucha, les bannières du roy de
France furent trébuchiées par terre; et soudainement va
issir une grant compaignie d'Anglois bien armés, encontre
ledit messire GefFroy et sa compaignie, en laquelle il avoit
moult de nobles hommes. Quant messire GefFroy vit ce ,
si apperçut qu'il estoit trahi, et lors se commença à defFen-
dre au mieux qu'il pot. Ilecques mourut noblement messire
Henri du Bois , chevalier , mais le sire de Montmorency
si s'enfuy et sa compaignie avec luy honteusement , si
comme l'en disoit communelment. Finablement, ledit mes-
sire GefFroy si ne pot plus soustenir les plaies qu'il avoit
en son corps , si fu pris (2) et présenté sur une table de
fust au roy d'Angleterre qui lors estoit à Calais, et depuis
fu envoie prisonnier en Angleterre.
Item, en ce meisme an, le onziesme jour de janvier,
lequel fu au mardi, le roy de France Phelippe espousa sa
(1) Un Lombard. Aimery de Pavic, qui, suivant Froissant, étoit alors
gouverneur do Calais.
(2) Si fu pris, «i Et monsieur Euslace de Pxibemont, et aucuns aullrcs
» jusqu'au nombre de cinq ou six chevaliers; monsieur Henry Dubos,
>> champenois, Pipin Dicrre (Froissart écrit : De ff'crre), picart, y furent
» mors. » (Continuation françoise de Nangis.) — • Froissart dit de Geoffroi
de Charny : « Là estoit messire Gcflroy do Charny, sa bannière devant lui,
» (le rjueules à trois cscmsons (iarrjeiit. »
492 LES GRANDES CHRONIQUES,
seconde femme, c'est assavoir Blanche (1), jadis fille de la
royne de Navarre derrenièrement au moys d'octobre
trespassce et à Saint-Denis enterrée, et suer de la femme
au conte de Foys ; et fu la feste à Braie-Conte-Robert, pri-
véement plus que en appert.
En ce meisme an, le mardi neuviesme jour du moys de
février, Jehan, ainsné fils du roy de France, duc de Nor-
mendie , espousa sa seconde femme Jehanne , contesse
de Bouloigne, en la chapelle de madame saint Jame, près
de St-Germain-en-Laye ; et fu la feste faite à une ville qui
est appellée Muriaux, près de Meulent (2). Laquelle con-
tesse de Bouloigne avoit esté femme de monseigneur Phe-
lippe, fils du duc Heudes de Bourgoigne, lequel monsei-
gneur Phelippe avoit esté mort de sa mort natn relie devant
Aguillon, lorsque ledit duc de Normendie y estoil à siège
l'an mil trois cens quarante-six. Laquelle contesse avoit
esté fille du conte de Bouloigne Guillaume et de la fille de
Loys, conte d'Evreux; et tenoit ladite contesse de Bouloigne
tant de son héritage que de l'héritage de deux enfans qu'elle
avoit dudit Phelippe de Bourgoigne, le duché de Bourgoigne
et les contés d'Artois, de Bouloigne et d'Auvergne, et autres
terres pluseurs.
Incidence de ceux qui se batoient. — Item , en celuy an
mil trois cens quarante-neuf dessus dit, au moys d'aoust,
s'esmut au royaume de France en aucunes parties , des
gens qui se batoient de courgies de trois lanières, en
chascune desquelles lanières avoit un neu ; auquel neu
avoit quatre pointes ainsi comme d'aiguilles ; lesquelles
pointes estoient croisiées par dedens ledit neu, et pairoient
dehors en quatre costés dudit neu ; et se faisoient seingnier
(J) Blanche. « Laquelle esloildc dix-huit ans ou environ. » (Conlinua-
lion françoise de Nangis.)
(2) Le reste du chapitre est inédit.
(13A9.) PHELIPPE DE VALOIS. -SO-l
en eux bâtant, et faisoient pliiseuvs sérimonies tant comme
il se batoient avant et après; et ce faisoient en place com-
mune en cliascune ville où il estoient, deux fois de jour,
par trente-trois jours et demi ; et ne demouroient en ville c{ue
un jour et une nuit, et portoient croix merveilles en leur
cliapeaux de feustre, et en leur espaules, devant et derrière.
Et disoient qu'il faisoient toutes les choses qu'il faisoient
par la revelacion de l'angle. Et tenoient et créoient que leiu'
dite penance faite par trente-trois jours et demi, il demour-
roient purs, nés, quictes et absous de tous leur péchiés,
ainsi comme il estoient après leur baptesme. Et vindrent
ceste gent en France premièrement de la langue thioise,
comme de Flandres, de Brebant et de Hainaut, et ne pas-
sèrent point Lille, Douay, Bethune, Saint-Omer, Tournay,
Arras et es marches d'environ les frontières de Picardie.
Mais assez tost après s'en esmurent pluseurs, et par pluseurs
tourbes, de Lille, de Tournay et des marches d'environ, et
vindrent en France jusciues à Troies en Chanipaigne, jus-
ques à Rains et es marches d'environ, mais il ne passèrent
point plus en avant, car le roy de France Phelippe si manda
par ses lettres qne l'en les préist par tout son royaume ou
l'en les trouveroit faisant leur sérimonies. Mais non obstant
ce, il continuèrent leur folie et multiplièrent en celle erreur,
en telle manière que dedens la Noël ensuivant qui fu l'an
mil trois cens c]uarante-neuf, il furent bien huit cens mille
et plus, si comme l'en tenoit fermement : mais il se tenoient
en Flandres , en Hainaut et en Brebant; et y avoit grant
foison de grans hommes et de gentilshommes (1).
(1) La continuation françoise de Nangis offre en cet endroit la trans-
cription latine, 1° de la lettre prétendue que les Flagellans de Bruges
disoient avoir reçue d'un ange de Dieu; 2» des articles, rédigés de deux
manières différentes, des statuts qu'ils envoyèrent au chapitre de Tournay
pour en obtenir l'approbation; 3" des aiticles prêches par un frère de
42
494 I ES GRANDES CHRONIQUES.
XL VI.
Du granl pardon de Rome que le pape Clcmenl ollroia; et de la
mort dit roy Phelippe de Valois.
L'an de grâce mil trois cent cinquante, le pape Clément
ottioia plaine indulgence à tous vrais confès et repentans
qui, de cinquante en cinquante ans, visiteroient en pèleri-
nage à Rome les glorieux apostres saint Pierre et saint Pol.
En ce meisme an , le treiziesme jour du moys de
juing , furent trièves données à un an, et endementres
dévoient estre messages envoies de par le roy de France et
le roy d'Angleterre à la court de Rome pour traictier de la
paix et proloingnier les trièves. Ces choses furent faites
es champs devant Calais; présens, de par le pape, deux
arcevesques de Bracherantes et de Brindis ; de par le roy de
France, l'évesque de Laon et Gille Rigaut, abbé de Saint-
Denis en France, aveques aucuns nobles; et^ de par le roy
d'Angleterre, l'évesque de Norwic, aveques aucuns autres
d'Angleterre de par ledit roy envoies.
Item, en icest an, une ville qui est appellée Loudun si
fu prise des Anglois en la feste monseigneur saint Jehan-
Baptiste.
Item, en l'entrée du moys d'aoust ensuivant (se combati
monseigneur de Caourse et pluseurs autres chevaliers et
escuiers, jusqucs au nombre de cent vint hommes d'armes
ou environ , contre le capitaine pour le roy d'Angleterre,
en Bretaigne , appelle messire Thomas Dagorn , Anglois ,
Liège devant le peuple,- 4o de leurs cérémonies et superstilions; 6ocnfin,
en François, « la teneur de deux prières qu'ils disoient en chantant, quant
» ils se battoient de leurs escourf;ics. » La première de ces deux prières a
clé publiée par ftL Mazurc, bibliothécaire de Poitiers, d'après notre ma-
nuscrit.
(1350.) PHELIPPE DE VALOIS. 495
devant un chastel appelle Auroy; et) fu ledit mesire Thomas
desconfit à mort et toutes ses gens, jusques au nombre de
cent hommes d'armes ou environ.
En ce meisme an, le dimenche vint-troisiesme jour dudit
moys d'aoust, ledit roy Phelippe mourut à Nogent-le-Roy,
près de Coulons, et fu aporté à Notre-Dame de Paris, le
juesdi ensuivant, elle samedi ensuivant fu enterré le corps
à Saint-Denis , au costé senestre du grant autel (1) , et les
entrailles en furent aux Jacobins de Paris, et le cuer fu
enterré à Bourfontaine en Valois.
Au temps de ce roy Phelippe fu moult de exactions et de
mutations de monnoies moult grièves au peuple, lesquelles
n'avoient onques esté veues au royaume de France.
A iceluy roy fu pluseurs seurnoms de diverses personnes
imposés (2). Premièrement il fu appelle Phelippe-le-For-
tuné. Car si comme aucuns disoient, fortune (Sjl'avoit eslevé
au royaume, et estoit grant admiracion à pluseurs cornent
trois roys si très biaux estoient, en l'espace de treize ans,
mors l'un après l'autre (4). Secondement, il fu appelle Phe-
lippe-l'Hevu-eux, car, au commencement de son royaume, il
ot glorieuse victoire des Flamens. Tiercement, il fu appelle
Phelippe-le-Très-bon-Crestien, car il aimoit et doubtoit
Dieu, et si honnoroit à son povoir sainte églyse. Quarte-
ment, il fu nommé Phelippe-le-Vray-Catholique, car, si
comme de luy est escript, il le monstra parfait et par dit
en son vivant; premièrement par dit, comme monseigneur
(1) Variantes : « Emprcs la royne Jehanne, sa femme première. »
(2) Au lieu de cette phrase, les éditions imprimées portent : « A icclui
>. furent plusieurs servam lesquels estoient adversaires personnes. »
(3) Fortune. Sort, hasard, aventure.
(4) La France a vu trois branches royales finir ainsi. !<> Louis X, Phi-
lippe-le-Long et Charles-lc- Bel ; 2° François II, Charles IX et Henry III;
3o Louis XVI, Louis XVIII et Charles X. Mais l'analogie seroit encore
plus parfaite si l'on pouvoit dire qu'aucune goutte n'est échappée du sang
de ce dernier roi.
49G LES GRANDES CHRONIQUES.
Jehan, son ainsné fils et duc de Normendie, fust moult
grief ment malade en la ville de Taverny, en l'an mil trois
cens trente-cinq, et par telle manière que tous les médecins
qui là estoient ne savoient plus que faire né que dirç, fors
seulement attendre la volenté de Notre-Seigneur. Lors le
bon roy, comme bon catholique et vray, mist toute son
espérance en Dieu, et dist ces paroles à la royne et à ceux
qui là présens estoient : « Je vous prie que s'il muert, que
» vous ne l'ensevelissiez pas trop tost : car j'ay ferme espé-
» rance en Notre-Seigneur et es mérites des glorieux sains
» qui tant dévotement en ont esté requis, et es prières de
>) tant de bonnes gens qui en prient et ont prié, que se il
» estoit mort, si seroit-il ressuscité. » Si puet-on veoir, par
dit, coment il avoit ferme foy en Jhésvicrist et en ses sains.
Après, par fait, comme en son temps, c'est assavoir en l'an
mil trois cens trente-un, le pape Jehan XXII eust preschié
publiquement à Avignon une très grant erreur de la divine
vision; et finablement ceste erreur eust esté preschiée en la
ville de Paris par deux maistres eu théologie, l'un Corde-
lier et l'autre Jacobin, envoies de par ledit pape, si comme
l'en disoit, l'an mil trois cens trente-trois, de laquelle pré-
dication ou opinion il sourdi très grant murmure, ainsi
comme par toutes les escoUes de Paris ; ■ — si avint cj[ue le bon
roy oï parler de ceste chose : si luy en desplu moult, et
manda tantost dix maistres en théologie et aucuns en droit
et en décrés, et leur demanda leur opinion de celle nouvelle
prédicacion qui avoit esté publiée es escolles. Lors luy res-
pondirentque ce seroit grant péril et mal fait de la souffrir,
car ce estoit par erreur et contre la foy. Assez tost après, le
bon roy fist une convocacion moult grant au bois de Vin-
ciennes, en laquelle convocation il y ot maistre en théologie
en grant quantité et aucuns autres en décret. Et si ot plu-
seurs évesques et abbés. Et fu le maistre appelle qui celle
(1350.) PHELIPPE DE VALOIS. 497
erreur avoit preschiée à Paris, auxquels le roy, en sa propre
personne, comme désirant de la foy deffendre, fist deux
questions ; la première fu telle , à savoir mon se les âmes
des sains voient, dès maintenant, la face divine? la seconde
si fu, à savoir mon se ceste vision, de laquelle il voient
présentement la face de Dieu, faudra au jovu- du jugement
qu'il en doie venir une autre vision. Lors, fu déterminé de
tous les maistres que la benoite vision que les sains ont à
présent est et sera perdurable. A laquelle déterminoison
ledit maistre s'acorda et non pas de très bon gré, mais ainsi
comme contraint. Adonques fist faire le roy trois paires de
lettres de ladite déterminoison et furent scellées de trente
sceaux de maistres en théologie qui là présens estoient,
desquelles le roy en envoia vme partie au pape et luy manda
qu'il corrigast tous ceux qui tendroient l'opinion contraire
de ce qui avoit esté à Paris par les maistres déterminé.
Si povoit-on veoir, par fait, coment le bon roy Phelippe
fu vray catholique , et non pas sevdement pour les deux
choses dessus récitées, mais par pluseurs autres. Pourquoy
Notre-Seigneur voult que il eust paine et tribulacion en ce
monde, afin qu'il peust aveques luy régner après la mort
pardurablement. Amen.
Cy finenl la vie et les fais de PhcUppe-dc-f^alois.
ADDENDA.
I. Pag. 107. Note i.
Je me suis trompé gravement dans cette note, en faisant un crime aux
auteurs de glossaires d'avoir enregistré le mot gehiiie dans le sens de
prison, chartre. Il appartient réellement à la bonne vieille langue fran-
çoise. On a dit aussi gaaine dans le même sens.
II. Page )44. Note 2.
Cette noie renvoie à une parenthèse que le correcteur a jugé à propos
de supprimer dans le texte ; elle dcvoit partir du commencement de la
phrase de la ligne sepiième, et se poursuivre jusqu'à la ligne anie-pénul-
liémc de la même page.
III. Page 174. Note.
Si l'origine que je donne au proverbe attendez-moi sous l'orme ne
paroit pas bonne, on n'en conviendra pas moins que cette façon de parler
dut venir de l'usage de planter un ou deux ormes à chacune des
entrées de la ville. Quiconque arrivoit trop tard aux portes, soit pour
répondre à un rendez-vous, soit dans l'espérance d'entrer promptement
dans la ville, se voyoit forcé û' attendre sous l'orme et, le plus ordinai-
rement, en pure perte.
IV. Page 221, (Fin de la grande note.)
Voici les paroles de M. Michelet :
« Louis à son avènement fit étrangler sa femme , afin de pouvoir se
» remarier, Blanche, restée seule en prison, fut bien malheureuse. —
» Elle fut , dit brutalement le moine historien, engrossée par son geôlier
» ou par d'autres. Il passe outre avec une cruelle insouciance. Peut-être
» aussi n'ose-t-il en dire davantage. D'après ce qu'on sait des princes de
« ce lemps, on croirait aisément que la pauvre créature, dont la pre-
» mière faiblesse n'était pas bien prouvée, fut mise à la discrétion d'un
» homme chargé de l'avilir. »
Cette citation offre, il faut l'avouer, le résumé des défauts du travail
de M. Michelet. Toutes les sources historiques sont employées, mais
arbitrairement interprétées et parfois inexactement citées. Certes, le
moine historien est bien loin de parler aussi brutalement; j'ai reproduit
ses expressions page 221. D'ailleurs, pour se remarier, Louis X n'avoit
pas plus besoin de faire étrangler sa femme que Gharles-le-Bel de
déshonorer la sienne. — Le quidam serviens custodiœ deputato ne signifie
pas le geôlier de Blanche, mais l'un des gentilshommes chargés de sa
garde. Supposer qu'oH eût besoin d'avilir Blanche, déjà condamnée et
suffisamment avilie par sentence du parlement, c'est confondre les épo-
qucs et rappeler bien mal à propos l'anecdote que Tacite a contée de la
fille de Séjnn. Charlcs-Ie-Bcl, devenu roi, obtint la nullité de son premier
mariage : mais pour l'obtenir il se garda bien d'alléguer des motifs de ce
genre.
Au reste, les défauts que je ne crains pas de signaler n'empêclient pas
que le travail de M. Michelet ne soit le plus précieux et môme le plus
remarquable que l'on ait entrepris de notre temps sur l'histoire de Franco.
Cet habile écrivain a du moins le courage de trouver dans nos annales
quelques beaux endroits, quelques nobles faits et quelques grands carac-
tères. On lui doit de la reconnaissance pour n'avoir pas systématique-
ment déprécié les anciennes mœurs, les anciennes lois, les anciens héros
de la patrie. J'oserai même ajouter que si, nouveau Niebuhr, M. Mi-
chelet revient un jour avec sévérité sur sa première inspiration, il pourra
doter la France d'une véritable histoire. Déjà dans ce qu'il a publié on
reconnoit plusieurs beaux fragmens d'un monument national : puisse-t-il
un jour les réunir, les coordonner et surtout les séparer de tout ce qui
les dégrade et les déshonore !
V, Page 230. Note.
Il faut d'abord ajouter que cet important passage et l'alinéa suivant
éloienl restés inédits. Puis, dans cet endroit de la deuxième ligne de la
page suivante : Receu fu des Flameus, il faut retrancher le/«.
VI. Page 305.
On a tant disputé sur les droits respectifs de Philippe de Valois et
d'Edouard III à la succession de Charles-lc-Bel, que nous croyons devoir
ajouter ici le début de l'histoire de Philippe de Valois , tel que les édi-
tions gothiques l'ont imprimé. Il offre quelques circonstances de plus que
le texte que nous avons préféré d'après les meilleurs et les plus nombreux
manuscrits :
K Après la mort du roy Charles qui bel fu appelle, lequel avoit laissé
» la royne Jehannc sa femme grosse, furent assemblés les barons et les
11 nobles à Iraicter du gouvernement du royaulme. Car, comme la royne
n de France fust grosse, et on ne savoit quel enfant elle devoit avoir, il
j> n'y avoit celluy qui osast à soy applicquer le nom de roy. 3Iais seullc-
» ment estoit question entr'culx, auquel comme au plus prochain devoit
n eslre commis le gouvernement du royaulme; mesmcmcnt comme au
n royaulme de France femme ne succède pas personnellement en
>■ royaulme.
« Si disoient les Anglois qui présens estoient pour le roy d'Angleterre
» tant comme le plus prochain et nepvcu du roy Charles à luy devoit venir
" le gouvernement du royaulme. Etmesmement le royaulme, se la royne
» n'avoit hoir maie, et non pas à Phclippe de Valois qui n'estoit que cou-
i> sin germain. Dont plusieurs docteurs en droit canon et en droit civil
n qui prcsens estoient , disoient que à Edouart appartenoit le gouver-
.1 nement comme au plus prochain. Adoncques fu argué à rencontre do
» ceux qui pour le roy d'.\ngleterrc là estoient et contre l'oppinion d'au-
» cuns docteurs ol leur fu dit que la piochainelé que le roy d'.\nglclorrc
B devoit avoir ou soy disoit avoir ou royaulme de France ne luy vcnoil
» fors que de par sa mère, laquelle avoil este ûlle duroy Plielippe-le-Bel.
» Et la coustuine de France loule commune csi que lemnie ne succède
» pas au royaulme de France, nonobstant qu'elle soit la plus prochaine
» en lignaige. El encore fu argué qu'il n'avoit oncques esté veu né sceu
» que le royaulme de France eust eslé soubmis au roy d'Angleterre né à
» son gouvernement. Et mesmcmcnt que ledit roy d'Angleterre est vassal
» du roy de France et tient de luy grant partie de la terre que il a pardessa
» la mer. Ces raisons oïcs et pluseurs autres par lesquelles le roy d'An-
» gleterrc ne devoit pas venir au gouvernement du royaulme, nonobstant
» qu'il fust le plus prochain de par sa femme au roy Charles; il fu conclu
» par aucuns nobles etmesmemenl par niessire Robert d'Artois, si comme
» l'en disoit, que à niessire Phelippe de Valois, fds de messire Charles
» de Valois, devoit venir le gouvernement du royaulme de France, comme
» plus prochain par ligne de hoir maie. Et lors fu appelle régent du
» royaulme de France et de Navarre. Et receut les hommages du
» royaulme de France et non pas de Navarre. Car Loys, conte d'Evreux,
» à cause de sa femme, fille du roy Loys Hustin, ainsné fils du roy Phe-
« lippe-lc-Bel, disoit à luy appartenir ledit royaulme de Navarre, pour la
» cause de la mère de sa femme. Laquelle avoit este femme du roy Phe-
). lippe-le-Bel. Mais la royne Jehanne de Bourgoigne disoit le contraire,
» et que à sa fille, femme du duc de Bourgoigne, devoit appartenir. Car
i> son père estoit vestu de tous les drois dudit royaulme quant il mourut.
» Semblablement la royne Jehanne d'Evreux disoit que à sa fille apper-
•> tenoit par plus forte rayson. Et là eut moult grant altercation de l'une
» partie contre l'autre et demoura ainsi la chose une pièce de temps en
» suspens. »
FIN DU CINQUIEME VOLUME DES GRANDES CIIRONIQUE.S DE FRANCK.
DC
yjyj Chroniques de Saint-Denis
50 Les grandes chroniques de
C5 France
1836
t. 5
PLEASE DO NOT REMOVE
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